Voilà, Annie Ernaux a le Nobel, ça illumine ma journée.
Bravo, Mme Ernaux. Merci l'ami de m'avoir prévenue. Et les lecteurs et lectrices, au boulot pour découvrir son oeuvre.
Une histoire poignante qui se passe en Chine. Un sinologue raconte, sous forme de roman, la vie de trois personnages secondaires de la vie du futur premier empereur de Chine, Zheng, le roi du royaume Qin. Trois personnages secondaires dans la vie du puissant monarque, mais centraux les uns pour les autres et pour les leçons de vie qu'ils enseignent, se déploient sous la plume informée et imaginative de François Cheng.
Ces trois personnages se rencontrent autour d'un verre, dans une auberge du royaume Yan. Chun-Niang, Dame Printemps, vendue par ses parents miséreux à des aubergistes (oui, oui, elle a des airs de Cosette, cette Dame Printemps), est abusée dès son plus jeune âge. Sa grande beauté la fait remarquer par le roi des Yan, le Prince Dan, dont elle devient la concubine, sans espoir de retour à la vie ordinaire.
Entre-temps, elle s'est liée à deux amis, Gao Jian-Li et Jing Ko.
Gao Jian-Li joue du Zhou, une sorte de cithare, un instrument auquel il a été initié par un maître qu'il n'a pu s'empêcher de suivre, dès l'enfance ("Quand le destin lance son oracle, les humains n'ont qu'à obéir. Je partis", p. 23).
Jing Ko est une sorte de mercenaire, qui a appris les arts martiaux, puis la sagesse qui aide à canaliser la violence.
Les trois amis s'aiment, comme le chante le choeur du livre:
"Noble amitié, noble amour. Heureux ceux qui connaissent les deux dans le même temps. Si l'amour enseigne le don total et le total désir d'adoration, l'amitié, elle, initie au dialogue à coeur ouvert dans l'infini respect et à l'infini attachement dans la non-possession. Les deux, vraie amitié et vrai amour, s'épaulent, s'éclairent, se haussent, ennoblissant les êtres aimants dans une commune élévation. Moment miraculeux".
François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 43
Par amour et amitié pour Chuan-Niang, pour la soustraire à son destin de concubine, Jing Ko s'engage dans la mission de tuer le roi Zheng, du royaume Qin, ce qui sauverait le royaume Yan. La mission est terrible, la suite du livre est tragique, il y a du sang, des larmes, des cadavres.
Mais surtout, il y a cet amour et cette amitié qui perdurent au-delà de la mort (l'amore), car les âmes errantes reviennent.
Gao Jian-Li le ressent :
"Comme il se dégoûte à rechercher encore de menus plaisirs physiques ! Il sait depuis longtemps que la saison de l'âme a commencé. L'âme ? C'est bien par elle que la vraie beauté d'un corps rayonne, c'est par elle qu'en réalité les corps qui s'aiment communiquent."
François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 97
Chun-Niang l'exprime :
"Non, je ne doutais pas que nous nous serions ré-unis, mais je pensais que ce serait après ma mort.
Or, la faveur nous est accordée. J'aimerais croire que la frêle bougie qu'est devenue ma vie consumée, bougie jamais éteinte, bougie qui n'est plus que flamme, ait éclairé le chemin du retour de mes aimés. Cet énigmatique chemin terrestre.
Alors que je suis encore ici sur terre, je vis cette expérience de partage avec les deux êtres que je porte en moi, partage qui a lieu à intervalles réguliers, durant les nuits de pleine lune. Nous avons refait ensemble notre parcours à trois, lumière et ténèbres entrelacées. Chacun a pu dire ce qu'il a vécu, ressenti. Chacun a pu tout dire, sauf l'indicible."
François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 113-114
Cela se termine par un long chant des âmes retrouvés. C'est beau. Et c'est la leçon : les âmes qui s'aiment se retrouvent au-delà de la mort. Soyez attentif.ve, à la prochaine pleine lune...
Le genre est assez standardisé. En entendant une amie me conter son histoire, j'ai eu envie d'écrire une telle chronique. C'est une fiction, bien sûr, car je ne connais pas les aboutissants ultimes de l'histoire... peut-être y'aura-t-il un jour un Happy End, mon amie en rêve, je crois.
Premier jour
J'arrive au restau du quartier, on a prévu un repas entre collègues. Je ne le connais pas, c'est un nouveau venu qui vient d'arriver dans un autre service que le mien. Il est beau, doux, intelligent, je me sens en confiance tout de suite. On papote, je le trouve charmant. Les mois suivants, on a peu l'occasion de se croiser, mais sur certains sujets, on travaille ensemble. Sur un gros dossier difficile qu'il me faut absolument mener à bien, il s'investit, me donne des conseils judicieux. Parfois, au téléphone, on parle de choses plus personnelles, mais il s'interrompt brutalement, coupe la conversation, prétextant quelque chose à faire. Je ne sais pas si nous sommes amis, je crois que oui mais je ne suis pas sûre. Parfois, il disparaît de longues semaines de ma messagerie et de ma vie.
L'été qui suit, je pense à lui, même quand je suis en vacances avec mon mari. Cela commence à m'inquiéter, j'en parle à des amies qui se moquent gentiment de moi et me rappellent qu'à notre âge, après toutes ces années de vie commune, oui on fantasme, c'est bien légitime. Je me dis qu'en effet, c'est un fantasme, mais bon, le collègue est marié avec enfants, je prends quelques distances. On se voit de temps à autre, c'est amical, il a l'air de passer un moment difficile dans sa vie personnelle, il se confie, je l'écoute.
Un matin d'hiver, il me téléphone et me dit tout à trac qu'il ressent pour moi quelque chose qui s'apparente à un sentiment amoureux. Qu'il préfère que je le sache parce qu'il a de la difficulté maintenant à travailler sur les sujets que nous devons prendre en charge, qu'il vaudrait peut-être mieux qu'on ne se voie plus pendant un moment. Je tombe des nues. Je suis émue, bouleversée. Je suis amoureuse comme une gamine de 15 ans. Je le lui dis.
