samedi 23 mars 2019

Douleur, Zeruya Shalev

J'avais déjà été ébahie à la lecture de Ce qui reste de nos vies, de Zeruya Shalev. Je le suis à nouveau avec Douleur, son dernier livre. 

Zeruya Shalev prend aux tripes, les tord sans relâche, elle presse les émotions comme des citrons, les beaux citrons de Galilée, ça fait mal et ça fait du bien.

Il faudrait raconter l'histoire, au moins le début. Iris, victime d'un attentat 10 ans plus tôt, sent soudainement ses douleurs-séquelles se raviver. Elle est mariée à un type banal, Micky, le genre ours mal léché, scotché à son ordi, à jouer aux échecs. Iris est aussi mère de deux enfants presque adultes, qui se cherchent. Elle s'est accomplie professionnellement, dirige une école, assure l'accueil d'enfants en difficultés, on sent que son métier la tient. Mais, fatiguée et percluse de maux, elle se retrouve dans le service spécialisé d'un hôpital de Jerusalem.

Et là, par un hasard bouleversant, elle retrouve son amour d'adolescente, Ethan, celui qui lui a brisé le coeur 30 ans plus tôt, celui qui est à l'origine d'un traumatisme bien plus grand et bien moins guérissable que la bombe du bus. Celui qui a disparu dans le silence.
C'est très vite la passion et le chaos.  Les mots se bousculent. La vie d'Iris, bien rangée en apparence, vole en éclats puis se recompose, entre Jerusalem où elle vit et aime, et Tel-Aviv où vit sa fille. 

Il faudrait parler surtout de la cosmogonie Shalev. Dans le monde de Zerya Shalev, tout est dans tout, le battement d'ailes d'un papillon à Shanghaï produit des effets à Mexico. Ce qu'on a vécu à 18 ans vous revient en boomerang 30 ans plus tard. Ce que pense, désire, rêve et ressent une femme de 45 ans change la vie de sa fille de 20 ans, la sauve illico ou la précipite dans le chaos. C'est ainsi, c'est le destin, ou une forme de superstition et de toute-puissance maternelles tellement ancrées qu'elles en deviennent plausibles.

Le roman est plein de la voix intérieure de la narratrice, du récit produit par cette voix, qui façonne le réel à force d'être imaginé. C'est un excellent roman. Auquel je m'identifie, évidemment, sociologiquement cela ne peut pas être autrement, et sentimentalement non plus. Et je suis envieuse de la capacité de Zeruya Shalev à mettre en mots les ouragans intérieurs... 

Extraits :

"Si seulement on savait s'aimer autant que se fâcher, embellir autant qu'enlaidir, donner et prendre du plaisir autant que donner et prendre des coups."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 238-239

"Oui, soupire-t-elle, on est condamnés à se languir du stade précédent, qui n'était pourtant pas la panacée."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 379

"Couchée sans bouger dans le lit étranger d'une jeune fille étrangère, elle se demande pourquoi tous ces souvenirs l'assaillent à présent, en général, elle n'a pas le temps de les laisser remonter, mais voilà, il aura suffi d'un instant de désoeuvrement pour qu'elle soit rattrapée par sa réalité d'enfant abandonnée." 
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 382-383

"Et souvent une seule fois ne suffit pas, nous devons donner et redonner la vie à nos enfants, veiller encore et encore sur la flamme de leur souffle, les aider encore et encore à choisir cette vie qu'on leur a offerte sans qu'ils aient rien demandé, et c'est ce qu'elle est en train de faire à présent, voilà pourquoi elle a si mal, comme pour son accouchement, par la nuit froide où son jeune corps plié de douleur se séparait de la créature qui s'était tranquillement installée en elle."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p.  431