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jeudi 21 avril 2016

Opération Sweet Tooth

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth

Le style de Ian McEwan, remarquable en anglais dans Enduring Love, est aussi plaisant traduit en français. Un mélange d'élégance et d'ambiguïté voire de roublardise, car McEwan est un adepte du mélange des genres et du jeu entre fiction et réalité. Particulièrement ici, dans ce qui semble être le récit autobiographique d'une espionne : Serena Frome (prononcez Frume, comme c'est précisé), fille bien née d'évêque anglican, est embauchée au MI5 à l'issue de sa licence de maths à Cambridge, à la fin des années 1960. Dans une ambiance qui mêle guerre froide et machisme à l'ancienne, elle prend part à une opération de recrutement d'écrivains favorables au camp occidental, fait connaissance dans ce cadre avec un jeune auteur de nouvelles, T.H Haley dit Tom. Et tombe amoureuse, bien sûr. La suite, lisez-la vous-même, ce serait dommage de dévoiler ici la surprise (la supercherie ?) du livre.


J'ai apprécié le personnage de Serena, la fille à la fois inculte, bien élevée, belle et déterminée. Une grande lectrice, Serena. Pas au sens littéraire, au sens quantitatif. Je suppose que bien d'autres lectrices amateures s'y retrouvent.

Extraits

"Je pouvais engloutir un bloc de texte ou tout un paragraphe en une seule gorgée visuelle. Il me suffisait de laisser mes yeux et mes pensées se ramollir comme de la cire pour que les mots s'y impriment aussitôt. Au grand agacement de mon entourage, je tournais les pages toutes les quelques secondes d'un coup de poignet impatient. Mes exigences étaient simples. J'attachais peu d'importance aux thèmes ou aux phrases bien tournées, je sautais les descriptions soignées du temps qu'il faisait, des paysages et des intérieurs. Il me fallait des personnages auxquels je puisse croire, et je voulais que l'on me donne envie de savoir ce qui allait leur arriver. En général, je préférais qu'ils tombent amoureux ou se séparent, mais je ne leur en voulais pas trop s'ils essayaient de faire autre chose. C'était une attente vulgaire, mais j'aimais entendre avant le dénouement quelqu'un demander : "Veux-tu m'épouser ?" Les romans sans héroïnes ressemblaient à un désert aride. Conrad était trop loin de mes préoccupations, comme la plupart des nouvelles de Kipling et de Hemingway. Je ne me laissais pas davantage impressionner par la réputation d'un auteur. Je lisais ce qui me tombait sous la main. Romans de gare, grande littérature, et tout ce qu'il y avait entre les deux : je réservais à chaque livre le même traitement cavalier."

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 20-21


"J'avais soif d'un certain réalisme naïf. Je prêtais une attention particulière, tendais mon cou de lectrice à la moindre mention d'une rue londonienne que je connaissais, de la coupe d'une robe, d'une célébrité de la vie réelle, d'une marque de voiture, même. Là, au moins, je disposais d'une unité de mesure, je pouvais juger la qualité de l'écriture à l'aune de son exactitude, de sa capacité à recouper mes propres impressions ou à les embellir. (...) Je n'étais pas convaincue par ces écrivains (éparpillés à travers les continents sud et nord-américains) qui envahissaient leur propres pages comme s'ils faisaient partie de la distribution, bien décidés à rappeler au malheureux lecteur que tous les personnages, eux-mêmes compris, étaient pure invention et qu'il n'existait aucune différence entre la vie et la fiction. Ou à insister, au contraire, sur le fait que la vie était de toute façon une fiction. Selon moi, seuls les romanciers risquaient de confondre les deux. J'étais une empiriste-née."

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 105


"La misanthropie ou la haine de soi - étaient-elles si éloignées ? - devaient faire partie de sa nature. Je découvrais que l'expérience de la lecture est faussée lorsque l'on connaît l'auteur, ou qu'on s'apprête à le rencontrer. J'avais pénétré dans l'esprit d'un inconnu. Mue par une curiosité grossière, je me demandais si chaque phrase confirmait, niait ou masquait une intention secrète. Je me sentais plus proche de Tom Haley que si je l'avais eu comme collègue au Fichier central ces neuf derniers mois. Mais malgré ce sentiment de proximité, difficile de dire ce que je savais au juste. Il me fallait un outil, un instrument de mesure, l'équivalent narratif d'un compas de navigation pour calculer la distance séparant Haley d'Edmund Alfredus." 

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 164

jeudi 28 janvier 2016

Charles Edward Perugini

Charles Edward Perugini
Charles Edward Perugini (1839-1918), Idle Moments, before 1885, oil on canvas


Une image qui appartient déjà à l'histoire.

Des moments de félicité que je ne vivrai plus.

mardi 6 octobre 2015

Lire un beau texte constitutionnel

Chaque année, à pareille époque, l'émotion revient quand je lis tout haut la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis. Il y a quelque chose de grand dans la détermination collective et l'affirmation de droits, quelque chose qui résiste au temps. Les hommes sont nés libres et égaux, tenir cela pour une vérité, s'appuyer sur cette vérité pour se rebeller, c'est beau. 
Affirmer le droit à la recherche du bonheur aussi. The pursuit of happiness. Car il ne s'agit pas de "droit au bonheur", comme on le caricature souvent, mais du droit à le chercher, à choisir, à tatonner encore et encore.
Ce qui est exposé ensuite est de l'ordre de la nécessité impérieuse, pas du souhait : la dissolution des liens politiques, la prise de distance d'avec le Léviathan anglais est devenue vitale pour la survie des colonies et des droits inaliénables. On sent que les pères de l'indépendance, en engageant leur honneur, ne font pas de vagues promesses de papier.  Leur unité et leur courage transparaissent à chaque ligne.

