mardi 20 décembre 2016

Berlin

Hier donc, c'était Berlin. Une dizaine de morts et une cinquantaine de blessés au marché de Noël.

Un peu avant, Ankara, l'ambassadeur de Russie en Turquie, j'ai pensé à l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand. Au fait qu'au moment du déclenchement de la première guerre mondiale, les Européens continuaient leur vie comme si de rien n'était, la plupart dansaient et chantaient et ripaillaient. Ils ne se doutaient de rien. Nous, on se doute mais on ne fait rien.

Juste un peu avant encore, Istanbul, double attentat, une cinquantaine de morts et environ 150 blessés. La liste est longue. Les Etats sont impuissants. Nous sommes impuissants.

Après, j'ai pensé aux ailes du désir, un très beau film, auquel je n'avais pas compris grand chose dans les années 1980. Il ne me laisse que peu de souvenirs, je ne l'ai jamais revu. Je me souviens juste avoir adoré regarder ces anges humains au-dessus de la ville, si élégants avec leurs pardessus et les ailes sur le dos. On en aurait bien besoin, là. 

dimanche 6 novembre 2016

Pour trois couronnes, roman

Pour trois couronnes
Pour trois couronnes, de François Garde, est un roman auquel on s'accroche de bout en bout. On aura voyagé beaucoup, de New York où commence l'histoire à Bourg-Tapage, une île française (imaginaire mais tellement réelle) des mers australes, en passant par Dijon, Paris et Beyrouth. Et on se sera posé bien des questions sur la vie, l'héritage, la construction politique des repères "identitaires", la guerre civile, le vol, le temps qui passe aussi. Le roman commence par un étrange récit de jeunesse : un homme d'affaires, qui vient de mourir, laisse un petit texte relatant un épisode de ses 20 ans. Il était marin, avait fait escale dans un port, s'était vu aborder par un type qui lui avait demandé rien moins que de coucher avec une femme inconnue, contre de l'argent... Le marin avait obtempéré, couché avec la femme masquée, obtenu 3 couronnes d'or, puis il avait repris le bateau, s'était installé aux Etats-Unis où il avait fondé une compagnie de commerce maritime.

Le temps s'est écoulé, l'homme d'affaires français vivant aux Etats-Unis est mort, après avoir amassé une impressionnante fortune. Sur requête de sa veuve, un "curateur aux documents privés", profession inventée par le narrateur et qui consiste à trier les documents et affaires personnelles des personnes décédées,  s'attelle à enquêter sur l'épisode de jeunesse. C'est plein de détails passionnants sur les recherches dans les archives et les enquêtes auprès de témoins ou de spécialistes de tel ou tel sujet. De recoupement en recoupement, le narrateur/curateur reconstitue l'itinéraire du marin devenu homme d'affaires. Il se retrouve à Bourg-Tapage, une société insulaire non seulement hiérarchisée socialement, mais surtout fortement clivée politiquement entre "insulaires" et "non insulaires". Des affrontements violents, une guerre civile, ont eu lieu il y a peu. Les cendres du conflit du temps des "Troubles" ne sont pas éteintes.

On lit des pages formidables sur la construction des clivages politiques, qui résonnent avec une grande justesse. Par exemple, p. 130 :

"Je ne connais pas de douleur plus brutale et plus intime que cet effroi : entendre un politicien annoncer que vous n'êtes pas d'ici. Il ne parle pas de vous chasser, de vous exclure, de vous menacer. Il dit, simplement, et devant une foule qui trépigne de joie et applaudit, que tels et tels ne sont pas d'ici, et vous savez en l'écoutant, et chacun sait que vous faites partie de ceux qu'il signale ainsi. Lui et les siens se sont donné le droit de trier, de trancher dans ce qui était indifférencié jusqu'alors, de séparer, de se mettre, eux, du bon côté, du côté des gens d'ici. Et vous, de l'autre côté de cette barrière qu'ils viennent d'inventer : ailleurs, n'importe où, mais pas avec ceux d'ici.
Vous, bien sûr. Et pas davantage votre père âgé, votre soeur, le voisin du fond du jardin, l'épicier, le chauffeur, l'institutrice.
Et pourtant, d'une manière absolue et craintive, vous savez que sans avoir à demander d'autorisation à quiconque, vous êtes d'ici, vous ne pouvez pas ne pas l'être. Vous y êtes né. Tout ce que vous possédez est ici, et tous vos amis, vos projets, vos souvenirs, vos ambitions, vos remords."

