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jeudi 30 décembre 2021

Une vieille dame qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle

Il y a quelques années, j'avais déjà écrit un texte sur le même thème. Avec la disparition de quelqu'un s'évanouit aussi son histoire... Ici, celle de la grand-mère de mes enfants, décédée en août 2021, dont je restitue quelques fragments. 

L'histoire de Maria del Pilar, dite Ika, est en effet l'histoire d'une personne singulière prise dans les bouleversements historiques qui ont marqué le 20ème siècle en Europe.

Elle est née en 1932 dans une Espagne alors toute jeune République. Son lieu de naissance, en Murcie, est la ville où travaillait son père, infirmier militaire dans la marine espagnole. Son enfance est marquée par la guerre d'Espagne. En 1939, lors de la prise du pouvoir par les Franquistes, son père fuit l'Espagne pour l'Algérie, laissant derrière lui sa famille.

Ika retourne alors, avec sa mère et ses deux frères, au village d'origine de la famille, en Aragon. Pendant les années d'enfance, qui sont aussi celles de la deuxième guerre mondiale, la famille subit la faim et la honte. A l'école, les enfants doivent dire que leur papa est mort. Ils se font traiter de rojos, rouges, l'injure adressée au camp républicain. La maman travaille dur pour nourrir ses enfants. L'ambiance est joyeuse au village, tout le monde se connaît, les liens familiaux sont forts et laisseront à Ika une grande nostalgie. Au village, on ne l'appelle pas Maria del Pilar, qui est son nom d'état-civil, en hommage à la Vierge du Pilier de Saragosse. Elle est nommée Pilarin, la petite Pilar, car elle est toute jeune.

Ayant quitté l'école tôt, elle apprend le métier de culottière, c'est-à-dire la couture spécialisée de la fabrication des pantalons. A 21 ans, Ika est enfin majeure. Elle obtient un passeport pour voyager à l'étranger et retrouver son père. La famille a reçu quelques lettres de lui, au fil des années, elle sait qu'il est installé à Oran. La voilà donc partie, seule, en bateau, ce qui était plutôt audacieux, en 1953, pour une jeune fille de 21 ans qui ne parlait pas un mot de français et n'avait plus revu son père depuis ses 7 ans.

Le père, retrouvé, travaille comme infirmer libéral en Algérie. Il est communiste et manie l'esperanto. Il russifie le prénom de sa fille. La voilà surnommée Pilarika, puis simplement Ika. Très vite, ses frères et sa mère rejoignent Ika. Les parents ne parviennent pas à se réconcilier, la mère d'Ika repart bien vite en Espagne, mais les enfants sont heureux. Le frère aîné d'Ika épouse une Française. Ils s'établiront plus tard en Espagne. Son frère cadet épouse une hispano-cubaine, fille d'un ancien combattant des Brigades internationales ami du père, ils s'établiront plus tard en France. 

A un thé dansant, le jour de Noël 1953, Ika rencontre un jeune militaire français, Geronimo, qu'elle épouse en 1957, au retour de Geronimo d'Indochine. La famille de Geronimo est pied-noire francophone, originaire d'Espagne. Avec eux, Ika apprend le français et retrouve une chaleur familiale qu'elle avait perdue. Souvent, elle dit que ses belles-sœurs Suze et Camille sont comme ses sœurs, et que sa belle-mère, Mamie, est comme sa mère.

Mais bientôt, la grande histoire et ses bouleversements rattrapent la famille . La décolonisation est en marche. La guerre d'Algérie s'intensifie. Charles nait en 1959, peu de temps après le retour au pouvoir du général de Gaulle qui a adopté comme slogan "Tous Français de Dunkerque à  Tamanrasset". Le bébé est prénommé Charles en hommage au Général. Ou en hommage à Karl Marx, pour faire plaisir au grand-père communiste, on ne sait pas.
En 1960, Ika et Geronimo quittent l'Algérie pour l'Allemagne où Geronimo a été muté. Une autre guerre, plus feutrée, s'y déroule : la guerre froide. Vladimir naît en RFA. Peut-être s'appelle-t-il ainsi en hommage à Lénine, on ne sait pas. Ce qui est sûr, c'est que les enfants d'Ika et Geronimo sont pris eux aussi dans les soubresauts de l'histoire européenne. Chacun est né dans un pays aujourd'hui disparu.