Chaque année, je me tiens debout, respire profondément, saisis la feuille blanche, regarde bien en face ces jeunes gens qui pourraient être mes enfants, et j'énonce, le plus fermement et le plus clairement possible, espérant de tout cœur leur faire sentir cette beauté :



"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future. Telle a été la patience de ces Colonies, et telle est aujourd'hui la nécessité qui les force à changer leurs anciens systèmes de gouvernement. L'histoire du roi actuel de Grande-Bretagne est l'histoire d'une série d'injustices et d'usurpations répétées, qui toutes avaient pour but direct l'établissement d'une tyrannie absolue sur ces États. 
(...)  En conséquence, nous, les représentants des Etats-Unis d'Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l'univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement au nom et par l'autorité du bon peuple de ces Colonies, que ces Colonies unies sont et ont le droit d'être des Etats libres et indépendants ; qu'elles sont dégagées de toute obéissance envers la Couronne de Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l'Etat de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous ; que, comme les Etats libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que les Etats indépendants ont droit de faire ; et pleins d'une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette Déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l'honneur."  



vendredi 28 août 2015

Avec roman

Je pourrais écrire un roman, en cinq courts chapitres.  L'histoire d'une rencontre entre un type qui écrit dans son coin et une lectrice de hasard.

Premier chapitre, Rencontre 

Soleil de juin, je portais un chemisier blanc et un pantalon noir, ma tenue de concert avant la représentation que je donnerai ce soir. Je l'attendais à cette terrasse de café. Quand son regard a croisé le mien, mon cœur a sursauté ; ensuite je suis restée en difficulté pour parler. Je souriais et écoutais, faute de mieux. C'est qu'il est différent de ce que j'imaginais. Fin et drôle. Et la jeunesse de la voix. Ca ressemblait à un rêve dont je ne voulais pas me réveiller, un rêve de découverte. Je pensais à tout ce qu'il avait écrit, que j'avais tellement aimé. Je pensais qu'enfin je le rencontrais et ça me rendait heureuse.
En même temps, j'avais à faire, cette représentation me préoccupait. Il y assistait et presque tout le temps je l'ai regardé en coin. Plus tard, des proches se sont inquiétés, ils me trouvaient bizarre, ailleurs, comment j'étais arrivée là et pourquoi j'étais incapable de répondre à telle question. Rien de grave pourtant, juste un peu perdue dans mes pensées oniriques, avec sa voix dans mon oreille. Et voilà, maintenant rentrée chez moi, je rêve encore. Soupirs.

 

Deuxième chapitre, Restaurant japonais

Quelques mois se sont écoulés. Une autre soirée face à face, devant des sushis,  à me heurter au fait que j'aurai beau faire et dire, je ne serai jamais dans son film intime. A la lisière, c'est ma place. Que demander de plus, à quoi bon hein, à part pour se faire incendier, traiter de jalouse, d'inflammable ou je ne sais quoi.
Ce qui m'anime dégouline et l'écoeure, cette gentillesse, ce pathos, ça pue et ça lui colle aux basques en plus de sentir le brûlé. Une résine dont il cherche à se débarrasser.
Justement, je me souviens que c'était vers décembre et que j'étais habillée entièrement en vert sapin. Il portait une veste de cuir. J'étais si fatiguée, j'aurais aimé m'endormir sur son épaule au café. Nous avons parlé, longtemps, trop longtemps et à la fois pas assez. Après quoi, ça a mal tourné, il a allumé la lance à incendie et j'en ai pris plein la gueule. Soupirs et pleurs. Fâcherie. Puis dissipation de la fâcherie.

 Troisième chapitre, Satyajit Ray

Au fil du temps, le feu s'est éteint, remplacé par la cendre, car le type qui écrit est le champion toutes catégories de la bonne distance. Quand le hasard nous réunit cette fois encore, je lui assigne la même place que celle qu'il m'assigne, celle du voyageur de passage. Je ne cherche plus à l'émouvoir, m'habille juste un peu pour sortir dans cet endroit où j'avais envie d'aller mais où nous ne nous rendrons finalement pas, mets une robe noire et mes chaussures à paillettes.  Il porte des chaussettes à rayures.  Ce soir là, on passe un bon moment. On marche et on dîne et on regarde un film. J'erre dans un décor qui n'est pas le mien, dans une vie tellement autre que la mienne. Ses livres me sont étrangers, ses préoccupations aussi, je ne sais d'où vient cette sensation de proximité. Les soupirs, cette fois, c'est à cause du film, les personnages, la justesse de Satyajit Ray. A la fin, il se débarrasse de moi avec délicatesse. Le lendemain, j'ouvre les yeux, je pense : c'était bien.


Quatrième chapitre, Le parc

Ce jour-là, nous avons pris le soleil. L'ombre aussi. Le soleil surtout. J'avais l'impression de retrouver un vieil ami, de lui raconter mes histoires et d'écouter les siennes. La magie du début manquait peut-être, elle s'était transformée en apaisement, on ne peut pas tout avoir. J'ai pensé que finalement je le voyais tel qu'il est vraiment, et paradoxalement qu'il resterait à jamais un mystère. Je lui ai souri. N'ai pas pris ses mains dans les miennes, cela ne lui ressemble pas.
Il était fatigué. Peut-être retrouvait-il une amie à qui il racontait ses histoires et dont il écoutait les siennes. Je me demandais s'il s'ennuyait avec moi, qu'est-ce qu'il faisait là finalement, hein, celui qui écrit dans son coin, celui qui n'attend rien de la vie ni des autres ? Toujours cette crainte qu'il ne soit venu que par politesse.
Je l'ai trouvé un peu amaigri, dans sa chemise à carreaux, me suis demandée s'il me trouvait grossie, ridée, fanée. Nous nous regardions vieillir, à travers ces rencontres sporadiques habitées et entrecoupées de récits. Peut-être étions-nous déjà un peu morts. Peut-être nous étions-nous rencontrés au soleil du temps qui passe pour nous regarder et nous écouter vieillir et puis mourir. Au moment de partir, lui faisant un dernier signe, c'est ce que j'ai pensé : que quand je le reverrai, je serai un peu plus vieille et lui aussi, que c'était ainsi. Il faisait encore beau. La nostalgie déjà m'assaillait, je l'entendais approcher doucement du fond de mon cerveau même si la joie ne m'avait pas quittée. Une petite larme a coulé sur ma joue droite, je l'ai essuyée dans un sourire.