Et puis, parfois, on lit comme un aphorisme :

"Une vie, ce n'est pas seulement la somme des choix que l'on a faits. Elle est cette somme, multipliée par le regard des autres, et divisée par le coefficient indescriptible du hasard."


François Garde, Pour trois couronnes, Folio


Le trouble procuré par le livre vient de ce qu'il est étrangement plausible. Très bien documenté ou très bien imaginé, on ne sait. Et chaque épisode maintient sur le qui-vive.

mercredi 19 octobre 2016

Encore une lectrice

Un tableau beau et apaisant, la lectrice s'endort sur son livre. 

Oeuvre d'Emma Irlam Briggs (1867-1950) intitulée "A book at bedtime". 

dimanche 9 octobre 2016

Au-delà des murs (un peu de pub)


Le site est très moche et accessible seulement sur inscription, l'url illisible, mais j'aime bien le principe de cette entreprise, qui consiste à inventer ou produire des choses qui protègent les livres ou permettent de les consulter plus confortablement : petits coussins marque-pages, lutrins, doux supports de lecture... Ils peuvent être fabriqués dans le tissu de son choix et sur-mesure. 
C'est facile de s'inscrire et c'est ici :  http://www.audeladesmurscreations.com/?code_lg=lg_fr&num=12&type=39

dimanche 2 octobre 2016

Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev

Un livre bouleversant. Rare. Cela raconte l'histoire d'une mère mourante, Hemda, et de ses deux enfants, la fille Dina, qui n'a pas été aimée de sa mère ; et le fils, Avner, qui a été adoré de sa mère. Cela se passe à Jerusalem et pourtant c'est universel. Ca parle des choix de vie qu'on fait sans trop savoir, et qu'on n'arrive pas à défaire après ; une fois qu'on est marié, parent, amoureux ou plus amoureux. Ca parle des relations qu'on a dans les familles, du mélange d'amour et de haine qu'il y a dedans. Ca parle aussi de la haine d'être soi. Des liens entre nous.

Hemda

Hemda, c'est la femme qui a subi, toute sa vie. Elle a subi l'éducation stricte du père, l'absence de la mère, le mari, elle a subi la vie au Kibboutz et quand elle a choisi de vivre en ville, elle n'a pas aimé. Pourtant elle garde comme une petite lueur, une lumière de vie.

Dina

Dina, c'est la femme révoltée, éprise d'absolu. Elle a souffert dans sa chair de n'être pas aimée de sa mère, a vomi ses tripes dans les crises de boulimie, continue à se sentir rejetée, à reprocher à Hemda d'avoir été une mère horrible. Et elle a choisi, choisi un homme qu'elle aimait plutôt qu'un homme gentil, une fille qu'elle adore, un désir enfant contre le monde entier. Elle s'est aussi fâchée contre l'injustice si répandue à l'université, a abandonné sa thèse et perdu sa meilleure amie. Elle vit dans la frustration professionnelle. Elle a 46 ans, doit apprendre à laisser partir sa fille.

Avner

J'ai surtout aimé Avner, Avni pour les intimes, pour les jolies filles stagiaires de son cabinet d'avocat. Avner aussi vit dans la frustration professionnelle, celle du défenseur des droits humains qui se heurte à un Etat tyrannique. A la maison, il se laisse martyriser par sa femme-ogresse, l'imposante Salomé. Jusqu'au jour où, rendant visite à sa mère à l'hôpital, il tombe sur un couple qui lui montre autre chose, le transforme, le fait sortir de lui-même.

Il est difficile d'isoler des passages de citations car tout se tient dans le roman. Les phrases sont longues, articulées, le style intimiste. On entend les voix intérieures des personnages, c'est un roman de voix et de voyages intérieurs.