On commence alors à se voir, plus intimement, quand le travail et les vies familiales le permettent, c'est-à-dire pas très souvent. Dans l'intervalle, on se téléphone, on s'envoie des messages tendres. Il nous arrive de travailler ensemble, les collègues ne se doutent de rien. En revanche, la relation bouscule de plus en plus ma vie conjugale. J'annonce à mon mari que je m'installerai prochainement seule. Je ne vois pas que mon amoureux ne fait pas la même démarche, de son côté, il est si séduisant, je suis aveuglée par l'amour. On se voit encore de temps en temps, mais je comprends que la relation avec moi n'est pas sa priorité, il a d'autres soucis et souhaite préserver son cadre familial et conjugal.
Dernier jour
C'est un jour de semaine, je pleure car il a encore évoqué le compartimentage de ses vies. Je lui crie et lui écris que je suis triste et en colère, je souffre de la situation, je souffre qu'il n'y ait pas d'avenir ensemble, je souffre de ne partager que des rendez-vous à la sauvette. Je suis tellement fatiguée. Je me sens tellement triste. Ma vie, ça ne peut pas être celle de la maîtresse qui attend en vain que son amant se libère de ses autres contraintes. Je suis en colère de me voir aussi naïve, prise dans un double triangle (un rectangle ?) qui heurte mes valeurs de cohérence et de loyauté. Je me rends compte que toutes les limitations étaient là depuis le début, que je n'ai pas voulu les voir parce que j'avais envie de croire que l'histoire serait longue et belle, qu'elle se vivrait au grand jour. Je me suis trompée. Finalement, je ne suis qu'une maîtresse de plus, de passage dans la vie d'un amoureux qui protège avant tout sa compagne de toujours. C'est très bien décrit dans le livre de la sociologue Marie-Carmen Garcia, Amours clandestines, Sociologie de l'extraconjugalité durable.
Comme souvent, l'amant répond avec retard. Lui aussi est fatigué et découragé, peut-être a-t-il cru un moment en cet amour, puis a perçu que c'était impossible. Le silence s'installe, c'est sans doute préférable, le chagrin étouffe les mots. Au travail, je fais le maximum pour continuer comme si de rien n'était, même si j'ai de la peine et plus de goût à rien. J'ai du mal à aller à la cantine ou en salle de réunion, je crains de le croiser.
Avec mon mari, c'est toujours le flou. Il m'a vue triste, il est resté à attendre que ça passe, je lui en suis reconnaissante. Mais je sens que je me suis détachée. J'essaie de me dire que c'est à ça qu'a servi cette histoire, me détacher. Formuler que j'ai envie de vivre seule.
De temps en temps, dans la vie, l'amour débarque et emporte tout sur son passage, c'est comme un tsunami, une grande vague sur laquelle on a du mal à surfer, on se noie, ca fait peur. Puis, quand le calme revient, on y repense avec nostalgie. Et la vague est toujours là, longtemps, dans le coeur et dans la tête. Toute cette eau fait pleurer, mais elle a coulé, purifié, élagué, redonné vie.
C'est un entrelacement d'histoires, à travers le temps et l'espace. Celle de Léo, immigré juif polonais à New York, qui dans son enfance et son adolescence, juste avant la deuxième guerre mondiale, a aimé une fille prénommée Alma.
Celle de Zvi, un ami perdu de vue de Léo, grâce et à cause de qui sera publiée l'histoire de Léo.
Celle d'une jeune Alma américaine, prénommée ainsi d'après la première Alma (sans le savoir) , qui renouera les fils des histoires précédentes avec l'aide de son frère, Bird, qui est persuadé d'être le Messie.
Tous les personnages sont attachants, y compris le père décédé d'Alma et Bird, David, un survivaliste avant l'heure ; leur mère, une intello évaporée ; leur oncle Julian, un type un peu paumé ; Misha l'ami russe d'Alma. La femme de Zvi, Rosa, qui sait si bien garder les secrets. Issac Moritz, l'écrivain qui est en fait le véritable héros de l'histoire. Et même Dieu.
De multiples détails rendent ces figures présentes, vivantes. Les réflexions sur la vie que sème Nicole Krauss sont très justes, finement observées. Elle sait le rapport au passé, aux souvenirs, à la transmission, ne se prive pas de le labourer en tous sens.
La construction du roman est habile, mais le style patchwork est encore meilleur : ça tient à la fois du récit, du journal intime, de la correspondance, de la prise de notes et du manuscrit en train de se faire, du rêve et de la réalité.
Bref, j'ai adoré.
Quelques extraits, pour me souvenir :
"Le moment était passé, la porte entre les vies que nous aurions pu avoir et les vies que nous avons eues s'était refermée à notre nez. Il vaudrait mieux dire, à mon nez. La grammaire de ma vie : empiriquement, à chaque fois qu'apparaît un pluriel, mettre un singulier."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 168
"Autrefois, il n'était pas du tout inhabituel d'utiliser un morceau de ficelle afin de guider des mots qui sinon auraient pu vaciller avant d'atteindre leur destination. Les gens timides avaient une petite pelote de ficelle dans leur poche, mais les personnes que l'on considérait comme des grandes gueules en avaient elles aussi besoin, puisque ceux qui ont l'habitude d'être écoutés par tout le monde sont souvent perdus quand il s'agit d'être écouté par une seule personne. La distance physique entre deux personnes utilisant une ficelle était souvent petite ; parfois, plus la ficelle était petite, plus le besoin de ficelle était grand.
La pratique d'attacher des gobelets à l'extrémité de la ficelle est venue bien plus tard. D'aucuns disent que cela vient du désir irrépressible de presser un coquillage contre une oreille afin d'entendre l'écho toujours vivant de la première expression du monde. D'autres disent que l'on doit cette pratique à l'homme tenant l'extrémité d'une ficelle qu'une jeune fille partie en Amérique avait déroulée d'une rive à l'autre de l'océan.
