dimanche 11 février 2018

J'aurai ta Pau, Cesare Battisti

A la faveur d'une pêche improbable dans une boîte à livres, j'ai (re)passé un moment avec Le poulpe, le héros de la série éponyme créée par Jean-Bernard Pouy. Le poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, enquêteur improbable, habitué du café au Pied de porc à la Sainte-Scholasse, renifleur  hors pair d'affaires louches, amant de la belle Cheryl et ami à la vie à la mort de Pedro, antifranquiste et imprimeur de talent (pratique pour les faux papiers et les armes de contrebande).

Le poulpe, c'est toute ma jeunesse, je l'ai connu étudiante, à un festival du polar, me suis laissé emprisonner dans ses tentacules parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, à l'époque. J'ai une tendresse particulière pour les poulpes de Didier Daenincx, Nazis dans le métro et Ethique en toc (qui porte sur l'incendie de la bibliothèque universitaire de Lyon II). J'avais aussi bien aimé La petite ecuyère a cafté, de Jean-Bernard Pouy, et Les Pis Rennais, de Pascal Dessaint, et ensuite, j'ai décroché.  Je saturais de toute cette noirceur, qui me minait. Et puis ce style lourdingue et ces intrigues compliquées, la répétition des personnages et des situations, ça suffisait. C'est comme ça que j'ai arrêté.

Et puis hop, 20 ans plus tard, je tombe sur J'aurai ta Pau, bien planqué au fond du bac. Vu que c'est Cesare Battisti, ça sent le souffre, et je trouve rigolo de revenir au poulpe après tout ce temps. Et puis, je me demandais ce que devenait Battisti. Je vois sur Wikipedia qu'il n'a toujours pas réglé ses problèmes de statut et de fugitif. A plus de 60 ans, quelle vie.

Mais revenons à la lecture de J'aurai ta Pau, livre court, mais pas très efficace question intrigue. Je trouve que ça a mal vieilli, ces histoires de notables de province qui tiennent tout, de l'usine du coin à la mairie en passant par le commissariat et le trafic de stups. Je n'arrive même plus à y croire un tout petit peu, le tout petit peu nécessaire à une concentration sans faille sur l'intrigue. 

Ca existe sûrement encore, mais on y croit plus, peut-être parce que des intrigues politico-affairistes, on en bouffe toute la journée, et pas que localement, de nos jours.

En plus, dans celui-là, on croise à peine Cheryl et Vlad.

Une déception donc, malgré mon amitié pour la cité de Pau, dont Minerva est originaire. La confirmation qu'il ne faut jamais revenir aux anciennes amours, on est toujours déçu.e.

Petite citation quand même, pour la route, qui est longue jusqu'aux Pyréenées :
"Gabriel regarda l'heure, la Lilly allait exploser dans exactement huit minutes. Il sourit, les dents serrées, parce que, pour quelqu'un qui joue sa vie sur un coup de dé, c'est déjà beaucoup qu'il ne le fasse pas avec des larmes dans les yeux. Il glissa sa main dans sa poche et répandit sur le bureau une poignée de petits éléphants roses. Le tic de Cuomo entra de nouveau en action.
_ La brigade des stups est déjà sur place et si je ne sors pas d'ici il faudra ajouter le meurtre de flics à votre CV.
Cuomo le regarda incrédule, hocha la tête et éclata de rire.
Gabriel sentit quelque chose de froid et de dur contre sa nuque. Au même moment, il vit la silhouette d'une mitraillette passant la porte."

Cesare Battisti, J'aurai ta Pau, Librio noir, 1997, p. 92




jeudi 11 janvier 2018

La fin de l'homme rouge, Svetlana Alexievitch

Livre magistral. Une claque politique pour qui s'intéresse à la fin de l'URSS, qui cherche à comprendre la Russie d'aujourd'hui, Poutine, les oligarques et la guerre en Tchétchénie, ou le conflit du Haut-Karabagh. Une claque émotionnelle pour tous ceux qui sont sensibles aux fins, aux moments de transition d'un monde à l'autre.

