Affichage des articles dont le libellé est Jérôme Ferrari. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jérôme Ferrari. Afficher tous les articles

vendredi 4 juillet 2014

Insomnie (avec Jérôme Ferrari)

Insomnie, Jérôme FerrariNuit d'insomnie avec Jérôme Ferrari. Je tournais dans les draps, écoutant le souffle paisible de mon compagnon, espérant qu'il me contaminerait de sa tranquillité de corps et d'esprit. A un moment, lasse d'attendre, je me suis décidée à attraper mes lunettes, et ce Un dieu, un animal pas encore ouvert et avec lequel j'avais peur de m'ennuyer, rapport à l'expérience précédente d'Aleph zéro. Me suis affalée sur le canapé telle un cachalot échoué sur la plage, nouée de ces angoisses qui se réveillent dans l'obscurité, qu'il faut supporter jusqu'à ce qu'elles passent. Aux premières pages, me voilà prise et surprise. Pas commencé depuis cinq minutes que je me noie dans des phrases de dix lignes de long, des considérations qui commencent à l'adolescence et parsèment une vie d'homme, des histoires de deuil et de village. Jérôme Ferrari a de ces fulgurances, j'en ai fini le bouquin, au petit matin. C'est bien plus profond que Le sermon sur la chute de Rome. La même écriture lente et forte mais dans une veine plus tragique, au service de l'errance et de la solitude. L'amitié entre des garçons devenus mercenaires par hasard, par désoeuvrement, par ras-le-bol du village ; la guerre ; le souvenir d'une fille qui marque l'un d'eux, le fait revenir vers elle un instant, puis s'éloigner. On voudrait croire un moment en l'amour, mais ça ne dure pas car les anciens mondes ne reviennent jamais. A la fin,  il ne reste que la disparition ou le retour à la norme ; la vie, c'est marche ou crève, voilà la morale de l'histoire, en tout cas celle que je ré-interprète dans mon habit de cachalot ensommeillé et surexcité à la fois.

L'insomnie avec Jérôme Ferrari, ça laisse comme une sorte de fièvre, ça donne envie de recopier citation sur citation. Tu te retrouves à corner des pages comme une malade. Et puis à recopier, aujourd'hui, un peu comme à l'école, hein, d'ailleurs Ferrari est prof.

"Il fait apporter une bouteille de whisky et un seul verre, il t'a servi à boire et il a dit, certains pensent qu'ils sont venus pour l'argent, d'autres doivent inventer chaque jour la raison pour laquelle ils sont ici, mais, toi et moi, nous savons la vérité depuis le début, nous n'avons pas besoin de nous raconter de conneries, nous ne mentons pas, nous sommes venus pour la guerre, la seule raison valable, la guerre, ces histoires de défaite et de victoire ne nous intéressent pas, laisse ça aux Arabes, laisse ça aux Américains, tu vaux mieux que ça, et tu as acquiescé mais tu t'es dit qu'il commençait à t'emmerder avec sa philosophie nazie." p. 17
 "L'émotion se répand comme un gaz toxique", p. 27

"Elle sait bien que le charme irrésistible des vies qu'on n'a pas eues, c'est qu'elles n'existent pas. Les regrets n'ont aucun sens. Elle n'a renoncé à rien. Elle a simplement ajusté ses choix en fonction de ce qu'elle était et à quoi elle ne pouvait rien. Elle a fait de son mieux. Elle a suivi toutes les règles. Les règles visibles, les règles cachées. Les règles de la réussite professionnelle, les règles de l'épanouissement individuel. Il n'est pas possible de désigner un coupable. Les choses tournent mal. Car les hommes ont besoin, pour vivre, de quelque chose de plus grand qu'eux et, en désignant ce qui est grand, ils ne donnent que leur propre mesure." p. 53-54