 

Cinquième chapitre, Il n'y aura pas de prochaine fois

Cela fait quelques temps que j'ai renoncé à ces rencontres, avec tristesse. La dernière fois, l'hésitation à y aller m'a montré le chemin de la fin. C'était comme une peine qui me tenaillait, me poussait à laisser ces épisodes derrière moi, car il n'en sortirait rien de bon, que de l'indifférence muette et du faux-semblant. Il n'avait plus rien à me dire et son silence résonnait tellement fort qu'il me faisait mal aux oreilles. J'en avais marre, d'être le bon public gentiment consentant, la résine collée aux basques du type qui préfère rester dans son coin.
Il valait mieux partir alors. J'ai encore écrit quelques mots, versé quelques larmes. Et puis hop, c'était fini, ou plutôt non, ça n'en finit pas de finir car je suis comme ça, je ne sais pas finir. 
P.S: l'illustration vient du blog d'une femme qui écrit vraiment, ici

dimanche 26 juillet 2015

Sans roman

C'était la nuit et j'étais enfermée dans une voiture. J'étouffais. Je voulais ouvrir la vitre pour avoir moins chaud, mais je ne trouvais pas la manette, je n'y arrivais pas. Alors, ça me donnait une furieuse envie de sortir de là, un besoin toujours plus impérieux de respirer, de m'évader. 

J'ai poussé comme une dingue les deux mains plaquées contre la vitre, ça ne s'ouvrait pas. L'angoisse de ne pouvoir sortir étreignait la gorge et faisait battre le cœur. J'ai essayé de me calmer, souffler, ouvrir à nouveau.

J'ai encore poussé. Je me suis dit qu'il fallait taper, casser la vitre. La panique me poussait à agir, vite, vite, il fallait sortir. Comment on casse une vitre déjà, c'est tellement dur.
 
Putain, je suis piégée, j'ai pensé, en poussant de toutes mes forces avec mon épaule.

C'est là que je me suis réveillée, me suis rendu compte que je poussais comme une dingue, debout contre la baie vitrée fermée de la chambre d'hôtel. Le cœur battait toujours autant et l'épaule droite était endolorie. Je ne sais pas comment j'étais arrivée là, sortie du lit, levée, jetée contre la vitre.

Il a fallu un grand moment pour me rendormir, j'avais peur et pas un roman à lire.

Sans roman, rien pour distraire de la peur.  

jeudi 23 juillet 2015

La Bibliothèque

BNF Bibliothèque François Mitterrand
Je connais peu d'environnements aussi apaisants et propices à la réflexion que la Bibliothèque Nationale de France. La promenade pour s'y rendre traverse le beau jardin Yitzhak Rabin, puis la Seine. A l'arrivée, l'air est frais, climatisé. Il faut s'armer de patience, arpenter de longs couloirs quasi-déserts avant d'atteindre les salles de lecture. La nature presque sauvage du patio se laisse regarder par les baies vitrées, mais impossible d'y accéder, le travail ici ne se conçoit qu'en milieu clos.

Les sons sont étouffés dans l'épaisse moquette, si bien qu'on est presque surpris d'entendre des voix à proximité des rares lieux où la conversation est autorisée. Vérification de la carte de lecteur, chuchotement de rigueur, un peu comme au couvent. Une salle immense, de grandes tables éclairées, il est temps de s'installer, dans le silence. Si besoin, un employé viendra aimablement rappeler les règles de bonne conduite à ceux qui ne les respectent pas.
 
Je me sens comme un moine dans un monastère, étudiant laborieusement, à l'écart du monde, dans le respect des règles, avec la marche lente et répétée comme compagne. Car à part lire et écrire, tout en ce lieu nécessite des pas : marcher longtemps pour obtenir un café, marcher longtemps pour aller aux toilettes, marcher longtemps pour revenir au vestiaire chercher un mouchoir, marcher encore pour rejoindre sa place.

La bibliothèque exige des pas lents et des gestes mesurés, de la délicatesse, de la détermination, de la concentration. Entre les murs épais des salles d'études, on a la sensation physique de sa mission de conservation du patrimoine, de sa grandeur et de sa solidité. Les documents sont bien classés et bien protégés, nous aussi, on voudrait camper à l'abri de ses murs, éternellement hébergé dans l'antre de la bête. Se laisser écraser de cette puissance tutélaire, disparaître. La mère-bibliothèque invincible enveloppe et avale ses enfants-lecteurs. S'agit-il de les dévorer, finira-t-elle par les régurgiter, la journée terminée ? A la fin, on ne sait plus si on est au cœur du plus merveilleux endroit du monde, ou dans le système totalitaire le plus abouti. Le dilemme de la fusion maternelle, au bout du compte.

dimanche 28 juin 2015

Lire un maximum en un minimum de temps

En ce moment, comme tous les ans à pareille époque, mon métier consiste à lire un maximum de pages en un minimum de temps. L'exigence est sans limite. Papiers de recherche, projet à lancer, compte-rendu de réunion, copies d'examens,  mémoires avant soutenance etc.
Lire, annoter, dévorer les pages en vitesse ; commenter, plus vite, toujours plus vite, tout en s'intéressant suffisamment pour ne pas avoir tout oublié au moment de discuter les contenus, dans quelques heures ou quelques jours. 
 
Voilà ma mission, voilà ce qui m'envahit, m'obsède, m'étourdit, m'empêche de dormir.
 
Lire malgré la chaleur étouffante à mon bureau, sous le toit, et le bruit des voisins qui se baignent dans leur piscine (bien fraîche). Lire malgré la tentation constante de faire un tour sur l'e-mail, le téléphone portable, un réseau social quelconque, ce blog aussi.  Lire en laissant de côté cette idée de téléphoner à une amie, à ma mère, à un ami, ce serait trop long et compliqué. Boire un verre d'eau avec des glaçons, un café sans sucre, soupirer, s'y remettre, allez courage.
 
C'est une mission pénible, éreintante.
 
En lisant je rêvasse, pensant que dans quelques heures, j'aurai avancé et cuisinerai un bon repas. Que dans une quinzaine, ça ira mieux, enfin je pourrai aller à la piscine, rester au lit ou flâner en ville  ou peut-être, me promener dans Paris. Que Machine m'a dit ceci l'autre jour, ça m'a fait sourire, et que Truc avait affirmé cela, autrefois, comme ça m'avait fait souffrir. Le petit monde lové au creux de mon cerveau se réveille, se déploie malgré moi. Je pense aux petits personnages de 1Q84, les Little People.  Je me dis que mes Little People reviennent me distraire, me hanter. Qu'il serait sûrement plus confortable d'oublier, que je ne peux pas, comme je ne peux jamais me concentrer complètement.
 