De Grenoble et des Alpes, au début des années 1960, la famille ne connaît rien, à part une carte postale envoyée par Suze qui est partie en colonie de vacances en Isère, dans les années 50. Le mari de Camille y poursuit ses études, Camille et lui s'y sont installés. Suze, son mari et ses enfants les rejoignent avec mamie, quelques mois après l'indépendance, tout espoir de rester en Algérie ou d'y retourner ayant disparu avec le massacre des pieds-noirs d'Oran par le FLN le 5 juillet 1962. Quelques temps plus tard, Geronimo et sa famille les rejoindront.  Les débuts sont durs, comme pour beaucoup de pieds-noirs débarqués d'Algérie. Ika coud à façon pour mettre du beurre dans les épinards tout en élevant ses garçons. Vaille que vaille, chacun trouve un travail et participe à la vie économique d'une France qui ne connaît pas la crise.

Ce sont là encore de belles années, Les enfants grandissent, les étés se passent en Espagne, les dimanches en repas de famille dans la maison du Grésivaudan. Les paysages alpins deviennent le quotidien. Le père d'Ika s'est lui aussi installé dans la banlieue de Grenoble.

Puis arrivent les années 80 et 90, les petits-enfants naissent. Entre temps, Ika et Geronimo ont pris leur retraite dans le Sud de la France, retrouvant la Méditerranée de leur jeunesse. Ils ne s'entendent plus, se séparent. La dernière fois qu'ils se parleront, ce sera le jour de Noël 2009, 56 ans jour pour jour après leur première rencontre le jour de Noël 1953.

En 2010, à son décès, les cendres de Geronimo sont répandues au large de la Méditerrannée, Mare Nostrum, celle qui relie la France, l'Algérie et l'Espagne.   Ika souhaitait la même chose pour elle, ainsi soit-il.

vendredi 14 février 2014

Un vieillard qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle

Alsace-Lorraine

Il paraît qu'un proverbe africain énonce qu'un vieillard qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle. Ce serait étonnant qu'il s'agît d'un proverbe africain où les cultures traditionnelles relèvent plutôt de l'oralité ; l'indétermination de l'origine plaide plutôt pour une invention européenne (coloniale ?). Mais là n'est pas l'essentiel.

Mon voisin de 88 ans se meurt. Une bibliothèque brûle. Plusieurs fois, il m'a raconté ses souvenirs de famille et de guerre mais il n'a jamais voulu que je l'enregistre, que je l'écrive. Encore il y a une quinzaine, juste avant qu'on ne l'hospitalise, je tentais ma chance : "allez, je vais chercher mon magnétophone". Et lui : "non, on se mettra sur la terrasse, cet été, je répondrai à toutes vos questions, mais m'enregistrer, pour quoi faire ? Ou alors il faudra payer cher, hein !" Il rigolait, moi aussi. Je n'allais pas dire : c'est pour réécouter toutes vos histoires quand vous serez mort, nous en souvenir, c'est pour la mémoire, pour votre voix, votre accent, pour ne pas oublier. Manque de courage, pas envie de briser la complicité d'un moment de chaleur dans sa cuisine, je me suis tue. Et c'est ici que je dépose les dernières traces.

Paul est né en 1925, en Moselle. A 17 ans, il travaillait déjà à la Poste. On était en 1942. Deux ans plus tôt, les Allemands étaient revenus. On les connaissait bien, dans la région, les Allemands. La grand-mère de Paul était née française en 1860. En 1870, après la défaite de Sedan et l'annexion, elle avait dû devenir allemande ; heureusement qu'elle parlait le patois mosellan, qui lui permettait de se faire comprendre et d'être comprise des administrations. Tout avait été germanisé, l'école, les boutiques, les services publics. En 1918, une génération plus tard, ses petits-enfants avaient pu grandir Français, parler français, ils aimaient la France, des patriotes. 

