jeudi 25 mars 2021

Bobin-Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas

Ca a du bon de fréquenter les divans de psychanalystes. Pas seulement pour les divans, pas seulement pour les psychanalystes, également pour les salles d'attente. C'est donc dans une salle d'attente de psychanalyste que j'ai ouvert et très progressivement découvert l'album  Donne-moi quelque chose qui ne meure pas. Un album qui entrelace textes de Christian Bobin et photographies en noir et blanc d'Edouard Boubat. Un album bouleversant de simplicité et de tendresse, qui fait du bien dans une époque de cynisme et de désenchantement généralisés. A tel point que le lire quelques minutes à la volée ne m'a bientôt plus suffi. Je possède désormais cet objet, publié en 1996 et toujours de première fraîcheur.

Christian Bobin commente tranquillement la personne et l'oeuvre photographique d'Edouard Boubat, tout en livrant quelques anecdotes et autres réflexions sur la vie. J'aime bien l'entremêlement des textes avec les photos, non classées, ni chronologiquement, ni par aire culturelle. On passe de la Russie (comme ci-dessous) à Paris ou au Mexique, quand Boubat prend en photo des enfants. De la Bretagne au Brésil à l'Inde aux Pyrénées-Orientales quand il photographie des paysans, et ainsi de suite. 

Comme l'écrit Christian Bobin,

"Mexique, Portugal, France, Inde, Côte-d'Ivoire, Maroc, Chine, années cinquante, années soixante, années quatre-vingt, les vêtements, les objets et les rues changent, demeurent les rires, la peine et la douceur, le pain que l'on mange et les enfants que l'on berce, les mêmes atomes partout, les images captent ce qui passe, dans ce qui passe il y a ce qui ne passe pas, la vie élémentaire, résistante, une communauté de songe et de fatigue."

Christian Bobin, Edouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 (pages non numérotées)

Bobin ne se prive pas d'ajouter au sympathique désordre iconographique de Boubat quelques considérations décousues mais très sages. Il nous gratifie d'une anecdote toute mignonnette, une visite au magasin pour aller acheter des fromages, en fait un développement sur le regard de Boubat, sur les gens de peu, sur nous en fait. 

Et puis il produit ce paragraphe qui magnifie tout, l'enfance, la rencontre, l'amitié, l'amour : 

"La confiance est la matière première de celui qui regarde : c'est en elle que grandit la lumière. La confiance est la capacité enfantine d'aller vers ce que l'on ne connaît pas comme si on le reconnaissait. "Tu viens d'apparaître devant moi et je sais qu'aucun mal ne peut me venir de toi puisque je t'aime, et c'est comme si je t'aimais depuis toujours." La confiance est cette racine minuscule par laquelle le vivant entre en résonnance avec toute la vie - avec les autres hommes, les autres femmes, comme avec l'air qui baigne la terre ou le silence qui creuse un ciel. Sans confiance, plus de lien et plus de jour. Sans elle, rien." 

Christian Bobin, Edouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 (pages non numérotées)


C'est beau, c'est juste, c'est tellement chouette quand ça survient, la confiance... 



mercredi 24 mars 2021

SARS-CoV-2

 

Comme c'est étrange d'apprendre que ce petit être microscopique et destructeur habite désormais mon corps. 

Tout hérissé de pics, multicolore, il a voyagé depuis le pays Arc-en-ciel. Je pense au seul court séjour que je fis dans cette belle contrée, il y a presque 20 ans. A la maison de Gandhi, qui y inventa le satyagraha, la lutte pacifique pour les droits. Je pense aux parcs naturels remplis d'animaux mais jamais visités (je n'aimais pas l'idée de visiteurs en troupeaux, lesquels des animaux ou des visiteurs sont les plus sauvages, on ne sait pas).

