jeudi 1 juin 2017

Le Royaume

Le Royaume
J'ai hésité à écrire sur Le Royaume, d'Emmanuel Carrère. 

Pas seulement parce qu'Emmanuel Carrère m'irrite, avec sa manie de se mettre en scène dans ses livres. Je me souviens que ça m'avait particulièrement heurtée dans D'autres vies que la mienne : il racontait une tragédie, la fin de vie de sa belle-soeur atteinte de cancer. Une authentique héroïne, elle, magistrate d'exception, flanquée d'un mari dépassé, d'enfants bientôt orphelins...Et Mister Carrère ne pouvait pas s'empêcher de parler de lui, comme si c'était important ses soucis, savoir qu'il rencontrait machin ou truc à tel ou tel endroit. Impudeur obscène.

Ca m'a moins énervée, quoique pas laissée indifférente, dans Limonov. Tu t'attends à lire une biographie, et tu lis en même temps la relation de l'écrivain avec Limonov. Mais bon, c'est un beau roman, c'est une belle histoire... Tu comprends que Carrère, c'est le genre de type qui ne sait pas s'effacer, le genre ego monstrueux, failles narcissiques béantes, qui ne peut pas se contenter de vendre des millions de best-sellers, il faut en plus qu'il soit partout dans ses propres bouquins. Un puits sans fond de narcissisme. Par certains côtés, c'est touchant.

Pour Le Royaume, j'ai surtout hésité du fait de la difficulté à synthétiser ce gros bouquin, foisonnant, hyper-documenté, sans le dénaturer. Les livres de Carrère, notamment celui-ci, sont impressionnants par leur précision, leur érudition, une rigueur dans l'enquête. C'est ce que je préfère, dans son travail. Et c'est pourquoi je me décide, parce que je veux garder une trace de cette lecture qui date déjà de quelques mois et à laquelle je pense souvent.

Le Royaume est en voyage au coeur des Evangiles, et plus particulièrement une étude de l'Evangile selon Saint-Luc et des Epîtres de Saint-Paul. A travers cette relecture, Carrère revisite l'histoire des premiers chrétiens et en dresse un panorama plus complexe que les représentations imagées qu'on peut en avoir au catéchisme. Il s'appuie sur les documents authentiques et comble en même temps les trous par le roman. Cela donne une version contemporaine, connectée au monde d'aujourd'hui, de ce mythe fondateur de la naissance de la chrétienté (avec une tendance de l'auteur à projeter ses préoccupations, mais bon, on ne se refait pas).

L'hypothèse de Carrère, c'est qu'après la mort de Jésus, ce type complètement bizarre et même fou au regard des standards de l'époque, les apôtres ne s'entendaient pas ou plus. Ils étaient paumés et divisés. Les plus proches de Jésus, notamment son frère Jacques, ou Pierre, sur lequel était censée se bâtir l'Eglise,  ou Marc, sont restés à Jérusalem et dans le giron du judaïsme. Ils ont essayé de se faire oublier. Profil bas. Ils étaient une secte dissidente mais leur loi essentielle était la Loi juive.

Un seul a pris une voie différente, parce qu'étant un Romain étranger à l'Eglise, ancien persécuteur de juifs (un collabo, quoi), converti sur le tard, il n'était plus le bienvenu à Jérusalem : Paul de Tarse. Paul est parti vers l'Ouest, vers la Grèce, où il s'est mis à convertir non seulement des juifs, mais aussi et surtout des païens. C'est comme ça qu'une sorte de double naissance du christianisme s'est produite, l'une au sein de la religion juive, à Jérusalem même, l'autre loin de l'épicentre hébreu, à Antioche en Syrie, à Ephèse ou à Smyrne en Asie, à Athènes, à Corinthe ou à Thessalonique en Grèce. Paul a fondé des églises, auxquelles il écrivait en prodiguant ses conseils (d'où les fameux "épîtres de Saint-Paul apôtre"). 