Il s'agit moins d'un roman que d'un recueil de témoignages agencé de façon à montrer la réalité soviétique, ses bonheurs et ses horreurs, et l'abîme qu'a représenté la fin de cette réalité. Les illusions perdues. L'impression de se faire avoir à tous les coups, de subir et souffrir. Continuer malgré tout. Continuer parce que les petites gens toujours continuent. Parce que c'est la grandeur et le destin du peuple russe.

Une longue complainte russe, rude, cruelle, dont on ne voit pas la fin... ça dure près de 700 pages, quand même.




Extraits :

"... Dès qu'on a donné un peu de liberté, on a vu surgir de partout le mufle de la bourgeoisie. Pour Akhromeïev, un ascète et un homme désintéressé, cela a été un choc. Un coup en plein coeur. Il n'arrivait pas à croire que le capitalisme pouvait s'installer chez nous. Avec notre histoire soviétique, avec notre peuple soviétique... (Une pause). Je revois encore des scènes... Une jeune fille blonde qui se promène dans la datcha de fonction où il vivait avec sa famille de huit personnes, en criant : "Non, mais regardez ça ! Deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ! C'est qui, ce maréchal Akhromeïev, pour avoir deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ?" Maintenant, on ne dit plus rien, on ne parle plus de ce genre de choses... Question datchas, appartements, voitures et autres privilèges, tous les anciens records ont été battus depuis longtemps... Des automobiles de luxe, des bureaux meublés à l'occidentale, des vacances non en Crimée, mais en Italie... Nous, dans nos bureaux, nous avions des meubles soviétiques, et nous nous déplacions dans des voitures soviétiques. Nous portions des costumes et des chaussures soviétiques. Khrouchtchev venait d'une famille de mineurs... Kossyguine était d'origine paysanne... Comme je l'ai déjà dit, ils étaient tous issus de la guerre. Leur expérience de la vie était limitée, bien sûr. Il n'y avait pas que le peuple qui vivait derrière un rideau de fer, les dirigeants aussi... Nous étions tous comme dans un aquarium.  (Une pause).  Encore une fois... Peut-être que c'est un petit détail, mais la disgrâce du maréchal Joukov, après la guerre, n'était pas due seulement à la jalousie de Staline pour sa gloire, mais aussi à la quantité de tapis, de meubles et de fusils de chasse qu'il avait rapportés d'Allemagne et qu'il entreposait dans sa datcha. Même si toutes ces richesses auraient pu tenir dans deux camionnettes... Mais un bolchevik ne pouvait pas posséder autant de choses... Cela paraît ridicule, maintenant".

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 191-192



"Le camp, pour eux, c'était un travail ! Ils étaient des fonctionnaires ! Et vous venez me parler de crimes ! De l'âme et du pêché. Ceux qui étaient enfermés, c'était le peuple. Et ceux qui les envoyaient dans les camps et qui les gardaient, c'était aussi le peuple, pas des occupants ni des gens venus d'ailleurs, non. Le même peuple, le nôtre. Notre peuple à nous. Maintenant, tous le monde a enfilé sa tenue de bagnard. Ils sont tous des victimes. Le seul coupable, c'est Staline... mais réfléchissez un peu... C'est une simple question d'arithmétique. Ces millions de zeks, il fallait bien les traquer, les arrêter, les interroger, les transporter, leur tirer dessus s'ils sortaient des rangs. Il y avait bien des gens pour le faire ! On les a bien trouvés, ces millions d'exécutants..."

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 373



Des Tadjiks vivant à Moscou :
"_ C'est bien Moscou, il y a beaucoup de travail ici. Mais on a tout le temps peur. Quand je marche dans la rue tout seul, même pendant la journée, je ne regarde jamais les jeunes dans les yeux, ils seraient capables de me tuer. Il faut prier tous les jours...
_ Dans mon train de banlieue, trois types se sont approchés de moi... Je revenais du travail. "Qu'est-ce que tu fous ici ? _ Je rentre chez moi. _ C'est où, chez toi ? Qui t'a demandé de venir ici ?" Ils ont commencé à me taper dessus. Ils criaient : "la Russie aux Russes ! Vive la Russie"."