"Tu lui assures que tu ne méprises personne mais elle ne te croit pas, elle dit qu'il n'y a rien de plus facile que de tourner les gens en ridicule mais qu'il est inévitable qu'ils s'attachent à leur travail et le trouvent important, comment vivraient les hommes s'ils étaient incapables d'accorder de l'importance à ce qu'ils font ? comment as-tu vécu toi-même ? et tu lui fais remarquer que c'est un sujet que tu n'as même pas abordé mais elle ne t'écoute pas, je t'ai vu, répète-t-elle, je t'ai vu, et plus elle parle, plus elle est en colère, il faut faire preuve d'un peu de bienveillance, tout le monde a droit à un peu de bienveillance, pas seulement toi, mais les autres aussi, tu ne peux pas dire aux gens que leur vie ne vaut rien, tu ne peux pas juger le monde comme ça et, encore une fois, elle se sent déborder d'un inexplicable amour fraternel pour ses collègues et elle est soudain triste et désabusée parce que tu as rejeté une part d'elle-même." p. 92-93

dimanche 29 juin 2014

Dormir longtemps

Dormir
J'ai dormi longtemps. Rêvé semi-éveillée qu'un homme me tenait dans ses bras et me caressait les cheveux, c'était doux. Je ressens moins de désir sexuel et plus de désir de tendresse, je vieillis, ai-je pensé dans un demi-sommeil. Avant de faire une liste mentale de courses, ne pas oublier le shampoing et le chocolat. M'est revenu aussi que je n'avais pas encore répondu à des mails de boulot. Il vaudrait mieux décliner cette responsabilité qu'on me propose. Savoir dire non. Depuis combien de temps n'ai-je pas passé une journée entière sans allumer l'ordinateur ni consulter mon téléphone portable ? Des siècles... serais-je capable de ne pas travailler, d'oublier tout ça ? Faire un test, aux prochaines vacances, pour voir ? Mais alors, il ne restera plus rien.

Le rayon de soleil passant dans la lucarne doucement se posait sur le lit et j'avais envie de me rendormir. J'ai somnolé, un peu, laissé vagabonder mes pensées vers mon compagnon dont je sentais l'absence avec ma main gauche, déjà levé comment il fait, quelle énergie, mes enfants qui dormaient, les embrasser longuement ce matin c'est le week-end, maman, papa,  Sensei je me demande comment il va, Venus à qui je devrais porter des framboises s'il en reste, Minerva et Origami mes copines, l'ancien amant, toi aussi tu as vieilli, Darling, peut-être ressens-tu moins de désir sexuel et plus de désir de tendresse... Je vais cuisiner un filet mignon aujourd'hui. J'aime bien la dame qui encaisse les fruits et légumes au magasin, toujours le mot pour rire. Ca fera une chouette ratatouille.


J'ai dormi longtemps pour mieux me replonger dans ma discothèque intime, car on a chacun ses vieux disques rayés qu'on écoute tout le temps et qu'on fait subir aux autres, comme dit mon correspondant, artisan habile de métaphores à qui je pense aussi, bien tranquille dans mon lit. Misanthropie, n'importe quoi, je ne fais que penser à des gens (des Jean), ne peux m'en abstraire. De ceux que j'ai choisis.
Aujourd'hui je mettrai mon pantalon bleu et mon t-shirt orange, refaire le vernis à ongles des pieds en mandarine, ce sera plus joli. Aller courir, pourquoi pas.

Ou ne rien faire, rester là, sourire. Je sens mes rides se plisser quand je souris, plus le temps va passer plus je serai comme ma grand-mère, une vieille pomme ridée.


Jouer avec le drap. Prendre un livre. En attrapant le premier roman de Jérôme Ferrari, Aleph Zéro, je me rends compte qu'il m'échappe sans cesse, pas seulement des mains. Je n'arrive pas à m'y accrocher, malgré plusieurs tentatives ces derniers jours. C'est trop décousu, alambiqué, intello qui se la pète. Qu'il mentionne  Clément Rosset et Jorge Luis Borges ne change rien à l'affaire, même si on y trouve déjà l'idée, tellement bien exploitée dans Le sermon sur la chute de Rome, des mondes qu'on se construit puis auxquels on ne comprend plus rien. Là, c'est un monde étrange que celui du personnage principal, un mix de physique quantique et de salle des profs, dans lequel on s'ennuie terriblement. Je soupçonne comme une arnaque d'éditeur, pour une fois qu'ils ont un Goncourt, chez Actes Sud.

vendredi 20 juin 2014

Le sermon sur la chute de Rome

Ferrari
Le titre n'a que très peu à voir avec le récit. Le récit est celui d'une amitié entre deux garçons autour d'un village corse où s'enracinent, comme malgré elles, des familles, au fil des générations. Et d'un café dans un village corse. Et d'un grand père dont la biographie s'entremêle aux garçons, au café et aux familles. Un grand-père qui regarde une photo. Il y est question du XXème siècle, de la première guerre mondiale, des colonies, des liens fraternels. Tant de choses.