Le jeune Luc, un médecin, Macédonien, non juif, raconte dans son évangile sa version de la vie de Jésus, qu'il n'a pas connu, et les aventures de Paul, dont il était proche et qu'il a suivi dans ses voyages. A travers cette histoire, Carrère montre que c'est un concours de circonstances qui fait que la branche "païenne" de l'Eglise l'emportera : après l'incendie de Rome, après que les Hébreux se sont soulevés contre l'Empire, que Néron a écrasé Israël, puis s'est suicidé, que Vespasien est devenu empereur, que l'armée de Titus a détruit le temple de Jerusalem, les juifs sont rejetés. Et les Eglises non juives de Paul peuvent tenter de plaire aux Romains pour s'imposer, les décennies et siècles suivants. C'est ce qui fera à terme le succès du christianisme.

"Les églises de Paul souhaitaient plaire aux Romains, et le fait que leur Christ ait été crucifié sur l'ordre d'un gouverneur romain leur posait un sérieux problème. On ne pouvait pas nier le fait brut, mais on a fait tout ce qu'on a pu pour en atténuer la portée. On a expliqué, quarante ans après, que Pilate avait agi à contrecoeur, la main forcée, et que même si formellement la sentence étaient le fait des Romains, l'instruction et la vraie responsabilité étaient celui des Juifs - qu'on a dès lors fourrés dans le même sac. "Les pharisiens et les sadducéens", disent Matthieu, Marc et Luc, comme s'ils allaient tout le temps la main dans la main. "Les Juifs" dit carrément Jean. Le parti ennemi. Naissance de l'antisémitisme chrétien."

Le Royaume, p. 347-348 



Pour une fois, les disgressions de Carrère sur sa vie m'ont paru comme des pauses sympathiques, des sortes de respirations plaisantes sur le chemin (tortueux) de Damas. Il raconte par exemple plusieurs épisodes mystiques de sa jeunesse, les certitudes et les interrogations existentielles, les dilemmes du croyant et de l'incroyant. Il raconte aussi regarder du porno sur internet, ça m'a plu cet outing au milieu des considérations sur Paul...

Bref, un super livre, dont on se souvient. Je recommande.

lundi 29 mai 2017

Manchester

C'était il y a une semaine. Un peu plus de 2 ans après Charlie Hebdo. Et déjà, la réaction est à chaque fois moins vive, l'émotion moins forte...

Pourtant, cette fois, ce sont des gamines, 22 fans d'Ariana Grande.

Mortes pour rien, le 22 mai 2017.
A Manchester. Goddam.

jeudi 25 mai 2017

La tête en friche

Pendant que j'y suis, une autre petite chronique sur un livre touchant dans sa naïveté, La tête en friche. C'est l'histoire d'une dame âgé et très cultivée, Margueritte, qui rencontre un jeune homme pas très fûté, Germain. C'est qu'ils partagent le même banc, au parc, et se livrent à la même activité de comptage de pigeons.

Elle lui apprend des choses, des mots, des expressions. Lui, il lui tient compagnie, il prend soin d'elle et de sa vue qui baisse. C'est une autre histoire d'amitié, moins sophistiquée que L'amie prodigieuse, mais mignonne, distrayante. Germain, enveloppé de mots et respecté, va devenir plus humain et plus heureux. Et elle, elle va exister pour quelqu'un.

Le narrateur, c'est Germain, il écrit comme il parle et parle comme il pense. Ca donne ça :

"Avec Margueritte aussi, j'ai fait gaffe au début. Je ne voulais pas lui montrer tout d'un coup qu'elle me faisait marrer, qu'elle m'apprenait des trucs. Pas me montrer trop familier, non plus, ce qui tombait très bien, parce qu'elle restait un peu sur sa réserve défensive, elle aussi. Gentille, vous voyez ? Mais polie. 
D'habitude, les gens comme ça, je m'en méfie. Ceux qui ressemblent à Jacques Devallée, ou bien à Berthaulon, le nouveau maire, qui parlent de façon tellement compliquée qu'ils te noient le poisson dans de la fioriture. Ces mecs, le jour où ils leur prend l'envie de se foutre de toi, c'est fait si poliment que tu les remercies. 
Moi, je n'ai pas été "bien élevé". On m'a dressé à coup de pierres, comme on fait aux clébards qui traînent dans la rue. (C'est façon de parler. Ma mère était barjot, mais pas à ce point là.) Enfin, disons que je n'ai pas eu une enfance facile.
Du coup, je ne fais pas toujours dans la dentelle, les gens me trouvent un peu raide, je sais. Quand je veux m'exprimer, je sens bien que je choque, rien qu'à voir leur façon de tordre un peu la bouche, ou de plisser le nez à croire que ça pue".