Avner, alors :

"Elle chuchote, ne t'inquiète pas, tu seras bientôt soulagé, et Avner hoche la tête, reconnaissant, comme si cette promesse réconfortante lui était adressée, tu seras bientôt soulagé, ne t'inquiète pas, mais comment ne s'inquiéterait-il pas s'il n'entrevoit pas d'issue, voilà des années que les mêmes questions le taraudent, qu'est-ce que je fais avec cette femme, qu'est-ce que je fais avec ce travail, qu'est-ce que je fais avec ce pays ? Pendant longtemps il avait pensé être utile à quelque chose en accomplissant sa mission, mais depuis peu il a l'impression d'avoir perdu une certaine légitimité, celle-là même qui, sans jamais avoir été démontrée, offrait au moins une explication simple, du genre, à démarche erronée catastrophe annoncée et à démarche juste salut assuré, avec le temps, il sent que des forces souterraines triomphent de la logique qui guidait ses pas, il ne peut s'empêcher de penser que s'il avait eu sa chance il l'avait loupée, mais peut-être n'avait-il jamais eu sa chance.
Je suis piégé, aimerait-il raconter à la femme en chemisier de satin rouge,  j'ai été piégé très jeune et n'ai pas réussi à me libérer. J'avais à peine vingt-trois ans que j'épousais ma première petite amie, aujourd'hui encore je ne comprends pas comment je me suis laissé prendre. Pendant des années, je me suis réfugié dans le travail mais je n'ai plus d'énergie, j'ai perdu espoir, tandis que le voisin, lui, en a encore, de l'espoir, du moins d'après ce qu'il répond à sa femme d'une voix grave et agréable, oui je sais, et pour un instant sa certitude, leur certitude à tous les deux, semble pouvoir vaincre les avis des médecins, les pronostics et les statistiques, je sais qu'il n'y a aucune raison de s'inquiéter, je sais que bientôt je serai soulagé."

Zeruya Shalev, Ce qui reste de nos vies, Folio, 50-51

Yi King


Confrontée à quelques angoisses métaphysiques, j'ai essayé de me réfugier dans la pseudo-mystique. C'est aussi la conséquence du rangement de ma bibliothèque : j'ai redécouvert que j'hébergeais le Yi King, le Livre des mutations, dans ma maison. 


Je ne sais pas le lire, bien sûr, il faudrait faire des calculs compliqués  et des déchiffrages de caractères chinois dont je préfère me passer.

Alors je me concentre sur une question, j'ouvre, lis la réponse. Une fois, j'ai eu l'impression qu'elle était adaptée, juste ce qu'il me fallait lire à cet instant. Ensuite, je n'ai plus jamais retrouvé cette sensation, malgré la concentration.

Si quelqu'un.e passe par là et sait lire la beauté et la grandeur du Yi King, qu'il.elle me fasse signe...

mardi 23 août 2016

Faire le vide


J'ai souvent observé que la question de garder ou pas ses livres divise. Des ami.e.s m'ont expliqué que c'était inconcevable, de se débarrasser d'objets tant aimés. Que parfois, on les relisait. Et puis non, des livres, ça ne se cède pas, c'est tellement bon de les conserver autour de soi. C'est joli. Ca représente un pan de la vie, une rencontre, une sensibilité, un partage, un souvenir. Etc. Etc.

Une autre fois, une bouddhiste m'a dit qu'à l'occasion d'un déménagement, elle avait éprouvé un grand besoin de s'alléger. Alors, elle avait donné la plupart de ses affaires, dont ses livres, puisqu'on ne les rouvre jamais.

Je suis en train de passer du paragraphe 1 au paragraphe 2. Ca déborde de partout et je suis comme un vieux disque dur prêt à se convertir au bouddhime : usée, saturée. Je ne peux plus emmagasiner davantage, encore bourrer dans les étagères, arranger pour que ça tienne, ne rien retrouver. Je ne peux plus entasser dans mon cerveau non plus. Je voudrais que lui et mon salon se transforment en un grand espace zen et blanc. Eternal Sunshine of the Spotless Mind.

La seconde d'après, ça me manquerait, j'imagine. Ce vide, ce grand blanc, de quoi serait-il fait ? Ne plus voir les noms d'auteurs, Huston, Hustvdet, Ishiguro ou Murakami dans la bibliothèque, ne même plus voir de bibliothèque. Les belles collections Actes Sud dont j'aime la couleur, le graphisme, l'odeur, le contenu. Ma mémoire s'évanouirait, je m'évanouirais. The Lady Vanishes.

