mardi 25 mars 2014

Schopenhauer

Shopenhauer
Voici ce que recopie ma gamine de 12 ans. Voici ce qu'on lit au milieu des mangas qui traînent et des jeux Nintendo DS. Serait-elle atteinte de la même pathologie que sa mère, la manie du recopiage de citations dans lesquelles on cherche... quoi ?  Quelque chose. Rien. Ca m'a prise à peu près au même âge. Je me souviens encore de ma pochette cartonnée à élastiques couverte de phrases et d'autocollants, "la culture c'est comme la confiture" ou "J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie".  "Nucléaire, non merci". Une manie dont je ne me suis jamais vraiment débarrassée. Encore maintenant, je lis : "Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer valser les chapeaux des gens, je comprends alors qu'il est grand temps de prendre le large" et je suis émue. A 15 ans, je pensais que je garderais toujours le bout de papier dans ma poche, pour le jour où je prendrais le large. Je m'appelle Ismaël. Ca me donnera du courage. Fera-t-elle de même, la petite fille de 12 ans bientôt grande, rêve-t-elle de partir, avec son morceau de Schopenhauer roulé en boule dans le blouson, d'être seule, déjà ?


Mais non, arrête de regarder le monde comme si tu en étais le centre, elle a ses raisons qui ne te regardent pas, pensé-je dans un mélange de fierté (qu'elle lise une parcelle, même minuscule et probablement glanée sur internet, de philosophie) et d'effroi (que sait-elle de la solitude, que sait-elle de la liberté, à 12 ans, cette grande fille qui il n'y a pas si longtemps était encore un bébé ? Je ne t'ai ni vu ni entendu grandir, ma grande petite fille).

vendredi 14 mars 2014

Sensei

Hiroshige
Ishiguro nomme le maître en peinture, l'artiste du monde flottant, le Sensei. C'est ainsi qu'on le désigne au Japon. C'est ainsi qu'Hiroshige était appelé. Le Sensei est le maître, celui qui guide l'élève inexpérimenté dans l'apprentissage. En aïkido aussi, on emploie le terme.

Je ne pratique pas la peinture ni l'aïkido ni aucune activité japonaise, même pas l'origami ni le sushi, je ne me sentais concernée par aucune histoire de Sensei. Intellectuellement, j'estimais même avoir depuis longtemps brûlé mes maîtres, comme chantait Véronique Sanson.

C'était avant de rencontrer celui qui m'a guidée dans la redécouverte et l'apprentissage rigoureux de ma discipline. Je croyais pratiquer mais ignorais en fait beaucoup de choses (j'en ignore toujours énormément, mais en sachant que je les ignore et en choisissant mon chemin, ce qui modifie considérablement la donne).
Au début, ça ne s'est pas bien passé. Je ne l'appréciais pas, le soi-disant Sensei, j'avais l'impression qu'il me faisait subir des interrogatoires et des exercices répétitifs. Et qu'il me méprisait aussi, genre statut du commandeur qui regarde la piétaille de haut. Petit à petit, je l'ai mieux connu. Je l'ai vu prendre son temps, établir des plans et des cartes pour me guider, bâtir patiemment des édifices. On s'est construit des ponts pour se comprendre, laissant le torrent de l'incompréhension se combler de lui-même. J'ai découvert sa finesse. Une pensée claire comme de l'eau de roche, une capacité à analyser, catégoriser, comprendre la complexité et interroger, décortiquer, dépasser l'apparente simplicité. Beaucoup d'humanité, en même temps, d'encouragements à se dépasser et de présence attentive et délicate. L'humour et le sourire. L'impression de sortir de la médiocrité, de trouver chez quelqu'un une cohérence rare entre la réflexion intellectuelle et l'être profond.  Un maître.
J'ai fini par le nommer ainsi, en secret, car il rejetterait l'appellation, il est modeste. Peut-être aussi qu'il est trop vieux et trop anticonformiste pour être sensible à la révérence.


C'est un savant, un être de  connaissance et de rationalité qui ne parle que très peu de lui, en tout cas jamais sur un mode affectif ou psychologisant. Désormais, il est plus fatigué. En le lisant, je sens tout à la fois la passion du Sensei intacte et le renoncement peut-être douloureux à l'être.  Je voudrais pouvoir le distraire et l'égayer, car il aime la gaieté. A la place, je rumine dans les rayons de la bibliothèque. Et en ouvrant un de ses livres, je lui souris.


