vendredi 20 juin 2014

Le sermon sur la chute de Rome

Ferrari
Le titre n'a que très peu à voir avec le récit. Le récit est celui d'une amitié entre deux garçons autour d'un village corse où s'enracinent, comme malgré elles, des familles, au fil des générations. Et d'un café dans un village corse. Et d'un grand père dont la biographie s'entremêle aux garçons, au café et aux familles. Un grand-père qui regarde une photo. Il y est question du XXème siècle, de la première guerre mondiale, des colonies, des liens fraternels. Tant de choses.

Il vaut mieux ne pas raconter, lire plutôt, se plonger dedans comme on lézarderait au jardin un après-midi, dans la moiteur des conversations familiales, des anecdotes entendues mille fois et des potins du moment... "Tu te souviens, le champ où  la jument m'avait mordue ?  Comme on avait eu la trouille, comme on avait couru. Eh bien figure toi que les untels habitent là maintenant, ils se sont fait construire une maison. Y'en a qui ont de la chance, hein... Moi aussi, y'a des moments ça me travaille de revenir habiter là, tu vois... Une résidence secondaire, c'est trop cher. Au moins, être enterrée au cimetière du village, j'ai toujours adoré ce cimetière, les chrysanthèmes, la Toussaint... Ca m'arrive même d'avoir envie de retourner à la messe, pour te dire, quand ça prend la nostalgie, comme c'est".

C'est cette moiteur nostalgique et douce qui s'exprime dans Le sermon sur la chute de Rome. Dans un style lent, de longues phrases, de virgules, qui laisse à la moiteur le temps de s'installer et d'exprimer toute son épaisseur. Qui montre comme les personnages sont pris dans les plis du village, même s'ils cherchent à y échapper. Qui montre qu'il n'y a pas de morale, pas de certitude, que des individus perdus qui fuient, reviennent, se cherchent, s'oublient. Que toujours, le vide guette, même quand l'harmonie semble atteinte et même peut-être l'amour, dans un monde où on est bien au chaud. Qu'à la fin, on se sent minable de ce qu'on est devenu, il n'y a pas d'autre issue que la chute de l'Empire, la fin d'un monde.

La sauvagerie de la campagne, de la vie à la ferme s'expriment également, ça me rappelle tant de choses.

Extrait :
"Il y avait deux mondes, peut-être une infinité d'autres, mais pour lui seulement deux. Deux mondes absolument séparés, hiérarchisés, sans frontières communes et il voulait faire sien celui qui lui était le plus étranger, comme s'il avait découvert que la part essentielle de lui-même était précisément celle qui lui était le plus étrangère et qu'il lui fallait maintenant la découvrir et la rejoindre, parce qu'elle lui avait été arrachée, bien avant sa naissance, et on l'avait condamné à vivre une vie d'étranger, sans même qu'il pût s'en rendre compte, une vie dans laquelle tout ce qui lui était familier était devenu haïssable et qui n'était pas même une vie, mais une parodie mécanique de la vie, qu'il voulait oublier, en laissant par exemple le vent froid de la montagne fouetter son visage tandis qu'il montait avec Libero à l'arrière d'un 4X4 cahotant conduit par Sauveur Pintus sur la route défoncée qui menait à sa bergerie. Matthieu avait seize ans et passait maintenant toutes ses vacances d'hiver au village et il évoluait dans l'inextricable fratrie des Pintus avec une aisance d'ethnologue chevronné. Le frère ainé de Libero leur avait proposé de venir passer la journée avec lui et, quand ils arrivèrent à la bergerie, ils trouvèrent Virgile Ordioni occupé à châtrer les jeunes verrats regroupés dans un enclos. Il les attirait avec de la nourriture tout en poussant différents grognements modulés censés sonner agréablement à l'oreille d'un porc et quand l'un d'eux, envoûté par le charme de cette musique ou,  plus prosaïquement, aveuglé par la voracité, s'approchait imprudemment, Virgile lui sautait dessus, le balançait par terre comme un sac de patates, le retournait en l'attrapant par les pattes arrière avant de s'installer à califourchon sur son ventre, enserrant dans l'étau implacable de ses grosses cuisses la bête fourvoyée qui poussait maintenant des hurlements abominables, pressentant sans doute qu'on ne lui voulait rien de bon, et Virgile, couteau en main, incisait le scrotum d'un geste sûr et plongeait les doigts dans l'ouverture pour en extraire un premier testicule dont il tranchait le cordon avant de faire subir le même sort au second et de les jeter ensemble dans une grande bassine à moitié remplie."

Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud/Babel, 2012, p. 37-38.




Ce roman, c'est aussi une affaire de style. J'ai comme envie de retirer ce que j'ai écrit récemment sur ce blog concernant le style : on ne s'en fout pas, du style, même moi avec mes gros sabots je me rends compte que les choses sont bien différentes, bien plus vivantes, quand il y en a.


Jérôme Ferrari a eu le Goncourt ? Ah. J'ai lu le Goncourt ? Ah. Personne n'est parfait, que voulez-vous.

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