C'est ainsi, quand quelque chose devrait occuper l'esprit, l'inconscient fait en sorte d'y échapper.

mercredi 11 février 2015

Lire des polémiques


Pourquoi est-ce que je me sens mal à chaque fois que je lis une polémique, sur un forum de discussion ou un réseau social en ligne ? Toujours cette impression d'être écartelée, de ne pas savoir où je me situe exactement. Untel est certain de détenir la vérité, c'est assez convaincant et peut-être bien qu'il a raison, mais pourquoi pas untel aussi, qui défend la position opposée... Et cela même sur des sujets fondamentaux, de société, ceux sur lesquels je suis censée être au clair et formuler une opinion. L'insécurité culturelle, à propos de laquelle le débat intello-médiatique bat son plein. Définir. La culture, l'insécurité, la norme, la laïcité, l'islamophobie. Eviter les amalgames. Que penser, est-ce si simple, aussi tranché que la polémique (facile) le laisse entendre ? Le dispositif sociotechnique me somme dans sa brutalité de choisir mon camp et je ne peux pas, je ne sais rien, j'ignore tout, je ne me suis pas documentée donc je n'ai pas d'opinion. Je n'en aurai probablement jamais, de toute façon, ce sont tellement plus des émotions que des rationalisations ou des jugements construits qui nous guident, j'en suis sûre maintenant. Quand je lis une polémique, c'est comme être l'enfant devant la dispute de ses parents. J'ai peur. Aucune distance. Que le calme revienne, s'il vous plaît, c'est tout ce qui m'importe. Je suis l'enfant écartelé témoin de la dispute de ses parents et n'attendant qu'une chose, qu'ils cessent, qu'ils se taisent, qu'ils se réconcilient, si possible, car je sens une rupture radicale qui me tue.

Je n'ai pas toujours été comme ça. Je me souviens même d'une période de ma jeunesse où j'avais des certitudes, où un camarade quelque peu irrité m'avait indiqué qu'avant de me forger des opinions, je ferais bien de me documenter. J'avais rigolé, je crois, lancé une boutade, en sentant de sa part un reproche et un mépris social qui ne pouvaient être désamorcés que par un pas de côté (j'avais de la répartie, en ce temps là). Mais j'ai changé. J'ai diablement changé. Je n'ai plus de répartie. Et surtout plus aucune certitude, je trouve presque incongru d'exprimer des opinions. Pas envie de faire semblant de trancher, de basculer dans le politiquement correct, ni d'être non plus dans la minorité hostile. Rester tranquille, dans mon coin, comme si de rien n'était, étudier dans le silence. Ce n'est pas facile en ce moment puisqu'il faut choisir son camp, et que si tu n'es pas avec nous, tu es contre nous. Mais je ne peux pas, it's beyond my control comme disait cruellement John Malkovitch dans Dangerous liaisons (je le dis gentiment, ou plutôt ne le dis pas).  Même si j'ai conscience que se comporter comme ça, c'est risquer de faire le lit du fascisme, de l'antisémitisme, de l'islamophobie etc.

Je ne sais rien, voilà la seule chose que je sache. Eux non plus, sans doute, mais ils sont tellement persuadés de savoir...

mercredi 30 octobre 2013

La lecture abandonnée

Valloton, La lecture abandonnée Aujourd'hui, je n'ai pas lu.
 
J'ai visité l'atelier. Des violons, des violoncelles, des archets, des morceaux de violes de gambe mélangés à des peintures et des gravures. Les violes de gambe sont fascinantes,  jamais identiques, parfois au sommet il y a une tête de lion. Quelque part à Paris se trouve une viole avec une belle tête de lion, pas n'importe quel lion, un beau lion bien sculpté, un lion en forme,  un lion prêt à rugir. Une viole peut-être oubliée dans un coin, allez savoir ce qu'ils en ont fait.
 
C'est une viole qui manque à son luthier. Il y tenait, le luthier, à son lion bien sculpté. Puis à Jacquemin, les gravures de Jacquemin, je préférais la première, elle était plus simple, plus belle, forte et douce. On est tombé d'accord.
 
Il est passé dans la pièce à côté, a essayé un violoncelle, le son était magnifique, ça vibrait, il a dit : je crois que c'est pas mal, comme ça.

En attendant, je feuilletais sur l'escalier un livre sur Valloton en pensant à son Verdun. Je suis tombée sur une femme pulpeuse, d'une collection privée à Montréal. Puis sur "la lecture abandonnée". Je ne savais pas que Valloton avait peint autant de nus, aussi sensuels. Des femmes qui ont vécu, aux seins lourds, aux ventres ronds. Quand je pense qu'étant jeune je préférais les nus torturés de Schiele,  la raideur géométrique et angoissée, j'étais bête. Il n'y a rien de plus beau que la courbe et la lascivité. L'abandon.

J'ai voulu payer mais je m'appuyais sur un violon, alors il a dit: "hey, touchez pas à mon Vasymarius!" On a ri. On a parlé des clients mauvais payeurs et mauvais loueurs, ils disparaissent mais ne meurent pas, on n'est pas dans un roman, c'est juste qu'ils ne veulent ni payer ni restituer les instruments. Ah bon, mais pourquoi donc. Après on est passés aux jardins, le temps change, il faut mettre les plantes à l'abri. Il a conclu, je vais travailler un peu, et vous, rentrez vos geraniums !

lundi 22 juillet 2013

Patchwork de livres pour les vacances


livreConseils d'amis :
 Paul Auster, Sunset Park
Joël Decker, La vérité sur l'affaire Harry Québert
Georges Hyvernaud, Le wagon à vaches
John Irving, A moi seul bien des personnages
Marin Ledun,  Les visages écrasés
Linda Lê, Personne (et autre romans)
Sandor Marai, Les braises
Azir Nafsi, Lire Lolita à Téhéran
Stephan Zweig, Trois poètes de leur vie


Et glanés à la radio :
Santiago H. Amigorena, La Première Défaite
Julia Deck, Viviane Elisabeth Fauville
Patrick Deville, Peste et choléra
Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome
Peter Heller, La Constellation du chien
Jean-Luc Montel, Motus et Melancolia (cf. rediffusion d'un documentaire radiophonique de 2001)
 

mardi 19 mars 2013

Ceci n'est pas une lectrice

Magritte Moments où je ne suis pas lectrice.