        Marie-Sabine Roger, La tête en friche, p. 122-123 


J'ai énormément pensé à quelqu'un que je connais et qui aurait ressemblé à Margueritte en vieillissant, si elle avait eu cette chance... 

L'amie prodigieuse

C'est le premier tome d'une trilogie italienne. Napolitaine. On est en Italie, dans les années 50 ou 60. C'est la galère économique, la mafia est un peu partout dans le quartier, et ça se bagarre beaucoup. Mais là n'est pas l'essentiel. L'histoire est surtout celle de la relation de Lila, l'amie et de Lenù, ou Elena, la narratrice. 

Lila, c'est la fille qui a tout pour elle, à part ses parents qui sont de sombres abrutis : elle est super intelligente, curieuse, effrontée, pleine de vie et d'originalité, avec un sens de la répartie sans pareil. De nos jours, on dirait qu'elle est populaire. Elle est sans y penser dans la supériorité. 

L'amie prodigieuse
Lenù, la narratrice, c'est celle qui est à côté, la discrète, la studieuse à l'école, celle qui a toujours besoin de se comparer. Mais elle est assez orgueilleuse aussi, alors elle suit Lila dans ses délires. C'est comme ça qu'elles deviennent amies, dès la petite enfance.

Le livre nous permet de les voir grandir, se rapprocher l'une de l'autre, s'éloigner, se rapprocher à nouveau... et prendre des chemins différents. Lila, à cause de ses parents, ne peut pas continuer ses études, alors elle travaille à la cordonnerie du père. Elle se passionne pour les chaussures, rêve de richesse, finira par se marier avec Stefano, le fils de l'épicier-mafieux Don Achille (désolée de spoiler). Lenù, on sent chez elle la future intello, un peu malgré elle puisqu'elle est de ce quartier où généralement, on ne fait pas d'études. Lenù, toute jeune, franchit les limites du quartier devenu trop petit, d'abord avec Lila, puis rapidement seule. On devine qu'elle finira par mépriser, ou du moins regarder avec distance, tous ces gens de son enfance. 

J'ai trouvé le style enlevé, il y a des phrases formidables comme par exemple, à propos de l'adolescence : "cette année-là, j'eus l'impression de me dilater comme une pâte à pizza. Je devins de plus en plus ronde - ma poitrine, mes cuisses, mes fesses." (p. 140). 

Ou bien, concernant le silence épistolaire de l'amie : "C'était une vieille crainte, une crainte qui ne m'était jamais passée : la peur qu'en ratant des fragments de sa vie, la mienne ne perde en intensité et en importance. Et le fait qu'elle ne me réponde pas accentuait mon inquiétude. Si je m'efforçais dans mes lettres de lui communiquer ma joie d'être à Ischia, mon flot de paroles et son silence me semblaient démontrer que, si ma vie était splendide, elle était aussi pauvre en événements, au point que j'avais le temps de lui écrire tous les jours, tandis que sa vie était sombre mais mouvementée." (p. 271).  

Ou encore, sur l'arrogance : "Signe que Lila avait peut-être raison : les gens de cette espèce il faut les combattre en s'inventant une vie supérieure, telle qu'ils ne sont même pas capables de l'imaginer". 

C'est un livre à la fois très ancré, très napolitain, et en même temps universel comme l'amitié est universelle, fait du bien et fait du mal. Chouette livre. Je lirai peut-être la suite, histoire de prendre des nouvelles des deux filles.