Quand le monde est devenu plus vaste et qu'il n'y eut plus assez de ficelle pour empêcher que ce que les gens voulaient dire ne disparaisse dans cette immensité, le téléphone a été inventé.
Parfois, il n'y a pas de longueur de ficelle suffisante pour dire les choses qui ont besoin d'être dites. Dans ces cas-là, tout ce que peut faire la ficelle, quelle que soit sa forme, c'est guider le silence de quelqu'un."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 214
"Lorsque nous allions nous baigner dans l'océan, j'observais son corps quand il plongeait dans les vagues et je ressentais à l'estomac quelque chose qui n'était pas une douleur mais autre chose."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 263
"Il apprit à vivre avec la vérité. Pas à l'accepter, mais à vivre en sa compagnie. C'était comme s'il vivait avec un éléphant. Sa chambre était minuscule et, chaque matin, il devait se glisser le long de la vérité simplement pour se rendre à la salle de bains. Pour atteindre l'armoire et sortir des sous-vêtements, il lui fallait passer à quatre pattes sous la vérité, en priant pour qu'elle ne choisisse pas ce moment précis pour s'asseoir sur son visage. La nuit, quand il fermait les yeux, il la sentait planer au-dessus de lui."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 297
Il y a quelques années, j'avais déjà écrit un texte sur le même thème. Avec la disparition de quelqu'un s'évanouit aussi son histoire... Ici, celle de la grand-mère de mes enfants, décédée en août 2021, dont je restitue quelques fragments.
L'histoire de Maria del Pilar, dite Ika, est en effet l'histoire d'une personne singulière prise dans les bouleversements historiques qui ont marqué le 20ème siècle en Europe.
Elle est née en 1932 dans une Espagne alors toute jeune République. Son lieu de naissance, en Murcie, est la ville où travaillait son père, infirmier militaire dans la marine espagnole. Son enfance est marquée par la guerre d'Espagne. En 1939, lors de la prise du pouvoir par les Franquistes, son père fuit l'Espagne pour l'Algérie, laissant derrière lui sa famille.
Ika retourne alors, avec sa mère et ses deux frères,
au village d'origine de la famille, en Aragon. Pendant les
années d'enfance, qui sont aussi celles de la deuxième guerre mondiale, la
famille subit la faim et la honte. A l'école, les enfants doivent dire que leur
papa est mort. Ils se font traiter de rojos, rouges, l'injure adressée au camp républicain. La maman travaille dur pour nourrir ses
enfants. L'ambiance est joyeuse au village, tout le monde se connaît, les liens
familiaux sont forts et laisseront à Ika une grande nostalgie. Au village, on
ne l'appelle pas Maria del Pilar, qui est son nom d'état-civil, en hommage à la
Vierge du Pilier de Saragosse. Elle est nommée Pilarin, la petite Pilar, car
elle est toute jeune.
Ayant quitté l'école tôt, elle apprend le métier
de culottière, c'est-à-dire la couture spécialisée de la fabrication des pantalons. A 21 ans, Ika est enfin majeure. Elle obtient un passeport pour voyager à l'étranger et retrouver
son père. La famille a reçu quelques lettres de lui, au fil des années, elle
sait qu'il est installé à Oran. La voilà donc partie, seule, en bateau, ce qui
était plutôt audacieux, en 1953, pour une jeune fille de 21 ans qui ne parlait
pas un mot de français et n'avait plus revu son père depuis ses 7 ans.
Le père, retrouvé, travaille comme infirmer
libéral en Algérie. Il est communiste et manie l'esperanto. Il russifie le prénom de sa fille. La
voilà surnommée Pilarika, puis simplement Ika. Très vite, ses frères et sa mère
rejoignent Ika. Les parents ne parviennent pas à se réconcilier, la mère d'Ika
repart bien vite en Espagne, mais les enfants sont heureux. Le frère aîné d'Ika épouse une Française. Ils s'établiront plus tard en Espagne. Son
frère cadet épouse une hispano-cubaine, fille d'un ancien combattant des
Brigades internationales ami du père, ils s'établiront plus tard en
France.
A un thé dansant, le jour de Noël 1953, Ika rencontre un jeune militaire français, Geronimo, qu'elle épouse en 1957, au retour de Geronimo d'Indochine. La famille de Geronimo est pied-noire francophone, originaire d'Espagne. Avec eux, Ika apprend le français et retrouve une chaleur familiale qu'elle avait perdue. Souvent, elle dit que ses belles-sœurs Suze et Camille sont comme ses sœurs, et que sa belle-mère, Mamie, est comme sa mère.
Mais bientôt, la grande histoire et ses
bouleversements rattrapent la famille . La décolonisation est en marche.
La guerre d'Algérie s'intensifie. Charles nait en 1959, peu de temps après le
retour au pouvoir du général de Gaulle qui a adopté comme slogan "Tous
Français de Dunkerque à Tamanrasset". Le bébé est prénommé
Charles en hommage au Général. Ou en hommage à Karl Marx, pour faire plaisir au grand-père
communiste, on ne sait pas.
En 1960, Ika et Geronimo quittent l'Algérie pour l'Allemagne où Geronimo a été muté. Une autre guerre,
plus feutrée, s'y déroule : la guerre froide. Vladimir naît en RFA. Peut-être
s'appelle-t-il ainsi en hommage à Lénine, on ne sait pas. Ce qui est sûr, c'est que les enfants d'Ika et
Geronimo sont pris eux aussi dans les soubresauts de l'histoire européenne.
Chacun est né dans un pays aujourd'hui disparu.