- quand je marche, dans la rue ou ailleurs.
- quand je cours.
- quand je conduis, quoique je lise les panneaux indicateurs.
- quand je prends un bain, souvent en fermant les yeux.
- quand, le matin et le soir, dans mon lit, je pense à ceux que j'aime.
- quand je dors, même s'il m'arrive de rêver que je lis.
- quand je me regarde dans le miroir, quand je me maquille ou que je m'habille.
- quand je parle.
- quand j'écoute ce qu'on me dit.
- quand j'embrasse mes enfants ou d'autres personnes.
- quand je me serre contre quelqu'un.
- quand je m'abandonne à la fusion des corps.
- quand je ris, quand je pleure.
- quand je bois un café.
- quand je cuisine, en écoutant la radio le plus souvent.
- quand je mange, sauf si c'est au bureau devant mon ordinateur.
- quand je suis à une réunion ennuyeuse et que j'observe mes collègues.
- quand je regarde par la fenêtre, que le regard se porte au loin.
- quand certaines personnes me téléphonent (pour d'autres, je peux lire en même temps).
- quand je regarde un film.
- quand j'écoute de la musique.
- quand je chante.
- quand je fais vite fait un raccomodage.
- quand je fais les courses, mais je lis les étiquettes.
- quand je réfléchis très fort.
- quand je pense à mes amours perdues ; parfois j'en pleure de nostalgie et de tristesse.
- quand mon coeur fait boum boum boum et que je me sens essoufflée.
- quand je suis malade.
- quand je range, nettoie, mets une lessive tourner etc.
- quand je prends une décision.
- quand je me raconte des histoires dans ma tête et c'est souvent.
- quand j'essaie de calmer mes émotions et c'est souvent.
- quand je rêvasse et c'est souvent.
- quand je soupire.
- quand je souris au soleil comme ce matin.

mardi 5 mars 2013

Lire chez les autres

Lectrice
Lire chez les autres. Ca permet de les connaître, d'entrer en relation d'une autre façon. Je regarde les titres sur les étagères. Y'a-t-il des polars, des dictionnaires, des livres d'art ? Comment est-ce rangé : par auteur, par collection, en piles verticales, horizontales ? Parfois, je tombe sur un amateur de livres de poche qui classe par éditeur et sur plusieurs rangées. Quelqu'un qui apprécie les repères colorés et lutte contre le manque de place, on se ressemble. D'autres fois, c'est le désordre, on ne sait par où commencer... une invitation à déambuler...

Les titres sont-ils en langue française ? Une bibliothèque dans une autre langue semble étrange, difficile voire décourageante. Mais les bibliothèques multilingues sont très attirantes. Qu'est-ce qui est posé en évidence, qui vient d'être lu, attend de l'être ? Les pages des livres sont-elles cornées ou alors c'est le royaume du marque-page bien propret, dans cette maison ? Je m'imprègne. Je découvre. Un auteur que je ne connaissais pas, un livre dont j'avais entendu parler. Un titre au hasard où je vois une dédicace manuscrite, d'amis ou de collègues, ça me touche.

Il arrive que le visiteur s'exclame, devant ma bibliothèque: "tiens, on lit la même chose!". Ainsi éclosent des conversations autour des livres, comme d'autres parlent de leur chien ou de leur chat. Même à l'institut de beauté, on a discuté romans la semaine dernière, la veine humour noir amuse Vénus, l'esthéticienne. Elle a sorti un livre de derrière la caisse : Franz Bartelt, Les bottes rouges, il paraît qu'elle le dévore, ces temps-ci. J'en aurais volontiers fait autant, on était bien, dans la blancheur cool et zen de l'institut.

J'aime lire tranquillement installée et dans le silence. Le lieu inconnu me devient peu à peu connu, comme la personne qui l'habite. A son retour, même si c'est dans 3 minutes, plus rien ne sera pareil, c'est sûr.

jeudi 31 janvier 2013

Bibliothèque idéale

Enfant, je jouais presque tous les soirs à un jeu apaisant, dans mon lit, avant de m'endormir. Le jeu consistait à imaginer un endroit où j'aimerais habiter, tout en le dessinant avec mon doigt sur le drap. C'était toujours le même endroit: une seule pièce rectangulaire, pas très grande, avec toutes les fonctions indispensables à ma vie. Il y aurait donc mini-cuisine, salle de bains, toilettes et les murs tapissés de livres. Une porte épaisse me séparant du monde et du bruit. Je n'en sortirais pas ou peu, j'y serais très tranquille, imaginais-je. Je me sentais protégée dans cette bibliothèque idéale, pouvais alors doucement m'endormir en serrant mon doudou. Parfois, par temps chaud, je dessinais en plus une piscine.
Il m'arrive encore de jouer à ce jeu. Mes goûts sont devenus plus sophistiqués, les magazines déco sont passés par là. Pourtant, l'esprit reste le même. Ce serait une pièce avec des canapés et des fauteuils profonds, pourquoi pas en cuir usé comme dans les clubs anglais, du café (et le droit de fumer).  Les murs seraient couverts d'étagères bien rangées, par ordre alphabétique d'auteur ou par collection. L'éclairage serait tamisé, les tapis soyeux, les parquets craquants. Un chat passerait, jamais où on croit mais jamais parti non plus.
On y trouverait mes livres et mes disques préférés. Un abécédaire d'auteurs où il y aurait forcément Nancy Huston, Siri Hustvedt, John Irving de mes jeunes années, Eliot Perlman, en VO aussi si on veut pour une Anglophone touch. Léonard Cohen, Barbara, Brassens et Linda Lemay dans la discothèque. Des goûts Télérama, un genre de résumé des aspirations et des rêves de la classe moyenne au XXIème siècle. On pourrait en faire une sociologie bourdieusienne: "Léonard Cohen, un art moyen". Ou bien dans cinquante ans, une histoire culturelle à la Thompson, The Making of the French Middle Class,  qui mentionnerait Paul Auster ou Annie Ernaux comme tellement représentatifs des lectures stéréotypées de cette catégorie (dans le genre littérature classe moyenne, j'écrirai un jour sur J.G Ballard). Ou pourquoi pas une belle théorie adornienne sur le conditionnement des individus par l'industrie culturelle, car je suis terriblement aliénée à l'industrie culturelle, comme tout le monde, sauf que moi je le sais.
Cette bibliothèque serait également numérique, puisqu'il faut vivre avec son temps... mais j'ai beaucoup de mal à m'imaginer glisser dans le sommeil avec une tablette...

