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jeudi 2 janvier 2014

Confiteor

Confiteor, Jaume CabréConfiteor. Je confesse. J'avoue. Vous, Adrià Ardèvol i Bosch, héros de roman de Jaume Cabré, Espagnol pur sucre qui n'a jamais habité ailleurs que dans le quartier de l'Eixample de Barcelone, sauf pour quatre années d'études doctorales à Tübingen, je n'arrive pas à vous quitter. 771 pages et demie avec vous que j'ai fait durer autant que possible, deux semaines complètes, des heures de lecture et relecture, c'était bien, le meilleur livre que j'ai lu cette année. Bien plus qu'un livre, une lettre-confession, fleuve, à la mesure de votre destin, de notre destin d'Européens du XXème et XXIème siècles.

Pourtant, vous êtes un personnage assez odieux. Pas complètement odieux, mais isolé dans son monde, comme indifférent à ce qui vous entoure. C'est que vous portez une histoire lourde, un père prêtre défroqué, collectionneur fou de manuscrits et d'objets divers dont il a fait commerce, enrichi de manière louche par la spoliation de biens juifs ou le chantage auprès de nazis en fuite après la deuxième guerre mondiale. Un père assassiné et peut-être assassin. Une mère qui ne vous aimait pas. Des siècles aussi de barbarie en Espagne, les monastères, l'Inquisition, le franquisme, en Allemagne le nazisme. Tout cela pèse sur vos épaules, comme l'autorité de votre père, qui a fait de vous un savant multilingue et qui ne vous laissait jamais respirer. Comme celle de votre mère, qui vous rêvait en violoniste virtuose. Comme les convictions de votre unique amour, Sara, la femme juive qui veut réparer la Shoah, mais comment pourrait-elle, même en hurlant et suppliant de rendre aux juifs survivants ce qui leur a été volé dans les camps. Même en vous laissant derrière elle.
 
On ne sait pas trop où vous vous situez, vous, Adrià, dans tout ça. Dans votre appartement de l'Eixample. Au milieu de vos objets, le violon, les manuscrits inédits, les encyclopédies. Sans cesse, vous hésitez, même si vous devenez parfois un héros déterminé. Sans cesse, vous faites du mal, des petites bassesses, des lâchetés, parfois croyant bien faire, parfois seulement indifférent ou insensible. Pauvre Laura, pâle copie de Sara, que vous anéantissez à petit feu et sans même vous en rendre compte (Laura, c'est un peu moi). Plus on avance dans l'histoire, plus on comprend que vous êtes perdu même si vous parlez 13 langues et avez écrit trois livres majeurs en histoire de la pensée. 771 pages et demie de confession à l'automne de votre vie, 771 pages et demie d'émotion et de style. Quand vous vous êtes mis à mélanger les personnages et les époques,  Adrià Ardèvol-Jaume Cabré, je me suis dit : oui, le même malheur transcende les époques et les hommes. Quand vous avez répété certains passages, donnant l'impression qu'on a déjà lu ces paragraphes parce qu'effectivement on les a déjà lus, je me suis dit que vous étiez facétieux, Adrià-Jaume, à nous jouer des tours de mémoire, surtout après 300 et quelques pages, c'est pas déjà assez compliqué comme ça à suivre, votre histoire, qui pourtant avait commencé de façon tellement classique que je pensais que j'allais m'ennuyer.  Au fil du roman, la confusion mentale gagne le lecteur comme l'auteur et c'est ce qui fait qu'on pleure à la fin et qu'on ne sait plus où on en est. C'est ce qui fait qu'on aime Adrià Ardèvol. On devient Adrià et la maladie d'Alzheimer qui le consume et le tue et le rend en même temps enfin accessible, enfin dépouillé de ses défenses. L'esprit s'embrouille, fait tomber les faux-semblants patiemment érigés au cours d'une vie. Il faudrait parler de Bernat aussi, l'ami fidèle, le violoniste réussi et romancier raté, avec sa petitesse dans sa grandeur, ou bien est-ce l'inverse, la nature humaine n'est-ce pas. Tant de personnages. Tant d'Adrià. Un roman magnifique qui prend la forme d'une autobiographie, ou peut-être une autobiographie qui prend la forme du roman.
 
Toute notre petitesse et notre grandeur, c'est ça Adrià Ardèvol i Bosch. Confiteor.