mercredi 24 mars 2021

SARS-CoV-2

 

Comme c'est étrange d'apprendre que ce petit être microscopique et destructeur habite désormais mon corps. 

Tout hérissé de pics, multicolore, il a voyagé depuis le pays Arc-en-ciel. Je pense au seul court séjour que je fis dans cette belle contrée, il y a presque 20 ans. A la maison de Gandhi, qui y inventa le satyagraha, la lutte pacifique pour les droits. Je pense aux parcs naturels remplis d'animaux mais jamais visités (je n'aimais pas l'idée de visiteurs en troupeaux, lesquels des animaux ou des visiteurs sont les plus sauvages, on ne sait pas).

Je pense à la soirée de clôture, au bain de minuit et aux amours mortes. A la carte bancaire volée, à l'angoisse, aux solidarités improbables. Je pense aux amours vivantes. J'ai envie de lire L'amour aux temps du choléra.

lundi 22 mars 2021

George Eliot, Le moulin sur la Floss

"Si à 50 ans on n'a pas lu un bouquin dans la Pléiade, c'est qu'on a raté sa vie", a peut-être pensé l'ami qui m'a offert ce magnifique ensemble de deux romans de George Eliot, Le moulin sur la Floss et Middlemarch, parus récemment. Cela faisait plusieurs années que, patiemment, il remettait sur le tapis de nos échanges littéraires le nom de George Eliot, écrivaine du XIXème siècle, très classique au Royaume-Uni mais relativement peu connue en France. Il a fini par me l'offrir, et moi par me décider à lire.

Au préalable, dépasser ma timidité devant l'objet "Pléiade", un objet pour amateurs cultivés (snobs ?) qui m'a toujours paru bien éloigné de mon univers. Je pensais qu'il serait difficile de déchiffrer ces petits caractères sur papier bible. Je craignais d'y laisser mes yeux de néo-quinquagénaire et d'abandonner très vite, ce qui me ferait honte, la honte de ne pas être digne de ce beau cadeau.  Eh bien, pas du tout ! Tout naturellement, j'ai pris en mains l'ouvrage (léger), muni de deux marques-pages hyper pratiques pour garder d'un côté la page où on en est, de l'autre la progression dans l'appareil de notes, très fourni et très érudit, annexé en fin de volume. J'ai tranquillement avancé, prise dans l'écriture et les rebondissements multiples imaginés par George Eliot.

Car Eliot a le sens du drame. Les personnages principaux du Moulin sur la Floss sont un frère et une soeur, Tom et Maggie Tulliver. Leurs années de jeunesse, au moulin de leur meunier de père, sont paisibles. Pourtant, le fossé se creuse entre Tom, qui a le privilège de recevoir une éducation mais n'a aucun goût pour l'étude, et Maggie, très vive, grande lectrice, condamnée en tant que femme à ne recevoir pour seul bagage intellectuel que quelques préceptes religieux. 

George Eliot sème le roman de leurs vies d'épisodes terribles : 

- le revers de fortune du père aimant, doublé de la condamnation morale d'une famille mesquine et très à cheval sur les conventions (genre Précieuses ridicules à l'anglaise) ; 

- l'amitié tendre et belle entre Maggie et le fils handicapé du meilleur ennemi et créancier de son père, que Tom empêche à toute force ; 

- l'arrivée d'un fiancé improbable qui fera commettre à Maggie une transgression entachant pour toujours sa réputation ; 

- et pour finir, une catastrophe naturelle. Les histoires d'amour, amour familial comme amour amoureux, finissent mal, chez Eliot. Par moments, on se croirait dans un Zola, plus bourgeois quand même. L'intrigue est construite de main de maître, les surprises coupent le souffle.

Last but not least, l'écriture est superbe, fine, précise, parfois ironique car Eliot sait se moquer de ses personnages. Elle nous assène pas mal de morale chrétienne, tout en faisant comprendre entre les lignes qu'elle n'y croit pas vraiment. Elle manie aussi beaucoup les références à la nature, ainsi que les métaphores afférentes, ce que j'apprécie tout particulièrement. Et puis, j'aime bien qu'elle prenne sans cesse à témoin son lecteur/sa lectrice, qu'elle nous engage fermement à écouter et regarder ce qui se passe.

Voici donc trois extraits choisis au hasard, car je me limite, je ne vais pas tout recopier, surtout pour un retour sur ce blog longtemps abandonné (pour ceux qui passeraient par là et que cela intéresserait, c'est parce que je terminais mon Habilitation à diriger des recherches. Et que je faisais pas mal de Kundalini yoga. D'ailleurs, j'ai commencé un autre blog à ce sujet. Et puis, le confinement, tout ça...)