jeudi 17 janvier 2013

Marre de lire

Marre de lire. Ras-le-bol. Que m'importe de savoir si l'héroïne du roman Freedom (excellent du reste, cela n'a rien à voir) va finir par sortir d'une vie qui lui déplaît ? Que la population de la région où j'habite décroît, du fait d'un solde migratoire négatif ? Sans parler des centaines de livres ou articles passionnants sur le Moyen-Orient, les études de genre, les guerres et les révolutions, la démocratie grecque, qui tous ont l'air de valoir la peine de les connaître...  Je me sens ensevelie sous un déluge d'informations dont je ne sais que faire. Disons même de plus en plus ensevelie et de moins en moins en mesure de surnager. Incapable de produire des balises de repérage car l'océan est trop grand et qu'il n'y a plus jamais de crique ou de plage où se poser pour réfléchir tranquillement. Plus de cartographe, non plus, les experts et les intellectuels universels et même spécifiques ont disparu, emportés eux aussi dans le flot. La géographie a été remplacée par des algorithmes qui prélèvent une cuillère de mélange aqueux à partir de l'ingrédient qu'on leur indique : sel, poivre, érotisme, randonnée, astronomie ; et qui vous font miroiter que ça y est, vous naviguez sur des mers et des fleuves, comme ça, sans navire ni boussole. Les informations donnent un bref instant l'illusion de savoir, de maîtriser quelque chose ; peut-être donneront-elles même l'impression d'exister, quand se formalisera une opinion bien sentie qu'on pourra afficher à l'extérieur. On se plonge dans cet océan, c'est toujours nouveau, différent, ça réchauffe, ça rafraîchit, ça rend séduisant, ça gratte parfois. Connaissances fragmentées, miettes de savoir d'autrefois. Et puis quoi ? Ca ne nourrit pas, ça noie.  Elles seront vite balayées, les informations, oubliées, remplacées par d'autres, vite vite un autre bain, une nouvelle soupe... Mais ça ne change rien, rien d'essentiel. Ni à qui on est, ni surtout au sort du monde, et cela me gêne profondément. Je suis prise, comme mes contemporains malades de lecture et encore plus de lecture numérique, dans une sorte de mouvement historique qui ne s'arrête pas, qui nous vide, même avec toute la bonne volonté du monde. Ca donne envie de tout plaquer, rendre son tablier de lectrice, se retirer dans un ashram ; ou relire Saint-Simon, ou Marx, peut-être, lentement, paragraphe après paragraphe.
 


samedi 24 novembre 2012

Lire quelqu'un

Ce besoin, toujours, de tout comprendre... Il m'arrive d'avoir l'impression de lire même les gens que je rencontre. Je les regarde, je les écoute, je m'en imprègne, et comme ça je déchiffre qui ils sont, ou plutôt je projette qui je crois qu'ils sont. Parfois, je décode ce que je crois qu'ils sont comme une proximité avec ce que je suis. Ca vient je ne sais d'où, ni pourquoi.
 
J'aimerais savoir lire les lignes de la main. Etre une gitane qui inspire respect et crainte aux passants, faire cliqueter mes bracelets et tourner ma jupe à volants, leur dire : "hey monsieur, viens voir, je sais ton avenir, laisse moi te dire"... avec un sourire un peu menaçant. Demander la pièce et regarder dans la main gauche du monsieur, savoir s'il va mourir bientôt, s'il sera riche, s'il se mariera et aura une descendance. Pouvoir consoler la jeune fille en lui disant que son amoureux reviendra, ou qu'elle en trouvera un autre, bien mieux et  très vite, ou que la fortune l'attend, le bonheur aussi, demain, je le vois, ne pleure pas, mademoiselle ! Avoir ce pouvoir de connaître l'avenir, sentir les choses, ensuite choisir de  dire ou ne pas dire ce que j'ai lu, consoler, punir peut-être, jeter un sort, qui sait.

Ou bien, j'aimerais être une guérisseuse, soulager en levant les brulûres et autres douleurs, comme la grand-mère de mon père le faisait dans les fermes, autrefois. Je lirais dans de vieux grimoires pour élaborer des remèdes et améliorer mon appréhension des mystères, je serais docteure de l'invisible et des ténèbres. Je me rêve en sorcière. Je me suis déjà amusée à faire croire à des enfants que j'avais le pouvoir de faire changer les feux de signalisation de couleur ou que je pouvais faire apparaître et disparaître des objets. Ou bien, qu'eux et moi, dans le silence, on pouvait entendre ou apercevoir les lutins de la forêt... Alors, comme par magie, un enfant entendait ou voyait un lutin...

jeudi 15 novembre 2012

Dédicace

Quelque part dans des rayonnages de bibliothèques  universitaires, il y a un livre que je n'ai pas lu en entier et dans lequel je figure pourtant. Je l'avais reçu dans ma boîte aux lettres : un de ces ouvrages arides auxquels je ne comprends pas grand chose. Je me demandais pourquoi l'homme du chagrin d'amour me l'avait envoyé, à part pour se vanter de l'avoir écrit...
J'ai ouvert. Et j'ai vu, imprimé, en petits caractères, sur une des premières pages : "A Lectrice". Il me l'avait donc dédié, ce livre. J'en ai pleuré de bonheur, d'être là dans ce qui était tellement lui, son œuvre, ce dont il est le plus fier. C'était une belle surprise (il y a également, camouflée dans l'introduction, une expression qu'il utilisait pour me nommer tendrement, qui m'a tout autant touchée). Puis, quand nous en avons parlé, il a dit qu'il m'avait dédié ce livre en pensant que toute personne qui l'ouvrirait verrait que nous étions liés, et que cela serait éternellement ainsi, même bien après que nous aurons disparu de cette terre, quand les bibliothèques elles-mêmes auront disparu. C'était très romantique. Parfois, de passage dans une librairie, il le faisait commander, pour s'amuser, disait avec un clin d'œil à la vendeuse : c'est un super livre, dommage que vous ne l'ayez pas.
Le livre a été publié en poche, récemment, je ne sais pas si la dédicace y figure toujours. J'ai appris depuis que je n'étais pas la première femme objet d'une dédicace de cet auteur ; il y en avait eu une autre avant, à qui il déclarait sa flamme de façon plus explicite. Pour les livres suivants, il est devenu prudent, met désormais la dame du moment dans les remerciements - ça ne ferait pas très sérieux, pour la postérité, ce grand intellectuel qui papillonne de femme en femme et jure à chacune l'amour éternel en en-tête de ses livres...

