Marre de lire. Ras-le-bol. Que m'importe de savoir si l'héroïne du roman Freedom (excellent du reste, cela n'a rien à voir) va finir par sortir d'une vie qui lui déplaît ? Que la population de la région où j'habite décroît, du fait d'un solde migratoire négatif ? Sans parler des centaines de livres ou articles passionnants sur le Moyen-Orient, les études de genre, les guerres et les révolutions, la démocratie grecque, qui tous ont l'air de valoir la peine de les connaître... Je me sens ensevelie sous un déluge d'informations dont je ne sais que faire. Disons même de plus en plus ensevelie et de moins en moins en mesure de surnager. Incapable de produire des balises de repérage car l'océan est trop grand et qu'il n'y a plus jamais de crique ou de plage où se poser pour réfléchir tranquillement. Plus de cartographe, non plus, les experts et les intellectuels universels et même spécifiques ont disparu, emportés eux aussi dans le flot. La géographie a été remplacée par des algorithmes qui prélèvent une cuillère de mélange aqueux à partir de l'ingrédient qu'on leur indique : sel, poivre, érotisme, randonnée, astronomie ; et qui vous font miroiter que ça y est, vous naviguez sur des mers et des fleuves, comme ça, sans navire ni boussole. Les informations donnent un bref instant l'illusion de savoir, de maîtriser quelque chose ; peut-être donneront-elles même l'impression d'exister, quand se formalisera une opinion bien sentie qu'on pourra afficher à l'extérieur. On se plonge dans cet océan, c'est toujours nouveau, différent, ça réchauffe, ça rafraîchit, ça rend séduisant, ça gratte parfois. Connaissances fragmentées, miettes de savoir d'autrefois. Et puis quoi ? Ca ne nourrit pas, ça noie. Elles seront vite balayées, les informations, oubliées, remplacées par d'autres, vite vite un autre bain, une nouvelle soupe... Mais ça ne change rien, rien d'essentiel. Ni à qui on est, ni surtout au sort du monde, et cela me gêne profondément. Je suis prise, comme mes contemporains malades de lecture et encore plus de lecture numérique, dans une sorte de mouvement historique qui ne s'arrête pas, qui nous vide, même avec toute la bonne volonté du monde. Ca donne envie de tout plaquer, rendre son tablier de lectrice, se retirer dans un ashram ; ou relire Saint-Simon, ou Marx, peut-être, lentement, paragraphe après paragraphe.