"Vous ne pourriez pas vivre au milieu de ces gens là ; vous étouffez parce que rien ne vous permet de vous échapper vers quelque chose de beau, de grand ou de noble ; vous êtes agacé par ces hommes et ces femmes médiocres, parce qu'ils forment une population en désaccord avec la terre sur laquelle ils vivent - avec cette riche plaine où la grande rivière coule sans cesse vers la mer et met en rapport les faibles pulsations de cette vieille ville anglaise avec les battements puissants du coeur du monde."

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 295

"La destinée de Maggie nous est donc cachée  pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 437

"A quand remontait cet instant odieux où, pour la première fois, elle avait pris conscience d'éprouver un sentiment qui entrait en conflit avec ce qui était pour elle la vérité, l'affection et la gratitude, sans le repousser avec horreur, comme un objet répugnant ?"

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 501

samedi 23 mars 2019

Douleur, Zeruya Shalev

J'avais déjà été ébahie à la lecture de Ce qui reste de nos vies, de Zeruya Shalev. Je le suis à nouveau avec Douleur, son dernier livre. 

Zeruya Shalev prend aux tripes, les tord sans relâche, elle presse les émotions comme des citrons, les beaux citrons de Galilée, ça fait mal et ça fait du bien.

Il faudrait raconter l'histoire, au moins le début. Iris, victime d'un attentat 10 ans plus tôt, sent soudainement ses douleurs-séquelles se raviver. Elle est mariée à un type banal, Micky, le genre ours mal léché, scotché à son ordi, à jouer aux échecs. Iris est aussi mère de deux enfants presque adultes, qui se cherchent. Elle s'est accomplie professionnellement, dirige une école, assure l'accueil d'enfants en difficultés, on sent que son métier la tient. Mais, fatiguée et percluse de maux, elle se retrouve dans le service spécialisé d'un hôpital de Jerusalem.

Et là, par un hasard bouleversant, elle retrouve son amour d'adolescente, Ethan, celui qui lui a brisé le coeur 30 ans plus tôt, celui qui est à l'origine d'un traumatisme bien plus grand et bien moins guérissable que la bombe du bus. Celui qui a disparu dans le silence.
C'est très vite la passion et le chaos.  Les mots se bousculent. La vie d'Iris, bien rangée en apparence, vole en éclats puis se recompose, entre Jerusalem où elle vit et aime, et Tel-Aviv où vit sa fille. 

Il faudrait parler surtout de la cosmogonie Shalev. Dans le monde de Zerya Shalev, tout est dans tout, le battement d'ailes d'un papillon à Shanghaï produit des effets à Mexico. Ce qu'on a vécu à 18 ans vous revient en boomerang 30 ans plus tard. Ce que pense, désire, rêve et ressent une femme de 45 ans change la vie de sa fille de 20 ans, la sauve illico ou la précipite dans le chaos. C'est ainsi, c'est le destin, ou une forme de superstition et de toute-puissance maternelles tellement ancrées qu'elles en deviennent plausibles.

Le roman est plein de la voix intérieure de la narratrice, du récit produit par cette voix, qui façonne le réel à force d'être imaginé. C'est un excellent roman. Auquel je m'identifie, évidemment, sociologiquement cela ne peut pas être autrement, et sentimentalement non plus. Et je suis envieuse de la capacité de Zeruya Shalev à mettre en mots les ouragans intérieurs... 

Extraits :

"Si seulement on savait s'aimer autant que se fâcher, embellir autant qu'enlaidir, donner et prendre du plaisir autant que donner et prendre des coups."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 238-239

"Oui, soupire-t-elle, on est condamnés à se languir du stade précédent, qui n'était pourtant pas la panacée."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 379

"Couchée sans bouger dans le lit étranger d'une jeune fille étrangère, elle se demande pourquoi tous ces souvenirs l'assaillent à présent, en général, elle n'a pas le temps de les laisser remonter, mais voilà, il aura suffi d'un instant de désoeuvrement pour qu'elle soit rattrapée par sa réalité d'enfant abandonnée." 
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 382-383

"Et souvent une seule fois ne suffit pas, nous devons donner et redonner la vie à nos enfants, veiller encore et encore sur la flamme de leur souffle, les aider encore et encore à choisir cette vie qu'on leur a offerte sans qu'ils aient rien demandé, et c'est ce qu'elle est en train de faire à présent, voilà pourquoi elle a si mal, comme pour son accouchement, par la nuit froide où son jeune corps plié de douleur se séparait de la créature qui s'était tranquillement installée en elle."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p.  431

lundi 4 février 2019

La maison Golden

Résultat de recherche d'images pour "la maison golden"Je n'ai que très peu lu Salman Rushdie et c'est un peu par hasard qu'à la bibliothèque, je suis tombée sur La maison Golden. Un roman parfaitement dans l'air du temps, puisqu'il y est question de riches personnes installées aux Etats-Unis, d'identité transgenre, d'art contemporain,  et même de Trump. Un roman américain, en somme. Associé à de multiples références à l'histoire du monde antique (Empire romain et tragédie grecque), à l'Inde (le pays dont les protagonistes ne disent pas le nom), au cinéma, et à plein d'autres choses, qui en font un voyage subtil et érudit. Parfois, on est à la limite de l'ennui, ce qui est de mon point de vue plutôt une qualité pour un roman. Car c'est à la limite de l'ennui que se glisse le rebondissement, et que se joue le bonheur de lire.