Je pense à la soirée de clôture, au bain de minuit et aux amours mortes. A la carte bancaire volée, à l'angoisse, aux solidarités improbables. Je pense aux amours vivantes. J'ai envie de lire L'amour aux temps du choléra.

lundi 22 mars 2021

George Eliot, Le moulin sur la Floss

"Si à 50 ans on n'a pas lu un bouquin dans la Pléiade, c'est qu'on a raté sa vie", a peut-être pensé l'ami qui m'a offert ce magnifique ensemble de deux romans de George Eliot, Le moulin sur la Floss et Middlemarch, parus récemment. Cela faisait plusieurs années que, patiemment, il remettait sur le tapis de nos échanges littéraires le nom de George Eliot, écrivaine du XIXème siècle, très classique au Royaume-Uni mais relativement peu connue en France. Il a fini par me l'offrir, et moi par me décider à lire.

Au préalable, dépasser ma timidité devant l'objet "Pléiade", un objet pour amateurs cultivés (snobs ?) qui m'a toujours paru bien éloigné de mon univers. Je pensais qu'il serait difficile de déchiffrer ces petits caractères sur papier bible. Je craignais d'y laisser mes yeux de néo-quinquagénaire et d'abandonner très vite, ce qui me ferait honte, la honte de ne pas être digne de ce beau cadeau.  Eh bien, pas du tout ! Tout naturellement, j'ai pris en mains l'ouvrage (léger), muni de deux marques-pages hyper pratiques pour garder d'un côté la page où on en est, de l'autre la progression dans l'appareil de notes, très fourni et très érudit, annexé en fin de volume. J'ai tranquillement avancé, prise dans l'écriture et les rebondissements multiples imaginés par George Eliot.

Car Eliot a le sens du drame. Les personnages principaux du Moulin sur la Floss sont un frère et une soeur, Tom et Maggie Tulliver. Leurs années de jeunesse, au moulin de leur meunier de père, sont paisibles. Pourtant, le fossé se creuse entre Tom, qui a le privilège de recevoir une éducation mais n'a aucun goût pour l'étude, et Maggie, très vive, grande lectrice, condamnée en tant que femme à ne recevoir pour seul bagage intellectuel que quelques préceptes religieux. 

George Eliot sème le roman de leurs vies d'épisodes terribles : 

- le revers de fortune du père aimant, doublé de la condamnation morale d'une famille mesquine et très à cheval sur les conventions (genre Précieuses ridicules à l'anglaise) ; 

- l'amitié tendre et belle entre Maggie et le fils handicapé du meilleur ennemi et créancier de son père, que Tom empêche à toute force ; 

- l'arrivée d'un fiancé improbable qui fera commettre à Maggie une transgression entachant pour toujours sa réputation ; 

- et pour finir, une catastrophe naturelle. Les histoires d'amour, amour familial comme amour amoureux, finissent mal, chez Eliot. Par moments, on se croirait dans un Zola, plus bourgeois quand même. L'intrigue est construite de main de maître, les surprises coupent le souffle.

Last but not least, l'écriture est superbe, fine, précise, parfois ironique car Eliot sait se moquer de ses personnages. Elle nous assène pas mal de morale chrétienne, tout en faisant comprendre entre les lignes qu'elle n'y croit pas vraiment. Elle manie aussi beaucoup les références à la nature, ainsi que les métaphores afférentes, ce que j'apprécie tout particulièrement. Et puis, j'aime bien qu'elle prenne sans cesse à témoin son lecteur/sa lectrice, qu'elle nous engage fermement à écouter et regarder ce qui se passe.

Voici donc trois extraits choisis au hasard, car je me limite, je ne vais pas tout recopier, surtout pour un retour sur ce blog longtemps abandonné (pour ceux qui passeraient par là et que cela intéresserait, c'est parce que je terminais mon Habilitation à diriger des recherches. Et que je faisais pas mal de Kundalini yoga. D'ailleurs, j'ai commencé un autre blog à ce sujet. Et puis, le confinement, tout ça...)

"Vous ne pourriez pas vivre au milieu de ces gens là ; vous étouffez parce que rien ne vous permet de vous échapper vers quelque chose de beau, de grand ou de noble ; vous êtes agacé par ces hommes et ces femmes médiocres, parce qu'ils forment une population en désaccord avec la terre sur laquelle ils vivent - avec cette riche plaine où la grande rivière coule sans cesse vers la mer et met en rapport les faibles pulsations de cette vieille ville anglaise avec les battements puissants du coeur du monde."