Pourtant, je me dis souvent que les mails et le blog suffisent largement à garder une trace de mes lectures. Que je suis passée à autre chose, au numérique, c'est là que je lis, que je vis. C'est là que j'oublie, m'oublie. Et puis au fond, je m'en fous complètement, de ces lectures. Who cares.

Je suis clivée, perdue entre deux mondes, entre deux postures. Comme toujours, hein.

Un pas vers le nouveau monde, disperser une partie de mon stock et de celui de mes enfants. Ce n'est pas faute d'avoir aimé leur lire les albums de l'Ecole des Loisirs (ah, Grosse colère, quel bonheur...). Mais voilà, il est temps de mettre de l'ordre, faire des paquets pour respirer à nouveau. Hier, c'était Vénus qui recevait le sien. Aujourd'hui  ce sera Nounou. Demain, peut-être ma petite voisine de 5 ans, celle qui ne veut pas déménager sur un bâteau parce qu'alors on n'habiterait plus à côté... Le reste, direction Emmaüs.

dimanche 14 août 2016

L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, de Romain Puertolas

L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, Romain PuertolasUn roman vraiment rigolo et enfantin, L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea. Il ne faut pas y chercher de réalisme, il n'y en a pas. En revanche, plein de fantaisie, d'amusement, de gentillesse, de poésie... ces choses agréables, qui font du bien, qu'on ne trouve pas souvent dans les romans (ni peut-être dans la vie ? Mais ne nous laissons pas reprendre par le désespoir poisseux de ces derniers jours). C'est ce que j'appellerais un roman de vacances. Un peu cucul la praline, sûrement, mais c'est justement ce qui est bien, qui distrait, qui fait sourire.
C'est l'histoire d'Ajatashatru Lavash Pavel, fakir rajasthanais de son état, parti en Europe s'acheter un lit à clous Ikea. L'auteur est facétieux alors il met entre parenthèses et en italique son héros, Ajastashatru Lavash (prononcez J'attache ta charrue, La vache), dit Ajatashatru (prononcez Achète un chat roux), dit Aja (prononcez A jeun), comme les autres personnages qui apparaissent au fil des pages.

Ca commence donc par l'arrivée du fakir Ajatashatru à Roissy.  Ajatashatru se fait conduire chez Ikea pour acheter un lit à clous (le modèle KisifrØtsipik spécial fakir). Il en profite pour arnaquer le chauffeur de taxi Gustave Palourde avec un faux billet de 100 euros (imprimé sur une seule face hé hé hé), rencontre à la cafétéria du magasin la belle Marie à qui il fait le coup du vase cassé (enfin, des lunettes cassées) et empoche 20 euros ainsi qu'une bonne dose de douceur. Les aventures se poursuivent au rayon canapés, puis dans une armoire Ikea qui le mènent vers l'Angleterre et des migrants soudanais. Et là, une autre rencontre bouleversante avec Wiraj (prononcez Virage), suivi d'un voyage rocambolesque vers l'Espagne puis l'Italie qui le fait atterrir chez la célèbre actrice Sophie Morceaux, vont radicalement transformer Ajatashatru.  Le faire passer d'illusionniste à bienfaiteur de l'humanité. Nous le rendre sympathiques, nous faire comprendre et aimer les migrants soudanais en même temps. Et puis Marie...

Mais je ne vous raconte pas la fin, lisez plutôt, vous en sortirez transformé.e. Comme si vous aviez chaussé le turban et deveniez dans le même mouvement bienfaiteur de l'humanité. C'est magique, comme disait Garcimore (il disait aussi: des fois, ça marche !).

lundi 8 août 2016

Farewell


A passionate fan of alphabets, calligraphy & books just passed away.

She was an author, a reader, an eccentric lady in a funny house. She liked roses and red hearts, her favourite colour was blue.

She also was a great friend who made me discover Mark Haddon, Siri Hustvedt, Alice Munro, Ann Patchett, Marisha Pessl, among others.


Farewell, dear Teapot.