Faire la lecture

Un soir, j'étais allée écouter mon analyste présenter et commenter deux livres de Lacan, Des noms-du-père et Le triomphe de la religion. Elle en avait lu quelques extraits. C'est ainsi que mon analyste m'avait fait la lecture. Une expérience inédite. J'avais l'impression qu'elle ne parlait que pour moi, alors qu'il devait y avoir cinquante personnes dans la salle surchauffée de la librairie et que j'étais tout au fond. Elle avait évoqué le propos de Lacan mais aussi son métier et la question plus vaste du désir de l'analyste. Elle avait lu notamment tout ou partie de ce passage :
"J'écoute. De ces vies que, depuis près de quatre septénaires, j'écoute donc s'avouer devant moi, je ne suis rien pour peser le mérite. Et l'une des fins du silence qui constitue la règle de mon écoute est justement de taire l'amour." (Discours aux catholiques, p. 17).
Au long de cette intervention de mon analyste, je l'avais perçue sous un jour différent : drôle, spontanée, laissant ses mots circuler au lieu de les peser un par un comme en séance. Cela m'avait fait bizarre, d'entendre son rire et quelques anecdotes personnelles.
J'adore, qu'on me fasse la lecture, c'est une autre façon de lire, qui passe par la voix d'autrui, on n'est plus seul avec le texte. J'adore surtout qu'on me fasse la lecture au lit. Une de mes plus belles photos d'enfance, que j'ai égarée je ne sais comment (j'en suis très triste), est justement une photo où ma mère lit une histoire à ses enfants, allongée avec nous dans le lit conjugal. Un homme dans le passé m'a souvent lu des passages de livres, au lit. La plupart du temps, c'était des théories compliquées auxquelles je ne comprenais goutte, j'aimais juste écouter et me laisser bercer. Parfois, je m'endormais, comme petite fille j'aimais m'endormir au milieu des conversations des adultes, rester là, au coeur de la vie, ne pas en perdre une miette même si le sommeil était toujours le plus fort.

mardi 13 novembre 2012

Lectures sur le divan

divan
J'ai parfois parlé lecture à des psychanalystes. Une fois, j'ai emprunté un livre repéré dans la bibliothèque de mon analyste : Une saison chez Lacan, de Pierre Rey. Je ne me souviens guère du contenu, si ce n'est que l'auteur semblait garder de son passage sur le divan un souvenir très positif, ainsi qu'une admiration sans borne pour Lacan... tout en ne racontant pratiquement rien de la traversée analytique. Dans le genre récit de cure, Les mots pour le dire, de Marie Cardinal, est bien plus beau et expressif.
Ce dont je me souviens en revanche, c'est d'avoir réfléchi à ce que pouvait signifier l'emprunt d'un livre à son analyste. C'est une transgression. Avoir entre ses mains, chez soi, un objet lui appartenant, crée une intimité soudaine. On sort du cadre, ça brûle (j'avais d'ailleurs pris grand soin du livre et l'avais rendu peu de temps après). En même temps, il y a le désir de lire. Et sûrement aussi celui de poser la question : "pourrais-je vous l'emprunter ?". Car cela casse l'asymétrie entre l'analyste, sujet supposé savoir, et l'analysant plus ou moins à sa merci. J'étais donc très satisfaite de montrer que moi aussi je m'intéressais à la psychanalyse et que je savais lire, de me placer en somme (presque) à égalité avec les spécialistes.
Par la suite, je me suis rendue compte que cette tentative infantile signait l'existence même de l'asymétrie : toute lectrice que j'étais, je restais sur le divan l'enfant terrifiée qui m'avait emmenée là-bas. Un peu plus adulte, je n'aurais pas eu à prouver que j'étais une lectrice ; la question de la démonstration ne se pose plus quand on sait qui on est.
Depuis, dans le quotidien, je perçois mieux que les grands démonstrateurs, ceux qui veulent à tout prix vous montrer qu'ils sont ceci ou cela, sont surtout des petits enfants terrifiés... et énervants... 



vendredi 2 novembre 2012

Héroïnes


A certaines périodes, ça devient maladif, je lis tout, les boîtes de lait et les emballages de céréales sur la table du petit déjeuner, les bouteilles de shampoing à la salle de bains, même la composition du détergent aux toilettes ou les autocollants de voitures. Sans compter les magazines débiles, le journal, mon horoscope, bien sûr, quotidiennement ; ou bien un bouquin trouvé n'importe où et à propos de n'importe quoi, ou encore les yeux ouverts sur l'écran de l'ordinateur comme si j'allais pouvoir absorber tout ce qui déferle continument de l'océan cybernétique. Je deviens malade de lecture, c'est une addiction. Parfois, même dans mes rêves, je lis ou ai envie de lire.

Car depuis toujours, lire calme mon anxiété. Bien plus que ne le ferait la parole ou l'action, et plus rapidement que la psychanalyse. Si j'ai peur et que je me mets à lire, j'aurai moins peur. Si un grand bonheur m'assaille et même m'engloutit, de la même façon je m'en distancierai ainsi. Plus rarement, j'écrirai quelques pensées éparses dans un petit carnet, mais je crois que je préfère toujours faire la voyeuse plutôt que me raconter moi-même, lire plutôt qu'écrire, dissoudre les émotions, plutôt que leur donner corps en les codifiant.  J'observe, je décrypte, je me fonds dans les autres, je deviens eux, disparaissant dans ce qu'ils sont.

Surtout les personnages de grandes amoureuses, des modèles, en quelque sorte. Adolescente, qu'est-ce que j'aimais Anna Karénine... une femme qui avait le courage de tout quitter pour un homme, même ce qu'elle avait de plus cher, son fils... qui mourait d'amour, à la fin... pourtant son Vronsky était plutôt fanfaron et lâche... D'autres d'Anna sont fascinantes, la Nana de Zola par exemple, tellement forte, parfois manipulatrice avec les hommes (ça me plaît). C'est pourquoi j'aime le prénom Anna (je trouve très belle et très attachante Anna Karina au cinéma, également). Par contre,  Ariane du Solal de Belle du Seigneur m'a toujours énervée, une enfant gâtée, jamais satisfaite, geignarde... Je préfère donc Solal, et plus généralement Albert Cohen, avec ses névroses obsessionnelles, sa judéïté, son style lyrique qui viennent combler si complètement le vide hystérique.
 