De Grenoble et des Alpes, au début des années 1960, la famille ne connaît rien, à part une carte postale envoyée par Suze qui est partie en colonie de vacances en Isère, dans les années 50. Le mari de Camille y poursuit ses études, Camille et lui s'y sont installés. Suze, son mari et ses enfants les rejoignent avec mamie, quelques mois après l'indépendance, tout espoir de rester en Algérie ou d'y retourner ayant disparu avec le massacre des pieds-noirs d'Oran par le FLN le 5 juillet 1962. Quelques temps plus tard, Geronimo et sa famille les rejoindront. Les débuts sont durs, comme pour beaucoup de pieds-noirs débarqués d'Algérie. Ika coud à façon pour mettre du beurre dans les épinards tout en élevant ses garçons. Vaille que vaille, chacun trouve un travail et participe à la vie économique d'une France qui ne connaît pas la crise.
Ce sont là encore de belles années, Les enfants grandissent, les étés se
passent en Espagne, les dimanches en repas de
famille dans la maison du Grésivaudan. Les paysages alpins deviennent le quotidien. Le père d'Ika s'est lui aussi installé dans la
banlieue de Grenoble.
Puis arrivent les années 80 et 90, les petits-enfants naissent. Entre temps, Ika et Geronimo ont pris leur retraite dans le Sud de la France, retrouvant la Méditerranée de leur jeunesse. Ils ne s'entendent plus, se séparent. La dernière fois qu'ils se parleront, ce sera le jour de Noël 2009, 56 ans jour pour jour après leur première rencontre le jour de Noël 1953.
En 2010, à son décès, les cendres de Geronimo sont répandues au large de la Méditerrannée, Mare Nostrum, celle qui relie la France, l'Algérie et l'Espagne. Ika souhaitait la même chose pour elle, ainsi soit-il.
J'ai mieux compris l'intention de l'ami et celle de l'auteur en lisant l'ouvrage. Il s'agit de se familiariser avec la pensée d'un psychanalyste échappé (défroqué ? C'est un ancien jésuite), qui emprunte des chemins de traverse. François Roustang cherche à élaborer une approche thérapeutique qui conduise le patient malheureux à sortir de la plainte, au lieu de s'embourber dans sa peine.
Pour Roustang, la plainte est un piège, surtout lorsqu'elle devient un mode d'existence, une identité à laquelle on se résume. La plainte, quand elle nous envahit, nous dévore et nous assèche.
"Si nous sommes malades ou malheureux, c'est que le sol de nos existences s'est appauvri, que, détournés des circonstances nouvelles qui s'imposent à nous, nous nous sommes laissés aller à la plainte, que notre nappe phréatique est au plus bas niveau, qu'il nous faut donc la reconstituer pour que puissent y pousser des arbres et des fleurs."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 57
Pour sortir de la plainte, François Roustang propose de se concentrer sur le corps, les sens et les sensations. Etre disponible au présent, se couler dans ce qui advient, s'ouvrir aux autres. C'est ce qu'enseignent bien des philosophies orientales, dont la philosophie chinoise, sur laquelle Roustang s'appuie en mobilisant la notion de Chi, l'énergie vitale.
D'abord, passer par une "cure de désintoxication narcissique", comme il qualifie l'hypnose (p. 175). Se débarrasser de la réflexion sur soi, de l'élaboration par le langage, de la psychanalyse, superflue et inefficace :
"Les psychanalystes savent bien que la prise de conscience n'a jamais guéri personne. Non seulement le souci de soi ou le regard tourné vers soi-même n'opère aucun changement, mais il peut avoir les conséquences les plus néfastes. On peut les répertorier cliniquement sous trois clefs : narcissisation, déréalisation, dépression. A force de se préoccuper de sa prétendue vie intérieure, de ses pensées, de ses fantasmes et de ses rêves, on se perd dans l'analyse de soi, on devient, comme Narcisse, amoureux de sa propre image et on lui substitue l'intérêt que devraient avoir les choses et les êtres de chair et de sang."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 62-63
"L'attention excessive portée à ses faits et gestes, l'analyse indéfinie de ses émotions petites et grandes, le besoin permanent d'être reconnu, la justification à ses propres yeux de ses dires et de ses actes, la plainte qui ne veut cesser, tout cet ensemble ouvre la voie au refus et au déni de la réalité. Mais cela n'est qu'un début ; celui qui s'attarde à lui-même et ne se prête pas chaque jour au jeu des événements en vient à s'étioler et à s'anémier. Il a voulu se suffire et se clore, il ne dispose plus que de ses propres forces dont les réserves vont aller s'épuisant. Il voulait ignorer que, pour se fermer sur soi-même de façon durable et efficace, il fallait s'ouvrir au-dehors. Maintenant il n'en peut plus, il est déprimé et implore la délivrance de lui-même."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 174
François Roustang souligne à juste titre la dimension culturelle de la plainte. Dire ses sentiments, exposer son intimité, concevoir un esprit séparé du corps sont des spécificités occidentales. Il signale aussi la dimension sociale et relationnelle de la plainte, l'imbrication de la psyché individuelle dans un collectif inter-générationnel bien plus grand que l'individu isolé.
"Le malheur, la façon de souffrir, le mal-être révèlent toujours un système social et une insertion desquels le patient ou la patiente n'a pas la force de se détacher. Les limites du bonheur ont été tracées par l'entourage. Les franchir fait courir fait courir le risque du rejet dans des abîmes de solitude. Parler de conflits psychiques est une erreur, il n'y a de conflits que relationnels. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de souffrance ou de malheur personnels, cela signifie que la manière de souffrir et d'être malheureux est un produit de relations, pas seulement avec papa et maman, mais avec tout un milieu dans la suite des générations. Changer l'existence de quelqu'un, c'est sans doute à la fin changer sa vie intérieure, mais par le biais du changement de sa place relative."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 79-80
C'est pourquoi le transfert, au sens où on l'entend en psychanalyse, n'existe pas dans l'approche de Roustang. Il est remplacé par une relation sans cesse remaniée, changeante, où thérapeute et patient sont à égalité.