Have fun in your next life.

mercredi 27 juillet 2016

Lire et relire le testament de Christian de Chergé, prieur du Monastère de l'Atlas


































Opposer la foi et la fraternité à la connerie, il n'y a rien d'autre à faire.

Le testament de Christian de Chergé le fait. Y compris dans le titre, comme l'a fait remarquer un commentateur musulman : A-DIEU s'envisage... A-DIEU sans visage...

Il est consultable ici : http://www.moines-tibhirine.org/les-7-freres/le-testament.html

PS : est-ce que ce blog ne va plus servir qu'à consigner les attentats ? Hier 26 juillet 2016, Saint-Etienne-du-Rouvray. Le 14 juillet, Nice. Et plus de Petit Prince en stock.

samedi 28 mai 2016

(Ne pas) Lire Moscou

Métro de Moscou 
Qu'est-ce que j'ai aimé, Moscou. Avec de la gêne de venir dans un pays dirigé par un tel tyran, mais quand même, qu'est-ce que j'ai aimé. La langue russe, les sonorités bizarres, Karacho, Zdravstvouitie.  L'alphabet cyrillique qui te transporte, te paume, te transforme, te fait analphabète quand tu arrivais lettré. L'humour russe, la simplicité rugueuse, l'absence de sourire et le gros rire, rencontrer des Staline et des Poutine déguisés dans la rue, se marrer avec eux.
La grande architecture russe, pas seulement sur la Place Rouge. Le mix de tsarisme, de léninime, de capitalisme. Les vieux films noirs et blancs à la télé, de l'époque soviétique. L'immensité russe. L'attente russe, car il faut toujours attendre. Attendre et ne rien comprendre.
Lost in Translation.

jeudi 21 avril 2016

Opération Sweet Tooth

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth

Le style de Ian McEwan, remarquable en anglais dans Enduring Love, est aussi plaisant traduit en français. Un mélange d'élégance et d'ambiguïté voire de roublardise, car McEwan est un adepte du mélange des genres et du jeu entre fiction et réalité. Particulièrement ici, dans ce qui semble être le récit autobiographique d'une espionne : Serena Frome (prononcez Frume, comme c'est précisé), fille bien née d'évêque anglican, est embauchée au MI5 à l'issue de sa licence de maths à Cambridge, à la fin des années 1960. Dans une ambiance qui mêle guerre froide et machisme à l'ancienne, elle prend part à une opération de recrutement d'écrivains favorables au camp occidental, fait connaissance dans ce cadre avec un jeune auteur de nouvelles, T.H Haley dit Tom. Et tombe amoureuse, bien sûr. La suite, lisez-la vous-même, ce serait dommage de dévoiler ici la surprise (la supercherie ?) du livre.


J'ai apprécié le personnage de Serena, la fille à la fois inculte, bien élevée, belle et déterminée. Une grande lectrice, Serena. Pas au sens littéraire, au sens quantitatif. Je suppose que bien d'autres lectrices amateures s'y retrouvent.

Extraits

"Je pouvais engloutir un bloc de texte ou tout un paragraphe en une seule gorgée visuelle. Il me suffisait de laisser mes yeux et mes pensées se ramollir comme de la cire pour que les mots s'y impriment aussitôt. Au grand agacement de mon entourage, je tournais les pages toutes les quelques secondes d'un coup de poignet impatient. Mes exigences étaient simples. J'attachais peu d'importance aux thèmes ou aux phrases bien tournées, je sautais les descriptions soignées du temps qu'il faisait, des paysages et des intérieurs. Il me fallait des personnages auxquels je puisse croire, et je voulais que l'on me donne envie de savoir ce qui allait leur arriver. En général, je préférais qu'ils tombent amoureux ou se séparent, mais je ne leur en voulais pas trop s'ils essayaient de faire autre chose. C'était une attente vulgaire, mais j'aimais entendre avant le dénouement quelqu'un demander : "Veux-tu m'épouser ?" Les romans sans héroïnes ressemblaient à un désert aride. Conrad était trop loin de mes préoccupations, comme la plupart des nouvelles de Kipling et de Hemingway. Je ne me laissais pas davantage impressionner par la réputation d'un auteur. Je lisais ce qui me tombait sous la main. Romans de gare, grande littérature, et tout ce qu'il y avait entre les deux : je réservais à chaque livre le même traitement cavalier."