Et puis, 1939 était arrivé. Une catastrophe pour l'Alsace-Moselle, qu'on appelait alors Alsace-Lorraine. Pensez donc,  expliquait Paul, se planquer derrière la ligne Maginot, opter pour l'infanterie alors que les Allemands avaient depuis plusieurs années une technique en laquelle les Français ne croyaient pas : les chars groupés. Ils en avaient acquis des centaines pour tout écraser sur leur passage. Résultat, en 1940, nouvelle annexion, germanisation accélérée et totale. Les noms des rues changés, tout Metz qui se prononce MeTTz, à l'allemande (voilà pourquoi les locaux le prononcent "MeSS" maintenant). Les maîtresses d'école françaises remplacées du jour au lendemain par des équivalents d'Outre-Rhin. Les Français d'hier obligés aujourd'hui de saluer à l'entrée des services publics par un "Heil, Hitler". Paul avait compris très vite que son chef était un collabo, il disait toujours : "vous savez, la police, les gendarmes, c'étaient des Français. A Oradour-sur-Glane, c'était des Français aussi !"
En 1942, Paul avait 17 ans. Il menait sa vie d'employé des postes. Il parlait allemand suffisamment, grâce au patois mosellan. Un jour, un courrier était arrivé à la maison. C'est son père, qui lui avait annoncé, assis à la table de la cuisine, au retour de Paul du travail. Il pleurait. Paul aussi pleurait quand il racontait cette histoire. Il devait partir, pris par les Allemands, incorporé de force dans la Wehrmacht. C'était ça ou la famille serait arrêtée, emmenée loin, allez savoir. Alors, Paul était parti, du haut de ses 17 ans. S'en était suivi tout un périple à travers l'Europe, des combats en Grèce et en Yougoslavie, aux côtés des Oustachis, contre les partisans de Tito. Il disait qu'il avait eu de la chance, de n'être pas envoyé sur le front russe, tant de camarades n'étaient pas revenus de Stalingrad. Car on envoyait les Lorrains à Stalingrad, on se méfiait des Lorrains dans la Werhmacht, traîtres au Reich, voilà comment ils étaient perçus. Paul qui comprenait l'allemand l'avait souvent entendu.
Paul par miracle avait survécu. Il disait qu'il avait été obligé de tuer, apprendre à tirer au fusil, c'était lui ou moi, vous savez. Il savait comme en tant de guerre, les hommes deviennent des bêtes, des barbares. Il disait qu'ils n'apprennent rien du passé, les hommes, qu'ils sont capables de tout. Tant de fois, il avait dû marcher à pied, passer d'un front à l'autre, voir des camarades mourir. A la fin, au moment de l'armistice, après un passage au Danemark, il était aux Pays-Bas quand l'armée canadienne l'avait arrêté.  Avec d'autres, ce qui restait de la Wehrmacht, de la SS. Un coup de chance, si ça avait été des Français, ils l'auraient peut-être tué. Il avait mis plusieurs mois avant de pouvoir revenir chez lui, en Moselle.
Il était maigre, sale, une barbe longue. On était en 1945. De retour chez lui, son chien lui avait léché les mains, ça avait été le seul à le reconnaître tellement il avait changé. Le vieux père le croyait mort. Il avait pleuré quand enfin il avait compris qui il avait devant lui. Et Paul, à 88 ans, pleurait encore en racontant cette histoire.

Ensuite, dans l'après-guerre, pendant des années, les humiliations d'être un traître à la France, combattant sous l'uniforme allemand. Devoir demander à être réintégré dans la nation française, prouver ses origines, même la grand-mère qui en était à sa cinquième nationalité depuis 1860. Devoir supporter  ce qu'on disait des "Boches", des "casques à pointe" car c'est comme ça que souvent on appelait les Mosellans, surtout les Français de l'Intérieur qui attendaient bien tranquillement à l'arrière que ça se passe. Ca avait été dur, mais Paul était vivant, chez lui. Dans les années 80 seulement, on avait commencé à évoquer et reconnaître la souffrance des "malgré-nous".

 Il a vécu une vie tranquille. Il est retourné à la Poste, devenu facteur. La paix, enfin. Il a su passer outre l'amertume, il était profondément bon et profondément optimiste. Pacifique, toujours. Toute la rue le connaissait, c'était convivial entre voisins, surtout tant qu'elle est restée une impasse dans laquelle on pouvait installer tables et chaises. Bien sûr qu'il râlait contre la jeunesse et disait qu'il y avait des coups de trique qui se perdent, surtout ces dernières années.  Il racontait pour nous faire peur les maisons de correction de son enfance, là où on envoyait ceux qui ne marchaient pas droit. Il était partisan de méthodes musclées en matière éducative... Mais je ne l'ai jamais vu agressif ou méchant. Toujours le sourire. Toujours un Saint-Nicolas en chocolat pour les enfants le 6 décembre, toujours à rigoler quand il nous rapportait un ballon malencontreusement jeté dans sa cour, il faut bien qu'ils s'amusent ces gamins, comme il disait. Quant il était petit, il avait eu un ballon en tissu avec lequel il avait beaucoup joué, ceci explique peut-être cela. Et une orange à Noël, ça suffisait.


Merci, Paul, pour ces années de voisinage et de jardinage, d'amitié. Merci pour la leçon de vie.  


Maintenant on est 5 jours après, le 19 février et le téléphone a sonné. Paul est mort. Le cœur même très grand et très résistant a fini par lâcher sous la morphine. Au revoir, Paul, je vous embrasse bien fort.
Maintenant on est 11 jours après, le 25 février. Paul est enterré. Il a voulu sur son cercueil le drapeau européen, à côté du français, de la bannière "honneur et patrie". Il voulait la paix, Paul, c'était son message de départ. A l'église, on nous a lu une partie de sa lettre d'adieux qui disait : "j'ai rangé mes espoirs dans un tiroir et j'ai perdu la clé". Et plus loin, "au revoir, dans un monde d'amour et de paix".