Ensuite, plutôt que par la pensée, imaginer une thérapie qui passe par le fait de renouer avec le corps, le corps du patient et le corps de l'Autre. Donner ainsi au terme "manipulation" une connotation unifiée, par opposition à celle qui sépare manipulation physique et manipulation psychique. Pour cela, François Roustang propose notamment de procéder par la visualisation, par l'attention aux mouvements, par la gestuelle. Créer une sorte de ballet, d'échange d'énergie entre le thérapeute et le patient. C'est ce qui, selon lui, est en jeu dans l'hypnose.
Pour Roustang, l'hypnose est donc une rencontre des corps et des esprits, dans laquelle l'hypnotisé se soumet aux injonctions de l'hypnotiseur. Injonctions qui sont en fait une mise en acte du désir de l'hypnotisé, une façon de le remettre en mouvement. La sujétion et la soumission à l'apprentissage de l'hypnotiseur (hétéronomie) ouvrent à la liberté (autonomie) de l'hypnotisé.
"Nous venons demander à quelqu'un de nous apprendre ou de nous réapprendre à vivre, nous nous soumettons donc par avance aux apprentissages qu'il faudra bien nous enseigner. (...) Or ces apprentissages d'un ordre particulier, qui peuvent prendre mille diverses figures, n'ont pas une autre structure que ceux proposés par l'école, la famille ou la société. Ils ne se résument pas à une autre forme d'expression que celle de l'impératif: "faites le maintenant". Car, comme de tout le reste, on ne fait l'apprentissage de l'humanité que par la pratique.
En ce cas l'hypnose n'a rien d'original, si ce n'est qu'elle prend au sérieux cette structure et qu'elle ne craint pas de l'utiliser. (...) On voit donc comment fonctionne l'hétéronomie. Elle ne détruit pas l'autonomie, elle la convoque, la provoque et la suscite éventuellement. De même que dans l'apprentissage le maître ne peut pas faire à la place de l'élève ou de l'apprenti, mais que celui-ci doit trouver en lui les ressources suffisantes pour prendre l'acte à son propre compte, de même l'hypnotiseur peut bien suggérer avec tout son pouvoir ou tout le pouvoir qui lui est octroyé par l'hypnotisé, il ne peut pas décider pour lui. Le pas ou le saut décisif sont garants de l'initiative et de la liberté de l'hypnotisé."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 166-168
Par cette rencontre qu'est l'hypnose, il s'opère une transformation. Pour se sentir mieux, il faut en effet tendre à devenir comme une "chose". Un caillou tranquille, une calme rivière. Trouver sa place dans l'environnement, et l'environnement répondra (cela fait penser à la fameuse "loi de l'attraction", très en vogue dans les philosophies New-Age et autres recettes de développement personnel). Retrouver son corps, oublier les peurs et les angoisses, se détourner de son petit nombril pour être disponible au présent et à la relation.
"Guérir l'esprit, c'est entreprendre le réapprentissage du corps ou son apprentissage à l'égard du monde, qui commence par le retour à la chose."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 182
Enfin, pour terminer ce livre qui brasse des tas d'idées et de références (avec même un "Petit guide du changement", à la fin), François Roustang insiste sur la notion de rite, présente dans l'hypnose comme dans d'autres thérapies. J'ai beaucoup aimé, cette partie sur le rite. Le rite est ce qui met en jeu le sacré, et avec lui le rapport à la mort. Il est ce qui nous enseigne que la vie nous a précédés, et continuera après nous. Il nous décentre. En même temps, il nous met en relation les uns avec les autres, nous fait sentir l'harmonie du groupe et au-delà, celle du monde.
"Accomplir le rite, c'est-à-dire marcher dans la Voie qui préexiste à l'existence humaine, n'a rien d'une soumission passive. Il s'agit non de se courber sous la menace d'un destin écrit pour toujours dans le ciel, mais de répondre à la manière dont les choses se passent, à la Voie que suivent les choses."
François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 182
J'ai été néanmoins parfois désarçonnée par l'ouvrage de Roustang, particulièrement par l'insistance à se débarrasser de toute réflexion sur soi-même, et plus largement de toute théorie : la non-pensée, est-ce vraiment un horizon souhaitable ? Comment conjuguer le mouvement et l'action qui réalise l'intention, avec l'absence de désir et l'immobilité qui caractérisent le caillou ? Cela m'a fait penser à cette phrase de mon prof de philo, entendue autrefois : "Il n'y a que les imbéciles qui soient heureux". Par moments, j'avais l'impression que Roustang nous conseillait de devenir des imbéciles heureux (et bien sûr amoureux, comme dans la chanson de Ronan Luce, on espère). Roustang semble remplacer une illusion (celle de la connaissance par le langage et de la toute-puissance du désir, propres aux cultures occidentales) par une autre (celle d'une absence de désir et d'une harmonie facile avec le monde).
En même temps, La fin de la plainte contient beaucoup de sagesse, pour les Occidentaux éternels insatisfaits que nous sommes, notamment par les ponts qui sont faits avec la pensée chinoise (cela m'a fait penser à l'essai Cinq concepts proposés à la psychanalyse, du sinologue François Jullien). En particulier, le rappel que la vie et le sacré ne font qu'un et nous dépassent, que la vie était là avant nous et sera là après nous. Qu'on vit plus heureux en se souvenant que le sacré peut s'inviter dans chacune de nos actions et de nos relations, pour peu que l'on se rende disponible, attentif à l'invisible et à la beauté des choses. Que par moments, s'imaginer être une pierre ou une rivière, ou un chat ou un petit pont de bois, fait du bien. Et puis, je suis comme le renard, j'aime les rites...
Christian Bobin commente tranquillement la personne et l'oeuvre photographique d'Edouard Boubat, tout en livrant quelques anecdotes et autres réflexions sur la vie. J'aime bien l'entremêlement des textes avec les photos, non classées, ni chronologiquement, ni par aire culturelle. On passe de la Russie (comme ci-dessous) à Paris ou au Mexique, quand Boubat prend en photo des enfants. De la Bretagne au Brésil à l'Inde aux Pyrénées-Orientales quand il photographie des paysans, et ainsi de suite.