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 20-21


"J'avais soif d'un certain réalisme naïf. Je prêtais une attention particulière, tendais mon cou de lectrice à la moindre mention d'une rue londonienne que je connaissais, de la coupe d'une robe, d'une célébrité de la vie réelle, d'une marque de voiture, même. Là, au moins, je disposais d'une unité de mesure, je pouvais juger la qualité de l'écriture à l'aune de son exactitude, de sa capacité à recouper mes propres impressions ou à les embellir. (...) Je n'étais pas convaincue par ces écrivains (éparpillés à travers les continents sud et nord-américains) qui envahissaient leur propres pages comme s'ils faisaient partie de la distribution, bien décidés à rappeler au malheureux lecteur que tous les personnages, eux-mêmes compris, étaient pure invention et qu'il n'existait aucune différence entre la vie et la fiction. Ou à insister, au contraire, sur le fait que la vie était de toute façon une fiction. Selon moi, seuls les romanciers risquaient de confondre les deux. J'étais une empiriste-née."

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 105


"La misanthropie ou la haine de soi - étaient-elles si éloignées ? - devaient faire partie de sa nature. Je découvrais que l'expérience de la lecture est faussée lorsque l'on connaît l'auteur, ou qu'on s'apprête à le rencontrer. J'avais pénétré dans l'esprit d'un inconnu. Mue par une curiosité grossière, je me demandais si chaque phrase confirmait, niait ou masquait une intention secrète. Je me sentais plus proche de Tom Haley que si je l'avais eu comme collègue au Fichier central ces neuf derniers mois. Mais malgré ce sentiment de proximité, difficile de dire ce que je savais au juste. Il me fallait un outil, un instrument de mesure, l'équivalent narratif d'un compas de navigation pour calculer la distance séparant Haley d'Edmund Alfredus." 

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 164

dimanche 3 avril 2016

La condition pavillonnaire

Sophie Divry, La condition pavillonnaireAu début, j'étais un peu irritée à la lecture de La condition pavillonnaire. C'est du sous-Ernaux, ai-je pensé. J'avais l'impression d'avoir déjà lu cette histoire, bien mieux écrite, bien plus incarnée, dans Les années. L'histoire d'une femme, de sa vie banale, soit : enfance dans un milieu modeste, études, amour et mariage, achat du pavillon, naissance des enfants, cuisine, éducation des enfants, travail, routine conjugale, rencontre du collègue qui fait chavirer le cœur et finira bien sûr par partir, chagrin d'amour, dépression, yoga (elle ne fait pas de footing, mais aurait pu), re-travailsorties entre amies, naissance des petits-enfants, retraite, veuvage, mort... L'histoire de ma vie en somme, dont je pouvais voir la suite ici exposée, l'histoire de tant d'autres, nous les femmes.


A tel point que l'héroïne du roman n'a pas de prénom, elle est juste nommée par des initiales, M.A. Elles apparaissent quand l'héroïne est enceinte, alors j'avais imaginé que ça voulait peut-être dire "Mère aimante", comme on écrit sur un forum Mom ou MILF. Ou alors, un prénom, Marie-Anne. Ou plutôt Emma, comme Bovary, puisqu'il s'agit de ça. En tout cas, c'est gênant de voir ces initiales revenir, alors que les autres personnages - mari, enfants, ami.e.s - sont clairement nommé.e.s. 
Ce qui m'irritait aussi, c'était le ton, le tu sans cesse employé (peut-être pour se démarquer d'Annie Ernaux qui écrit élégamment à la troisième personne...), notamment pour décrire en détails des gestes d'une trivialité ahurissante :

"Tu appuies sur le bouton OFF de la télécommande et circulant d'une pièce à l'autre tu éteins les ampoules électriques, celle du salon puis celle du hall, François ferme à clef, vous montez les escaliers. Un coup d'œil dans la chambre de la petite, un coup d'œil dans la chambre du grand, un passage dans la salle de bains. Tu finis ta ronde en éteignant le couloir. Le pavillon a rejoint l'ombre nocturne de la zone, rehaussée cà et là par les halos jaunes des lampadaires. Tu te glisses sous la couette, plongeant dans un moelleux sentiment de sécurité, impression de confort accrue quand à l'extérieur il pleuvait sur les volets."

