vendredi 8 septembre 2017

Amour

Une fois, l'année de mes 17 ou 18 ans, j'étais en vacances chez Esméralda et Phœbus, ma tante chérie et son mari. C'était cool. On allait à la plage tous les jours avec mes cousins et quand on en avait marre, pour se rafraîchir, on allait à la patinoire.

Un soir, on est rentré et on a vu qu'Esméralda avait rapporté un cadre de la cave. Dedans, elle avait posé une grande photo, la photo d'un homme, un berger vêtu d'un chapeau, d'une chemise à carreaux et d'un pull en laine. Il regardait au loin, dans un paysage de montagne. 

La photo, en noir et blanc, était très belle, l'homme ténébreux, la lumière très pure. Elle nous demandait où cette photo serait mieux : "ici dans le salon ? Là-bas dans le couloir ?" Dans la chambre, hum, pas sûr. On aurait dit qu'elle se préoccupait du destin d'une œuvre d'art, avec le soin habituel qu'elle met à faire les choses quotidiennes (repas, courses, repassage, maquillage etc.). Tout allait pour le mieux.

Un peu plus tard, Phœbus est rentré et Esméralda s'est mise à lui parler de cette photo qu'elle voulait accrocher au mur. Elle aurait besoin de son aide, il maniait la perceuse mieux qu'elle. Lui n'écoutait pas vraiment, au début. Jusqu'à ce qu'elle arrive près de lui, avec la photo, qu'elle dise : "c'est celle-là". Alors là, il a réagi, s'est fâché : "comment, mais jamais je ne mettrai la photo de cet abruti chez moi ! Un type qui drague ma femme sous mes yeux, comment a-t-il osé ? Tu m'avais pas dit qu'il t'avait donné cette photo, non mais pour qui il se prend, et puis elle est moche, sa photo, de toutes façons ! "

Elle, souriante, mi-amusée, mi-déçue, expliquait que c'était un cadeau, on la sentait contente, quelque part, qu'il soit jaloux...  Lui levait les yeux au ciel, pas très sérieusement non plus, ils jouaient la comédie de la scène de ménage. Ils vérifiaient comme ça qu'ils s'aimaient.

C'était drôle et charmant. Rien à voir avec les disputes féroces entre mes parents, qui étaient comme des mises à mort, terribles, destructrices ; parfois, je m'endormais en pensant que l'un des deux ne serait plus là le lendemain.

C'est avec Esmeralda et Phœbus que j'ai un peu entrevu ce que c'est, un couple. Pas un couple mort, comme la plupart des couples, qui ne vivent que par leurs frustrations et leurs insatisfactions, se les balancent à la gueule jusqu'à ce que mort s'en suivre. 

Un couple complice, un couple vivant, sans en faire des tonnes non plus.

30 ans plus tard, avec quelque chose comme 45 ans de mariage au compteur, Esmeralda et Phœbus s'aiment encore, et je suis émue rien que d'y penser. Je viens de les voir, en photo, en montagne, j'ai senti les larmes monter. J'ai pensé à la photo du berger, une dispute qu'ils ont sûrement oubliée.

La photo est aussi un hommage à Bernard Grange, le photographe de Valloire. J'aime les Alpes, je les aimerai toujours.  

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