Loin de mon Sensei
je me sens comme détachée
des racines du ciel

dimanche 9 mars 2014

Un artiste du monde flottant

Un artiste du monde flottant
Un artiste du monde flottant est un roman particulièrement réussi. Un complément scriptural et contemporain du Tokaido de Hiroshige. Le versant conflictuel et un peu pourri de l'exquise subtilité japonaise. Cela parle de l'incompréhension des êtres, de ce qui conduit à rejeter un passé honni, autrefois perçu comme glorieux. Tout se déroule dans le calme et pourtant tout est d'une cruauté singulière.
Le livre se passe dans l'immédiat après-guerre. C'est l'histoire d'un peintre, un artiste. Il a eu une belle carrière, possède une maison magnifique héritée d'un de ces prédécesseurs qui reconnaissait son talent, est devenu à force d'obstination un maître en peinture, certains de ses anciens élèves sont célèbres. 
Au fur et à mesure du roman, on comprend pourtant que quelque chose cloche. Ses filles sont très respectueuses avec leur père, toujours polies, mais une pointe de colère leur échappe parfois. La plus jeune, surtout, l'accuse à demi-mot d'être un obstacle à son mariage. Le vieux monsieur semble balayer cela d'un revers de la main, il ne pense qu'à la peinture, au monde flottant, conscient d'avoir été quelqu'un malgré la modestie affichée. 
Le maître a eu son heure de gloire pendant l'ère expansionniste du Japon. Mais les temps ont changé. Le café où il allait, son quartier de plaisir, n'est plus fréquenté. Ses anciens élèves ne veulent plus entendre parler de lui. Il a peut-être commis des fautes très graves envers autrui. Son art même est banni. Il va devoir faire son auto-critique. C'est l'acmé du livre, p. 142.
"Certains diront que ce sont des gens comme moi qui portent la responsabilité des événements terribles qui ont frappé notre nation. En ce qui me concerne, je reconnais franchement que j'ai fait beaucoup d'erreurs. J'admets qu'une bonne part de ce que j'ai fait a fini par nuire à notre nation, que mon influence s'inscrivait dans un mouvement qui a abouti à des souffrances sans nom pour notre peuple. Je le reconnais, monsieur, voyez-vous, je reconnais tout cela sans réserve."

Ce qui rend le livre tellement attachant, c'est ce moment de tension et la façon dont on y arrive,  la violence de la remise en question par lequel le vieil homme doit passer, par contraste avec la délicatesse avec laquelle il dépeint sa propre situation (car il s'agit toujours de peinture, de peinture écrite). De même la politesse et la douceur apparentes avec lequel on le traite dans son grand âge.  A sa déclaration auto-critique, on répond avec bonhomie que non, il ne devrait pas parler ainsi, il est un grand peintre, trop dur avec lui-même. Mais lui sait. Il sait qu'il doit en passer par là, quoi qu'il lui en coûte et quoi qu'il ne l'exprime pas, pour que sa fille puisse se marier, pour retrouver la paix. Il finira par s'en féliciter. Ses filles même changeront d'attitude, le reconnaîtront à nouveau comme père.  L'harmonie et la concorde familiales reviendront, tout le monde fera même comme si cet épisode n'avait jamais existé.

Pour moi ce roman est comme une maladie à bas bruit ; lentement, on comprend et on accède à ce qui dysfonctionne. Puis, une fois l'abcès crevé, on peut doucement se retirer et en sortir.  Ou bien, ce serait un jardin zen perturbé par le vent de la guerre puis de l'occupation américaine et que, pierre après pierre, ratissage patient après ratissage patient, il faudrait remettre en place, sans pour autant qu'il puisse redevenir ce qu'il était antérieurement. Kazuo Ishiguro, bien que Britannique, rend admirablement compte de cette période japonaise de perturbations et de doutes. Le dernier film de Miyazaki, Le vent se lève, est dans la même veine. Tout en harmonie et désastreux en même temps.

dimanche 2 mars 2014

Le Tokaido de Hiroshige

Tokaido Hiroshige
L'œuvre de Hiroshige propose de relier Edo à Kyoto, au rythme lent de la marche des porteurs. On prend son temps, de station en station. A chacune, son estampe, un instantané poétique du voyage et du commerce au XIXème siècle.


Ce périple commencé il y a plusieurs mois n'est pas encore fini. Je musarde bien plus que les voyageurs de l'époque. Peut-être n'aurai-je jamais fini. Pourquoi finir ? Il en faut, du temps, pour se plonger dans ces scènes toutes en finesse, observer ponts, routes, rivières, voyageurs, serviteurs, embarcations, chariots divers... Les plis des soieries, les chapeaux des personnages, les lourds paquetages, les maisons en bois. Là bas, au loin, le sommet enneigé du Mont Fuji. Les arbres, les pierres. La lumière. Les amis à l'origine de ce cadeau avaient dit : pas plus de deux-trois stations par jour, et au calme ! Comme ils avaient raison. Regarder une estampe dans un musée ou une galerie, debout, entouré d'autres spectateurs, n'a pas du tout le même effet. On se fatigue avant d'entrer dedans. Il en faut, du temps, de la disponibilité mentale, pour être ici et maintenant.  Ici et maintenant, dans le monde flottant, c'est-à-dire tranquille à l'intérieur du  livre, Le Tokaido de Hiroshige.

Le monde flottant est, paraît-il, dans la culture japonaise, le monde du quotidien, ce qui se transforme, l'esprit du moment. Il s'oppose au monde immobile du sacré. Le monde flottant a nourri l'art de l'estampe japonaise. Hiroshige a dessiné avec grand soin le monde flottant qui a nourri l'estampe japonaise. Je lis les traductions des titres et des étiquettes calligraphiées qui servaient de repères ; m'absorbe dans les dessins de Hiroshige qui expriment avec grand soin la perfection des lignes du monde flottant, celui qui constitue et révèle l'estampe japonaise. Je fais le voyage.

Ma station préférée jusqu'à présent, c'est celle de ce paysage enneigé, au crépuscule, quand deux paysans rentrent chez eux à pas lents et qu'un passager du Tokaido se promène dans le village. La fin d'une longue journée de labeur et de trajet. La blancheur apaisante. Le froid de la neige et la chaleur des couleurs.

Comme un voyage immobile et rafraichissant.