Comme l'écrit Christian Bobin,
"Mexique, Portugal, France, Inde, Côte-d'Ivoire, Maroc, Chine, années cinquante, années soixante, années quatre-vingt, les vêtements, les objets et les rues changent, demeurent les rires, la peine et la douceur, le pain que l'on mange et les enfants que l'on berce, les mêmes atomes partout, les images captent ce qui passe, dans ce qui passe il y a ce qui ne passe pas, la vie élémentaire, résistante, une communauté de songe et de fatigue."
Christian Bobin, Edouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 (pages non numérotées)
"La confiance est la matière première de celui qui regarde : c'est en elle que grandit la lumière. La confiance est la capacité enfantine d'aller vers ce que l'on ne connaît pas comme si on le reconnaissait. "Tu viens d'apparaître devant moi et je sais qu'aucun mal ne peut me venir de toi puisque je t'aime, et c'est comme si je t'aimais depuis toujours." La confiance est cette racine minuscule par laquelle le vivant entre en résonnance avec toute la vie - avec les autres hommes, les autres femmes, comme avec l'air qui baigne la terre ou le silence qui creuse un ciel. Sans confiance, plus de lien et plus de jour. Sans elle, rien."
Christian Bobin, Edouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 (pages non numérotées)
C'est beau, c'est juste, c'est tellement chouette quand ça survient, la confiance...
Je pense à la soirée de clôture, au bain de minuit et aux amours mortes. A la carte bancaire volée, à l'angoisse, aux solidarités improbables. Je pense aux amours vivantes. J'ai envie de lire L'amour aux temps du choléra.
"Si à 50 ans on n'a pas lu un bouquin dans la Pléiade, c'est qu'on a raté sa vie", a peut-être pensé l'ami qui m'a offert ce magnifique ensemble de deux romans de George Eliot, Le moulin sur la Floss et Middlemarch, parus récemment. Cela faisait plusieurs années que, patiemment, il remettait sur le tapis de nos échanges littéraires le nom de George Eliot, écrivaine du XIXème siècle, très classique au Royaume-Uni mais relativement peu connue en France. Il a fini par me l'offrir, et moi par me décider à lire.Au préalable, dépasser ma timidité devant l'objet "Pléiade", un objet pour amateurs cultivés (snobs ?) qui m'a toujours paru bien éloigné de mon univers. Je pensais qu'il serait difficile de déchiffrer ces petits caractères sur papier bible. Je craignais d'y laisser mes yeux de néo-quinquagénaire et d'abandonner très vite, ce qui me ferait honte, la honte de ne pas être digne de ce beau cadeau. Eh bien, pas du tout ! Tout naturellement, j'ai pris en mains l'ouvrage (léger), muni de deux marques-pages hyper pratiques pour garder d'un côté la page où on en est, de l'autre la progression dans l'appareil de notes, très fourni et très érudit, annexé en fin de volume. J'ai tranquillement avancé, prise dans l'écriture et les rebondissements multiples imaginés par George Eliot.
Car Eliot a le sens du drame. Les personnages principaux du Moulin sur la Floss sont un frère et une soeur, Tom et Maggie Tulliver. Leurs années de jeunesse, au moulin de leur meunier de père, sont paisibles. Pourtant, le fossé se creuse entre Tom, qui a le privilège de recevoir une éducation mais n'a aucun goût pour l'étude, et Maggie, très vive, grande lectrice, condamnée en tant que femme à ne recevoir pour seul bagage intellectuel que quelques préceptes religieux.
George Eliot sème le roman de leurs vies d'épisodes terribles :
- le revers de fortune du père aimant, doublé de la condamnation morale d'une famille mesquine et très à cheval sur les conventions (genre Précieuses ridicules à l'anglaise) ;
- l'amitié tendre et belle entre Maggie et le fils handicapé du meilleur ennemi et créancier de son père, que Tom empêche à toute force ;
- l'arrivée d'un fiancé improbable qui fera commettre à Maggie une transgression entachant pour toujours sa réputation ;
- et pour finir, une catastrophe naturelle. Les histoires d'amour, amour familial comme amour amoureux, finissent mal, chez Eliot. Par moments, on se croirait dans un Zola, plus bourgeois quand même. L'intrigue est construite de main de maître, les surprises coupent le souffle.
Last but not least, l'écriture est superbe, fine, précise, parfois ironique car Eliot sait se moquer de ses personnages. Elle nous assène pas mal de morale chrétienne, tout en faisant comprendre entre les lignes qu'elle n'y croit pas vraiment. Elle manie aussi beaucoup les références à la nature, ainsi que les métaphores afférentes, ce que j'apprécie tout particulièrement. Et puis, j'aime bien qu'elle prenne sans cesse à témoin son lecteur/sa lectrice, qu'elle nous engage fermement à écouter et regarder ce qui se passe.
Voici donc trois extraits choisis au hasard, car je me limite, je ne vais pas tout recopier, surtout pour un retour sur ce blog longtemps abandonné (pour ceux qui passeraient par là et que cela intéresserait, c'est parce que je terminais mon Habilitation à diriger des recherches. Et que je faisais pas mal de Kundalini yoga. D'ailleurs, j'ai commencé un autre blog à ce sujet. Et puis, le confinement, tout ça...)
"Vous ne pourriez pas vivre au milieu de ces gens là ; vous étouffez parce que rien ne vous permet de vous échapper vers quelque chose de beau, de grand ou de noble ; vous êtes agacé par ces hommes et ces femmes médiocres, parce qu'ils forment une population en désaccord avec la terre sur laquelle ils vivent - avec cette riche plaine où la grande rivière coule sans cesse vers la mer et met en rapport les faibles pulsations de cette vieille ville anglaise avec les battements puissants du coeur du monde."
G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 295
"La destinée de Maggie nous est donc cachée pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."