Il vaut mieux ne pas raconter, lire plutôt, se plonger dedans comme on lézarderait au jardin un après-midi, dans la moiteur des conversations familiales, des anecdotes entendues mille fois et des potins du moment... "Tu te souviens, le champ où  la jument m'avait mordue ?  Comme on avait eu la trouille, comme on avait couru. Eh bien figure toi que les untels habitent là maintenant, ils se sont fait construire une maison. Y'en a qui ont de la chance, hein... Moi aussi, y'a des moments ça me travaille de revenir habiter là, tu vois... Une résidence secondaire, c'est trop cher. Au moins, être enterrée au cimetière du village, j'ai toujours adoré ce cimetière, les chrysanthèmes, la Toussaint... Ca m'arrive même d'avoir envie de retourner à la messe, pour te dire, quand ça prend la nostalgie, comme c'est".

C'est cette moiteur nostalgique et douce qui s'exprime dans Le sermon sur la chute de Rome. Dans un style lent, de longues phrases, de virgules, qui laisse à la moiteur le temps de s'installer et d'exprimer toute son épaisseur. Qui montre comme les personnages sont pris dans les plis du village, même s'ils cherchent à y échapper. Qui montre qu'il n'y a pas de morale, pas de certitude, que des individus perdus qui fuient, reviennent, se cherchent, s'oublient. Que toujours, le vide guette, même quand l'harmonie semble atteinte et même peut-être l'amour, dans un monde où on est bien au chaud. Qu'à la fin, on se sent minable de ce qu'on est devenu, il n'y a pas d'autre issue que la chute de l'Empire, la fin d'un monde.

La sauvagerie de la campagne, de la vie à la ferme s'expriment également, ça me rappelle tant de choses.

Extrait :
"Il y avait deux mondes, peut-être une infinité d'autres, mais pour lui seulement deux. Deux mondes absolument séparés, hiérarchisés, sans frontières communes et il voulait faire sien celui qui lui était le plus étranger, comme s'il avait découvert que la part essentielle de lui-même était précisément celle qui lui était le plus étrangère et qu'il lui fallait maintenant la découvrir et la rejoindre, parce qu'elle lui avait été arrachée, bien avant sa naissance, et on l'avait condamné à vivre une vie d'étranger, sans même qu'il pût s'en rendre compte, une vie dans laquelle tout ce qui lui était familier était devenu haïssable et qui n'était pas même une vie, mais une parodie mécanique de la vie, qu'il voulait oublier, en laissant par exemple le vent froid de la montagne fouetter son visage tandis qu'il montait avec Libero à l'arrière d'un 4X4 cahotant conduit par Sauveur Pintus sur la route défoncée qui menait à sa bergerie. Matthieu avait seize ans et passait maintenant toutes ses vacances d'hiver au village et il évoluait dans l'inextricable fratrie des Pintus avec une aisance d'ethnologue chevronné. Le frère ainé de Libero leur avait proposé de venir passer la journée avec lui et, quand ils arrivèrent à la bergerie, ils trouvèrent Virgile Ordioni occupé à châtrer les jeunes verrats regroupés dans un enclos. Il les attirait avec de la nourriture tout en poussant différents grognements modulés censés sonner agréablement à l'oreille d'un porc et quand l'un d'eux, envoûté par le charme de cette musique ou,  plus prosaïquement, aveuglé par la voracité, s'approchait imprudemment, Virgile lui sautait dessus, le balançait par terre comme un sac de patates, le retournait en l'attrapant par les pattes arrière avant de s'installer à califourchon sur son ventre, enserrant dans l'étau implacable de ses grosses cuisses la bête fourvoyée qui poussait maintenant des hurlements abominables, pressentant sans doute qu'on ne lui voulait rien de bon, et Virgile, couteau en main, incisait le scrotum d'un geste sûr et plongeait les doigts dans l'ouverture pour en extraire un premier testicule dont il tranchait le cordon avant de faire subir le même sort au second et de les jeter ensemble dans une grande bassine à moitié remplie."

Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud/Babel, 2012, p. 37-38.




Ce roman, c'est aussi une affaire de style. J'ai comme envie de retirer ce que j'ai écrit récemment sur ce blog concernant le style : on ne s'en fout pas, du style, même moi avec mes gros sabots je me rends compte que les choses sont bien différentes, bien plus vivantes, quand il y en a.


Jérôme Ferrari a eu le Goncourt ? Ah. J'ai lu le Goncourt ? Ah. Personne n'est parfait, que voulez-vous.