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 295

"La destinée de Maggie nous est donc cachée  pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 437

"A quand remontait cet instant odieux où, pour la première fois, elle avait pris conscience d'éprouver un sentiment qui entrait en conflit avec ce qui était pour elle la vérité, l'affection et la gratitude, sans le repousser avec horreur, comme un objet répugnant ?"

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 501

samedi 23 mars 2019

Douleur, Zeruya Shalev

J'avais déjà été ébahie à la lecture de Ce qui reste de nos vies, de Zeruya Shalev. Je le suis à nouveau avec Douleur, son dernier livre. 

Zeruya Shalev prend aux tripes, les tord sans relâche, elle presse les émotions comme des citrons, les beaux citrons de Galilée, ça fait mal et ça fait du bien.

Il faudrait raconter l'histoire, au moins le début. Iris, victime d'un attentat 10 ans plus tôt, sent soudainement ses douleurs-séquelles se raviver. Elle est mariée à un type banal, Micky, le genre ours mal léché, scotché à son ordi, à jouer aux échecs. Iris est aussi mère de deux enfants presque adultes, qui se cherchent. Elle s'est accomplie professionnellement, dirige une école, assure l'accueil d'enfants en difficultés, on sent que son métier la tient. Mais, fatiguée et percluse de maux, elle se retrouve dans le service spécialisé d'un hôpital de Jerusalem.

Et là, par un hasard bouleversant, elle retrouve son amour d'adolescente, Ethan, celui qui lui a brisé le coeur 30 ans plus tôt, celui qui est à l'origine d'un traumatisme bien plus grand et bien moins guérissable que la bombe du bus. Celui qui a disparu dans le silence.
C'est très vite la passion et le chaos.  Les mots se bousculent. La vie d'Iris, bien rangée en apparence, vole en éclats puis se recompose, entre Jerusalem où elle vit et aime, et Tel-Aviv où vit sa fille. 

Il faudrait parler surtout de la cosmogonie Shalev. Dans le monde de Zerya Shalev, tout est dans tout, le battement d'ailes d'un papillon à Shanghaï produit des effets à Mexico. Ce qu'on a vécu à 18 ans vous revient en boomerang 30 ans plus tard. Ce que pense, désire, rêve et ressent une femme de 45 ans change la vie de sa fille de 20 ans, la sauve illico ou la précipite dans le chaos. C'est ainsi, c'est le destin, ou une forme de superstition et de toute-puissance maternelles tellement ancrées qu'elles en deviennent plausibles.

Le roman est plein de la voix intérieure de la narratrice, du récit produit par cette voix, qui façonne le réel à force d'être imaginé. C'est un excellent roman. Auquel je m'identifie, évidemment, sociologiquement cela ne peut pas être autrement, et sentimentalement non plus. Et je suis envieuse de la capacité de Zeruya Shalev à mettre en mots les ouragans intérieurs... 

Extraits :

"Si seulement on savait s'aimer autant que se fâcher, embellir autant qu'enlaidir, donner et prendre du plaisir autant que donner et prendre des coups."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 238-239

"Oui, soupire-t-elle, on est condamnés à se languir du stade précédent, qui n'était pourtant pas la panacée."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 379

"Couchée sans bouger dans le lit étranger d'une jeune fille étrangère, elle se demande pourquoi tous ces souvenirs l'assaillent à présent, en général, elle n'a pas le temps de les laisser remonter, mais voilà, il aura suffi d'un instant de désoeuvrement pour qu'elle soit rattrapée par sa réalité d'enfant abandonnée." 
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 382-383

"Et souvent une seule fois ne suffit pas, nous devons donner et redonner la vie à nos enfants, veiller encore et encore sur la flamme de leur souffle, les aider encore et encore à choisir cette vie qu'on leur a offerte sans qu'ils aient rien demandé, et c'est ce qu'elle est en train de faire à présent, voilà pourquoi elle a si mal, comme pour son accouchement, par la nuit froide où son jeune corps plié de douleur se séparait de la créature qui s'était tranquillement installée en elle."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p.  431