G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 437
"A quand remontait cet instant odieux où, pour la première fois, elle avait pris conscience d'éprouver un sentiment qui entrait en conflit avec ce qui était pour elle la vérité, l'affection et la gratitude, sans le repousser avec horreur, comme un objet répugnant ?"
G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 501
"Si seulement on savait s'aimer autant que se fâcher, embellir autant qu'enlaidir, donner et prendre du plaisir autant que donner et prendre des coups."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 238-239
"Oui, soupire-t-elle, on est condamnés à se languir du stade précédent, qui n'était pourtant pas la panacée."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 379
"Couchée sans bouger dans le lit étranger d'une jeune fille étrangère, elle se demande pourquoi tous ces souvenirs l'assaillent à présent, en général, elle n'a pas le temps de les laisser remonter, mais voilà, il aura suffi d'un instant de désoeuvrement pour qu'elle soit rattrapée par sa réalité d'enfant abandonnée."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 382-383
"Et souvent une seule fois ne suffit pas, nous devons donner et redonner la vie à nos enfants, veiller encore et encore sur la flamme de leur souffle, les aider encore et encore à choisir cette vie qu'on leur a offerte sans qu'ils aient rien demandé, et c'est ce qu'elle est en train de faire à présent, voilà pourquoi elle a si mal, comme pour son accouchement, par la nuit froide où son jeune corps plié de douleur se séparait de la créature qui s'était tranquillement installée en elle."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 431
Je n'ai que très peu lu Salman Rushdie et c'est un peu par hasard qu'à la bibliothèque, je suis tombée sur La maison Golden. Un roman parfaitement dans l'air du temps, puisqu'il y est question de riches personnes installées aux Etats-Unis, d'identité transgenre, d'art contemporain, et même de Trump. Un roman américain, en somme. Associé à de multiples références à l'histoire du monde antique (Empire romain et tragédie grecque), à l'Inde (le pays dont les protagonistes ne disent pas le nom), au cinéma, et à plein d'autres choses, qui en font un voyage subtil et érudit. Parfois, on est à la limite de l'ennui, ce qui est de mon point de vue plutôt une qualité pour un roman. Car c'est à la limite de l'ennui que se glisse le rebondissement, et que se joue le bonheur de lire."Il y a toujours, au début, quelque douleur à soulager, quelque blessure à soigner, quelque vide à remplir. Et toujours, à la fin, l'échec, la douleur incurable, la blessure qui ne guérit pas et le vide mélancolique persistant."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 84
"Dans cette maison c'est différent. Ce ne sont peut-être pas des personnes qui sont possédées mais la maison elle-même. Vous avez apporté le mal avec vous en venant du vieux pays et à présent il est dans les murs, les tapis, les coins sombres et même dans les toilettes. Il y a des fantômes qui habitent ici, peut-être les vôtres, peut-être de plus anciens et il faut les chasser."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 142
"Je suis un homme direct, mister René, je parle sans détour et je n'ai jamais rencontré le moindre sujet qui mérite qu'on tourne autour du pot. Et je vous dis donc à propos de votre deuil qu'il s'agit de votre deuil. Vos parents sont partis, ne vous préoccupez plus d'eux, ils n'existent plus. Préoccupez-vous de vous-même. Et pas seulement parce que vous êtes blessé et qu'il vous faut guérir. Mais aussi parce que maintenant vos aînés ne font plus écran entre la tombe et vous. C'est ça, l'âge adulte. Vous voilà en première ligne et la tombe béante vous attend. Donc acquérez de la sagesse, apprenez à être un homme. Si vous êtes d'accord, je vous offre mon aide."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 171
"De nos jours, le seul dont tu penses qu'il te ment, c'est le spécialiste qui justement connaît la question. C'est celui qu'on ne peut pas croire parce qu'il fait partie de l'élite et que l'élite est contre le peuple et cherche à l'humilier. Connaître la vérité c'est faire partie de l'élite. Si tu affirmes avoir vu le visage de Dieu dans une pastèque, tu convaincras plus de monde que si tu as découvert le chaînon manquant parce que si tu es un savant, tu appartiens à l'élite. La téléréalité est un mensonge mais elle n'a rien à voir avec l'élite, alors on achète. Les informations : ça, c'est l'élite."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 245
"Ce fut l'année des deux bulles. Dans l'une de ces deux bulles, le Joker hurlait et les rires préenregistrés du public se déchaînaient au moment ad hoc. Dans cette bulle, le changement climatique n'existait pas et la fonte des glaces dans l'Arctique n'était qu'une nouvelle opportunité pour l'industrie du bâtiment. Dans cette bulle, ceux qui commettaient des assassinats au moyen d'armes à feu ne faisaient qu'exercer leurs droits constitutionnels mais les parents des enfants assassinés étaient anti-Américains. (...) Dans cette bulle, le savoir était l'ignorance, le haut était le bas et la bonne personne pour détenir en son pouvoir les codes nucléaires était le rigolo aux cheveux verts, à la peau blanche et à la bouche comme une balafre rouge qui demanda à quatre reprises à des conseillers militaires chargés de le briefer ce qu'il y avait de tellement mal à recourir aux armes nucléaires. (...) Dans l'autre bulle, comme mes parents me l'avaient de longue date appris, il y avait la ville de New York."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 273-275

"Vêtues pendant la journée d'impénétrables burqas noires, les riches Saoudiennes se transformaient le soir en oiseaux de paradis, se paraient de guêpières, de soutiens-gorge ajourés, de strings ornés de dentelles multicolores et de pierreries ; exactement l'inverse des Occidentales, classe et sexy pendant la journée parce que leur statut social était en jeu, qui s'affaissaient le soir en rentrant chez elles, abdiquant avec épuisement toute tentative de séduction, revêtant des tenues décontractées et informes."