L'histoire est celle d'une famille, la famille Golden. En voisin, le narrateur observe la famille Golden. Elle vient de s'installer dans cette résidence protégée, luxueuse, new-yorkaise,qui s'appelle "Les jardins." La résidence où le narrateur a grandi  (note à moi-même : si un jour je possède une belle maison avec beau jardin, penser à la baptiser "Les jardins").

La famille Golden, un père et ses trois garçons adultes, est arrivée d'Inde après un événement mystérieux dont on ne comprend pas grand chose, à part qu'il fut dramatique et douloureux. Chacun tente de continuer sa vie, à sa façon, loin de la ville natale. L'un en autiste, l'autre en artiste, le troisième en transgenre, et le père de famille en hommes d'affaires véreux, amoureux d'une Russe superbe (et machiavélique). Le narrateur également s'invente, dans cette histoire, en documentariste, cinéaste et romancier. Et en amoureux fou quoi qu'un peu paumé d'une vidéaste hyper-active, engagée dans la campagne d'Hillary Clinton de 2016.

C'est franchement un régal, autant dans le comique que dans le tragique.
Car c'est très tragique. Une folie érudite et douloureuse.

C'est peut-être l'époque qui veut ça.

Extraits du voyage narratif de la Maison Golden :

"Il y a toujours, au début, quelque douleur à soulager, quelque blessure à soigner, quelque vide à remplir. Et toujours, à la fin, l'échec, la douleur incurable, la blessure qui ne guérit pas et le vide mélancolique persistant."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 84

"Dans cette maison c'est différent. Ce ne sont peut-être pas des personnes qui sont possédées mais la maison elle-même. Vous avez apporté le mal avec vous en venant du vieux pays et à présent il est dans les murs, les tapis, les coins sombres et même dans les toilettes. Il y a des fantômes qui habitent ici, peut-être les vôtres, peut-être de plus anciens et il faut les chasser."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  142

"Je suis un homme direct, mister René, je parle sans détour et je n'ai jamais rencontré le moindre sujet qui mérite qu'on tourne autour du pot. Et je vous dis donc à propos de votre deuil qu'il s'agit de votre deuil. Vos parents sont partis, ne vous préoccupez plus d'eux, ils n'existent plus. Préoccupez-vous de vous-même. Et pas seulement parce que vous êtes blessé et qu'il vous faut guérir. Mais aussi parce que maintenant vos aînés ne font plus écran entre la tombe et vous. C'est ça, l'âge adulte. Vous voilà en première ligne et la tombe béante vous attend. Donc acquérez de la sagesse, apprenez à être un homme. Si vous êtes d'accord, je vous offre mon aide."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  171

"De nos jours, le seul dont tu penses qu'il te ment, c'est le spécialiste qui justement connaît la question. C'est celui qu'on ne peut pas croire parce qu'il fait partie de l'élite et que l'élite est contre le peuple et cherche à l'humilier. Connaître la vérité c'est faire partie de l'élite. Si tu affirmes avoir vu le visage de Dieu dans une pastèque, tu convaincras plus de monde que si tu as découvert le chaînon manquant parce que si tu es un savant, tu appartiens à l'élite. La téléréalité est un mensonge mais elle n'a rien à voir avec l'élite, alors on achète. Les informations : ça, c'est l'élite."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  245

"Ce fut l'année des deux bulles. Dans l'une de ces deux bulles, le Joker hurlait et les rires préenregistrés du public se déchaînaient au moment ad hoc. Dans cette bulle, le changement climatique n'existait pas et la fonte des glaces dans l'Arctique n'était qu'une nouvelle opportunité pour l'industrie du bâtiment. Dans cette bulle, ceux qui commettaient des assassinats au moyen d'armes à feu ne faisaient qu'exercer leurs droits constitutionnels mais les parents des enfants assassinés étaient anti-Américains. (...) Dans cette bulle, le savoir était l'ignorance, le haut était le bas et la bonne personne pour détenir en son pouvoir les codes nucléaires était le rigolo aux cheveux verts, à la peau blanche et à la bouche comme une balafre rouge qui demanda à quatre reprises à des conseillers militaires chargés de le briefer ce qu'il y avait de tellement mal à recourir aux armes nucléaires. (...) Dans l'autre bulle, comme mes parents me l'avaient de longue date appris, il y avait la ville de New York."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  273-275