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 556  

vendredi 8 septembre 2017

Amour

Une fois, l'année de mes 17 ou 18 ans, j'étais en vacances chez Esméralda et Phœbus, ma tante chérie et son mari. C'était cool. On allait à la plage tous les jours avec mes cousins et quand on en avait marre, pour se rafraîchir, on allait à la patinoire.

Un soir, on est rentré et on a vu qu'Esméralda avait rapporté un cadre de la cave. Dedans, elle avait posé une grande photo, la photo d'un homme, un berger vêtu d'un chapeau, d'une chemise à carreaux et d'un pull en laine. Il regardait au loin, dans un paysage de montagne. 

La photo, en noir et blanc, était très belle, l'homme ténébreux, la lumière très pure. Elle nous demandait où cette photo serait mieux : "ici dans le salon ? Là-bas dans le couloir ?" Dans la chambre, hum, pas sûr. On aurait dit qu'elle se préoccupait du destin d'une œuvre d'art, avec le soin habituel qu'elle met à faire les choses quotidiennes (repas, courses, repassage, maquillage etc.). Tout allait pour le mieux.

Un peu plus tard, Phœbus est rentré et Esméralda s'est mise à lui parler de cette photo qu'elle voulait accrocher au mur. Elle aurait besoin de son aide, il maniait la perceuse mieux qu'elle. Lui n'écoutait pas vraiment, au début. Jusqu'à ce qu'elle arrive près de lui, avec la photo, qu'elle dise : "c'est celle-là". Alors là, il a réagi, s'est fâché : "comment, mais jamais je ne mettrai la photo de cet abruti chez moi ! Un type qui drague ma femme sous mes yeux, comment a-t-il osé ? Tu m'avais pas dit qu'il t'avait donné cette photo, non mais pour qui il se prend, et puis elle est moche, sa photo, de toutes façons ! "

Elle, souriante, mi-amusée, mi-déçue, expliquait que c'était un cadeau, on la sentait contente, quelque part, qu'il soit jaloux...  Lui levait les yeux au ciel, pas très sérieusement non plus, ils jouaient la comédie de la scène de ménage. Ils vérifiaient comme ça qu'ils s'aimaient.

C'était drôle et charmant. Rien à voir avec les disputes féroces entre mes parents, qui étaient comme des mises à mort, terribles, destructrices ; parfois, je m'endormais en pensant que l'un des deux ne serait plus là le lendemain.

C'est avec Esmeralda et Phœbus que j'ai un peu entrevu ce que c'est, un couple. Pas un couple mort, comme la plupart des couples, qui ne vivent que par leurs frustrations et leurs insatisfactions, se les balancent à la gueule jusqu'à ce que mort s'en suivre. 

Un couple complice, un couple vivant, sans en faire des tonnes non plus.

30 ans plus tard, avec quelque chose comme 45 ans de mariage au compteur, Esmeralda et Phœbus s'aiment encore, et je suis émue rien que d'y penser. Je viens de les voir, en photo, en montagne, j'ai senti les larmes monter. J'ai pensé à la photo du berger, une dispute qu'ils ont sûrement oubliée.

La photo est aussi un hommage à Bernard Grange, le photographe de Valloire. J'aime les Alpes, je les aimerai toujours.  

mardi 15 août 2017

Plongeon

"Votre regard est tourné vers l'extérieur, et c'est d'abord cela que vous ne devriez désormais plus faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n'y a qu'un seul moyen : plongez en vous-même (...). Avant toute chose, demandez-vous à l'heure la plus tranquille de votre nuit : est-il nécessaire que j'écrive ? Creusez en vous-même en quête d'une réponse profonde. Et si elle devait être positive, si vous étiez fondé à répondre à cette question grave par un puissant et simple : "Je ne peux pas faire autrement", construisez alors votre existence en fonction de cette nécessité".

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 17 février 1903