"A une époque plus ancienne, les gens constituaient des familles, c'est-à-dire qu'après s'être reproduits ils trimaient encore quelques années, le temps que leurs enfants parviennent à l'âge adulte, puis ils rejoignaient leur Créateur. Mais c'est plutôt vers l'âge de cinquante ou de soixante ans, maintenant, qu'il était raisonnable pour un couple de se mettre en ménage, au moment où les corps endoloris, vieillis, n'éprouvent plus que le besoin d'un contact familier, rassurant et chaste ; au moment aussi où la cuisine de terroir, telle qu'elle est célébrée par exemple dans Les escapades de Petitrenaud, prend définitivement le pas sur les autres plaisirs."
"Je mis ensuite de côté les factures et avis de prélèvement, documents faciles, qu'il me suffirait de classer dans des dossiers adéquats, afin d'isoler les correspondances de mes deux interlocuteurs essentiels, ceux qui structurent la vie d'un homme : l'assurance maladie, les services fiscaux."
"Et l'existence d'un débat politique même factice est nécessaire au fonctionnement harmonieux des médias, peut-être même au sein de la population d'un sentiment au moins formel de démocratie."
"L'humanité ne m'intéressait pas, elle me dégoûtait même, je ne considérais nullement les humains comme mes frères, et c'était encore moins le cas si je considérais une fraction plus restreinte de l'humanité, celle par exemple constituée par mes compatriotes, ou par mes anciens collègues. Pourtant, en un sens déplaisant, je devais bien le reconnaître, ces humains étaient mes semblables, mais c'était justement cette ressemblance qui me faisait les fuir ; il aurait fallu une femme, c'était la solution classique, éprouvée, une femme est certes humaine mais représente un type légèrement différent d'humanité, elle apporte à la vie un certain parfum d'exotisme."
"Gabriel regarda l'heure, la Lilly allait exploser dans exactement huit minutes. Il sourit, les dents serrées, parce que, pour quelqu'un qui joue sa vie sur un coup de dé, c'est déjà beaucoup qu'il ne le fasse pas avec des larmes dans les yeux. Il glissa sa main dans sa poche et répandit sur le bureau une poignée de petits éléphants roses. Le tic de Cuomo entra de nouveau en action.
_ La brigade des stups est déjà sur place et si je ne sors pas d'ici il faudra ajouter le meurtre de flics à votre CV.
Cuomo le regarda incrédule, hocha la tête et éclata de rire.
Gabriel sentit quelque chose de froid et de dur contre sa nuque. Au même moment, il vit la silhouette d'une mitraillette passant la porte."
"... Dès qu'on a donné un peu de liberté, on a vu surgir de partout le mufle de la bourgeoisie. Pour Akhromeïev, un ascète et un homme désintéressé, cela a été un choc. Un coup en plein coeur. Il n'arrivait pas à croire que le capitalisme pouvait s'installer chez nous. Avec notre histoire soviétique, avec notre peuple soviétique... (Une pause). Je revois encore des scènes... Une jeune fille blonde qui se promène dans la datcha de fonction où il vivait avec sa famille de huit personnes, en criant : "Non, mais regardez ça ! Deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ! C'est qui, ce maréchal Akhromeïev, pour avoir deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ?" Maintenant, on ne dit plus rien, on ne parle plus de ce genre de choses... Question datchas, appartements, voitures et autres privilèges, tous les anciens records ont été battus depuis longtemps... Des automobiles de luxe, des bureaux meublés à l'occidentale, des vacances non en Crimée, mais en Italie... Nous, dans nos bureaux, nous avions des meubles soviétiques, et nous nous déplacions dans des voitures soviétiques. Nous portions des costumes et des chaussures soviétiques. Khrouchtchev venait d'une famille de mineurs... Kossyguine était d'origine paysanne... Comme je l'ai déjà dit, ils étaient tous issus de la guerre. Leur expérience de la vie était limitée, bien sûr. Il n'y avait pas que le peuple qui vivait derrière un rideau de fer, les dirigeants aussi... Nous étions tous comme dans un aquarium. (Une pause). Encore une fois... Peut-être que c'est un petit détail, mais la disgrâce du maréchal Joukov, après la guerre, n'était pas due seulement à la jalousie de Staline pour sa gloire, mais aussi à la quantité de tapis, de meubles et de fusils de chasse qu'il avait rapportés d'Allemagne et qu'il entreposait dans sa datcha. Même si toutes ces richesses auraient pu tenir dans deux camionnettes... Mais un bolchevik ne pouvait pas posséder autant de choses... Cela paraît ridicule, maintenant".
"Le camp, pour eux, c'était un travail ! Ils étaient des fonctionnaires ! Et vous venez me parler de crimes ! De l'âme et du pêché. Ceux qui étaient enfermés, c'était le peuple. Et ceux qui les envoyaient dans les camps et qui les gardaient, c'était aussi le peuple, pas des occupants ni des gens venus d'ailleurs, non. Le même peuple, le nôtre. Notre peuple à nous. Maintenant, tous le monde a enfilé sa tenue de bagnard. Ils sont tous des victimes. Le seul coupable, c'est Staline... mais réfléchissez un peu... C'est une simple question d'arithmétique. Ces millions de zeks, il fallait bien les traquer, les arrêter, les interroger, les transporter, leur tirer dessus s'ils sortaient des rangs. Il y avait bien des gens pour le faire ! On les a bien trouvés, ces millions d'exécutants..."
Des Tadjiks vivant à Moscou :
"_ C'est bien Moscou, il y a beaucoup de travail ici. Mais on a tout le temps peur. Quand je marche dans la rue tout seul, même pendant la journée, je ne regarde jamais les jeunes dans les yeux, ils seraient capables de me tuer. Il faut prier tous les jours...
_ Dans mon train de banlieue, trois types se sont approchés de moi... Je revenais du travail. "Qu'est-ce que tu fous ici ? _ Je rentre chez moi. _ C'est où, chez toi ? Qui t'a demandé de venir ici ?" Ils ont commencé à me taper dessus. Ils criaient : "la Russie aux Russes ! Vive la Russie"."