 Sophie Divry, La condition pavillonnaire, p. 103


Comme si Sophie Divry voulait expliquer l'époque à des gens qui la liront dans un siècle. Parfois j'avais envie de lui dire, devant ses phrases de 10 lignes, ses points-virgules, ses descriptions à n'en plus finir des voitures, de la machine à laver, des courses au supermarché : bon arrête maintenant, Sophie, tu n'es pas Flaubert.

Et pourtant, comme à chaque fois quand je m'identifie, j'ai fini par me laisser prendre. Je trouve que certains moments sont extrêmement bien croqués, par exemple les dîners entre amis.
"Soudain tu te rappelles que vous êtes deux, que pendant la soirée vous n'échangerez pas les paroles ordinaires des repas du soir, mais des regards précis d'initiés. Ton mari a un rôle à tenir dans ton organisation, il doit éviter les sujets qui fâchent, remplir les verres, passer le sel, trancher le pain ; tu sais qu'il tiendra ce rôle ; de même que tu éviteras un plat trop cuit et des fromages au rabais, lui évitera la moindre dispute et, grâce à ces petites tâches qu'il remplira, ton mari prendra part à l'équilibre harmonieux du couple qui reçoit, pour que dans le contentement de l'après-réception, quand vous serez couchés et qu'il t'embrassera, en disant on a bien mangé et peut-être merci, il soit fier de lui et satisfait de toi." 

Sophie Divry, La condition pavillonnaire, p. 140

Le déterminisme, le piège du pavillon et de la zone d'activités commerciales qui se referme sur les rêves de jeunesse, prend aux tripes. On dit condition pavillonnaire comme on pouvait dire avant condition ouvrière. Il n'y a pas de possibilité d'en sortir. Le roman en devient presque sociologique, sa portée dépasse largement celle de l'histoire individuelle de M.A, un peu comme chez Ernaux mais sans l'engagement affectif ou la gravité d'Ernaux, plutôt avec une ironie fataliste et une sorte de détachement que j'ai trouvé plaisants. 
Et puis des petites choses me rendent M.A familière, comme ses études d'économie à Lyon et son studio de la rue des remparts d'Ainay (oui, oui !). Parfois, elle se promène dans des endroits que je connais, autour de Grenoble, où habite Sidonie, une amie rencontrée sur le tard... Salut, M.A, on se connaît, je crois. 

jeudi 24 mars 2016

mercredi 23 mars 2016

Vous plaisantez, M.Tanner

Jean-Paul Dubois, monsieur Tanner
Travaux dans ma maison, qui me font penser à ce roman désopilant, Vous plaisantez, M.Tanner, de Jean-Paul Dubois. Cela pourrait être un recueil de nouvelles car le roman est construit comme une succession de galères qui se produisent sur un chantier... Ca commence avec un faux couvreur, moins cher que les vrais, qui a promis de refaire le toit au noir mais ne sait rien faire du tout. Quand la pluie se met à couler pour de bon dans la maison, M.Tanner est obligé de faire appel à un vrai couvreur qui fait du bon boulot mais qui le ruine.
On trouve aussi un électricien (ou un carreleur ou un plombier ?)  qui s'est construit un autel pour prier, un menuisier-ébéniste amoureux de son métier qui initie le propriétaire et ne facture rien du tout, des repris de justice mal reconvertis dans le bâtiment... On s'identifie. C'est caricatural et juste en même temps, on sait bien que ce n'est pas facile, de voir débarquer chez soi les artisans.


Extraits

(repiqués sur internet car je ne retrouve pas le livre... un prêté jamais rendu, probablement... )

"Il faut bien comprendre ce qu'est véritablement un chantier lorsqu'on l'assume seul. Du point de vue du travail et de la tension, cela correspond à peu près à la gestion simultanée d'un contrôle fiscal, de deux familles recomposées, de trois entreprises en redressement judiciaire et de quatre maîtresses slaves et thyroïdiennes."