Plus récemment, j'ai beaucoup lu Camille Laurence - un style simple, qui ne tergiverse pas, droit au but. Elle ne s'embarrasse pas tellement non plus de construction de récits ou de déroulement d'intrigues, elle ne parle que de sa vie, de ses lectures et de ses amants et ça nous suffit, à nous qui peut-être aimerions bien avoir une telle vie, des découvertes de lectures et autant d'amants. Par exemple, un épisode de sa jeunesse, chez sa grand-mère où elle a invité un garçon. La grand-mère les a surpris alors qu'ils étaient sur le point de faire l'amour. C'est dans L'amour, roman, les premières pages :


Camille Laurens, L'amour roman"Je me suis levée, j'ai posé le couteau sur la table, j'ai dit : écoute mamie, mais je n'avais pas l'intention de parler, qu'est-ce que j'aurais pu dire, j'avais ce désir de lui qui m'était resté parce qu'on n'avait pas osé continuer, j'en étais comme engorgée. Elle a senti que j'allais partir, m'en aller, la quitter, que même, probablement, je ne viendrais pas la rejoindre le soir au salon pour regarder la télévision avec elle, ni plus tard dans sa chambre lui lire un roman, que je resterais dans la mienne prétextant du travail à finir ; alors elle a posé la main sur mon bras, m'obligeant à me rasseoir, sa main toujours munie de l'économe, sa main couverte de ces tâches brunes qu'elle appelait des fleurs de cimetière et dont j'ai moi-même quelques unes sur la main qui court aujourd'hui, je me suis rassise en disant : quoi ? elle a encore taillé un oeil à la pointe du couteau, puis elle m'a dit, non pas sur le ton de reproche ou du mépris, non, ce n'était ni un jugement ni une certitude mais une vraie question, soudain, dont peut-être moi j'avais la réponse - je me rappelle ses yeux d'enfant, le désir inquiet de sa voix -, elle m'a dit : est-ce que c'est ça, l'amour ?".

Ce genre de question m'a toujours paru essentiel... Mais enfin, est-ce que c'est ça, l'amour ? me demandé-je en bricolant un repas ou en faisant une lessive, ou en embrassant distraitement mon compagnon... comme je me la posais autrefois, quand je faisais clandestinement une réservation d'hôtel ou quand je jouissais dans les bras d'un autre que mon partenaire légitime. Mais enfin, est-ce que c'est ça, l'amour ? Ca résumerait assez bien aussi le destin d'Emma Bovary, le repoussoir, l'anti-modèle, et pourtant...

jeudi 1 novembre 2012

Lectrice

Je suis lectrice aussi parce que je me sens bien parmi les livres. Ca a commencé gamine Après Rémi et Colette, au CP, dont j'apprenais les phrases par coeur, j'en suis venue à la bibliothèque rose, puis à la bibliothèque verte. Je passais du bon temps avec Les six compagnons, Alice détective, un peu moins Le club des cinq, mais le lisais quand même. Les mémoires d'un âne me faisaient pleurer à chaque fois, Cadichon était comme un frère, alors que Les malheurs de Sophie et autres Petites filles modèles, ça m'a toujours agacée, Camille et Madeleine dans leur perfection plastique et comportementale, et Sophie tellement pénible.

David CopperfieldUn peu plus tard, j'ai lu beaucoup de la bibliothèque Rouge et Or (c'est là que j'ai rencontré pour la première fois Robinson et Vendredi). Mais mon préféré, illustré avec des gravures à l'encre de Chine effrayantes, comme les autres volumes de la collection, était David Copperfield. Je subissais avec David la perte de la mère, la tyrannie de l'affreux beau-père, la fin de l'enfance... désespoir... et j'attendais avec impatience le rayon de soleil, quand il rencontrerait M. Micawber (celui qui lui disait, en substance, si tu as 20 shillings et que tu dépenses 19 shillings et 90 pence, il ne t'arrivera rien. Mais si tu dépenses 20 shillings et 10 pence, tu es perdu). Et encore plus, je me languissais du moment où  David retrouverait sa tante (une maniaque qui repliait et rangeait tout soigneusement après utilisation, mais qui était aimante, au fond). Comme c'était bon que mon héros ait une nouvelle maison, un refuge, un avenir. Des bonnes larmes, cette lecture, c'était comme traverser la vie en accéléré, les joies, les duretés, le rejet, l'affection, le soulagement.

Parfois aussi, j'allais à la bibliothèque, ou bien le bibliobus venait à l'école. Une fois, voulant rendre un livre, je ne l'ai pas retrouvé. On a cherché partout, retourné toute la maison : rien. Le lendemain, penaude, j'ai dû avouer à la dame du bibliobus que j'avais perdu le livre. Elle m'a regardée d'un air sévère, grondée, dit : "il va falloir rembourser, maintenant". Ni une ni deux, ma mère qui n'aimait pas être prise en faute, est allée racheter un livre, bien plus beau que celui que j'avais perdu (qui n'était plus édité). La semaine suivante, toujours penaude, j'ai porté ce livre très beau et tout neuf à la dame du bibliobus. Alors là, elle s'est soudainement transformée. Plus de gros yeux, au contraire, elle était ravie, me disait : "oh c'est bien, tant de livres se perdent et ne sont pas remplacés...". C'était donc si simple, on pouvait ne pas respecter les règles, perdre les bouquins, si on achetait quelque chose à la dame ? Ca m'a soulagée, mais mise mal à l'aise aussi. Retrouver un bouquin de la bibliothèque me prenait souvent plusieurs heures, je prenais ça à coeur, et là je m'apercevais que finalement, c'était avantageusement remplacé par un achat de maman qui avait réglé ça en 10 minutes...

Quelques semaines plus tard, en visite chez ma grand-mère, j'ai entendu : "tiens, c'est pas à toi ça ? Je l'ai retrouvé en faisant du rangement". C'était le livre. Du coup, des années après, il est encore chez mes parents...