"Souvent je me suis posé la question de savoir s'il n'y avait pas quelque chose qui clochait chez moi. Il n'était pas normal d'attirer à ce point les ennuis et les canailles. Je devais avoir des paroles, une attitude, une façon d'être qui me désignaient, dans la foule, comme pigeon préférentiel. Il n'y avait pas d'autre explication."

"Ce n’étaient pas LEURS outils, mais les MIENS. MA scie circulaire, MA scie sauteuse, MA tronçonneuse électrique. Kantor et Sandre avaient pris l’habitude de tout m’emprunter sans rien me demander. C’était comme l’échelle et tout le reste. Ils étaient à eux deux une véritable force d’occupation. Il leur avait suffit de quelques semaines pour réquisitionner ma maison, mes outils, mes finances, une partie de ma vie, et faire de moi une sorte de collaborateur passif."


Si j'écrivais ce genre de choses, je ferais un chapitre intitulé Giovanni. Le gentil maçon qui me salue tous les matins et qui plante son regard bleu azur dans le mien. Beau mec, dommage qu'il soit si vieux, m'a dit ma fille. Beau mec, dommage qu'il soit si jeune, ai-je pensé par devers moi.

dimanche 20 mars 2016

Le Cricket Club des talibans


Murari, Le cricket club des talibansUn surprenant mélange de dénonciation de la connerie humaine, d'intrigue bollywodienne et de style enlevé, ce Cricket Club des talibans. Cela se passe à Kaboul à la fin des années 1990. L'héroïne du roman, Rukhsana, est une jeune journaliste de 26 ans. Libre, éduquée, indépendante, elle a fait des études de journalisme à Delhi et est revenue au pays où elle s'épanouit dans son métier tout en évitant de se marier à un homme qu'elle n'aime pas, mais à qui elle est promise depuis l'enfance, comme le veut la coutume.
Jusqu'au jour où les talibans débarquent, obligent Rukhsana à se dissimuler sous une burka, à se faire accompagner d'un chaperon pour ses sorties, puis à arrêter de travailler. Rukhsana s'enferme alors à la maison, s'occupe de sa mère malade et de son frère, en attendant un hypothétique départ pour les Etats-Unis, si son fiancé, désormais établi à l'étranger, lui envoie l'argent nécessaire au voyage. Il faudra payer un passeur, bien entendu. C'est ce que font beaucoup des ami.e.e et autres connaissances de Rukhsana, tout occupés à imaginer des moyens de quitter cette prison à ciel ouvert, où on n'hésite pas à tuer pour une cheville apparente ou un regard de travers. Toutes les distractions sont interdites. Les coups de fouet, les pendaisons en public n'épargnent personne ; la scène de l'exécution de l'ancien président Najibullah est horrible.
C'est alors que les talibans décident de redorer leur blason à l'international en faisant jouer à Kaboul un tournoi de cricket, un sport colonial autrefois interdit mais qui leur permettra de réintégrer le cercle des nations "civilisées". L'équipe gagnante ira s'entraîner à Karachi, apprend-on. Karachi, Pakistan, c'est-à-dire la perspective de la liberté et l'abandon de l'horrible grillage qui empêche les femmes de vivre, bien plus encore que le port de la barbe ne contraint les hommes. Rukhsana, qui a appris le cricket à l'université, car il y a des équipes de joueuses de cricket dans les universités indiennes, va avoir l'idée de monter une équipe familiale et d'organiser un exil groupé en gagnant le tournoi. Tous les cousins s'y mettent et seront solidaires jusqu'au bout. C'est parti pour une folle aventure, à jouer non seulement la balle de cricket, mais aussi l'intelligence et la malice face à la connerie des talibans. Et à risquer sa vie, car entre-temps, un de ces affreux est tombé amoureux de Rukhsana et veut l'enlever.

Un jour, heureusement, le Prince viendra. Pas le fiancé que Rukhsana n'aimait pas, non le Prince indien et hindou, beau comme un dieu, qu'elle aimait depuis le début. Ouf.

jeudi 28 janvier 2016

Charles Edward Perugini

Charles Edward Perugini
Charles Edward Perugini (1839-1918), Idle Moments, before 1885, oil on canvas


Une image qui appartient déjà à l'histoire.

Des moments de félicité que je ne vivrai plus.