dimanche 6 novembre 2016

Pour trois couronnes, roman

Pour trois couronnes
Pour trois couronnes, de François Garde, est un roman auquel on s'accroche de bout en bout. On aura voyagé beaucoup, de New York où commence l'histoire à Bourg-Tapage, une île française (imaginaire mais tellement réelle) des mers australes, en passant par Dijon, Paris et Beyrouth. Et on se sera posé bien des questions sur la vie, l'héritage, la construction politique des repères "identitaires", la guerre civile, le vol, le temps qui passe aussi. Le roman commence par un étrange récit de jeunesse : un homme d'affaires, qui vient de mourir, laisse un petit texte relatant un épisode de ses 20 ans. Il était marin, avait fait escale dans un port, s'était vu aborder par un type qui lui avait demandé rien moins que de coucher avec une femme inconnue, contre de l'argent... Le marin avait obtempéré, couché avec la femme masquée, obtenu 3 couronnes d'or, puis il avait repris le bateau, s'était installé aux Etats-Unis où il avait fondé une compagnie de commerce maritime.

Le temps s'est écoulé, l'homme d'affaires français vivant aux Etats-Unis est mort, après avoir amassé une impressionnante fortune. Sur requête de sa veuve, un "curateur aux documents privés", profession inventée par le narrateur et qui consiste à trier les documents et affaires personnelles des personnes décédées,  s'attelle à enquêter sur l'épisode de jeunesse. C'est plein de détails passionnants sur les recherches dans les archives et les enquêtes auprès de témoins ou de spécialistes de tel ou tel sujet. De recoupement en recoupement, le narrateur/curateur reconstitue l'itinéraire du marin devenu homme d'affaires. Il se retrouve à Bourg-Tapage, une société insulaire non seulement hiérarchisée socialement, mais surtout fortement clivée politiquement entre "insulaires" et "non insulaires". Des affrontements violents, une guerre civile, ont eu lieu il y a peu. Les cendres du conflit du temps des "Troubles" ne sont pas éteintes.

On lit des pages formidables sur la construction des clivages politiques, qui résonnent avec une grande justesse. Par exemple, p. 130 :

"Je ne connais pas de douleur plus brutale et plus intime que cet effroi : entendre un politicien annoncer que vous n'êtes pas d'ici. Il ne parle pas de vous chasser, de vous exclure, de vous menacer. Il dit, simplement, et devant une foule qui trépigne de joie et applaudit, que tels et tels ne sont pas d'ici, et vous savez en l'écoutant, et chacun sait que vous faites partie de ceux qu'il signale ainsi. Lui et les siens se sont donné le droit de trier, de trancher dans ce qui était indifférencié jusqu'alors, de séparer, de se mettre, eux, du bon côté, du côté des gens d'ici. Et vous, de l'autre côté de cette barrière qu'ils viennent d'inventer : ailleurs, n'importe où, mais pas avec ceux d'ici.
Vous, bien sûr. Et pas davantage votre père âgé, votre soeur, le voisin du fond du jardin, l'épicier, le chauffeur, l'institutrice.
Et pourtant, d'une manière absolue et craintive, vous savez que sans avoir à demander d'autorisation à quiconque, vous êtes d'ici, vous ne pouvez pas ne pas l'être. Vous y êtes né. Tout ce que vous possédez est ici, et tous vos amis, vos projets, vos souvenirs, vos ambitions, vos remords."

Et puis, parfois, on lit comme un aphorisme :

"Une vie, ce n'est pas seulement la somme des choix que l'on a faits. Elle est cette somme, multipliée par le regard des autres, et divisée par le coefficient indescriptible du hasard."


François Garde, Pour trois couronnes, Folio


Le trouble procuré par le livre vient de ce qu'il est étrangement plausible. Très bien documenté ou très bien imaginé, on ne sait. Et chaque épisode maintient sur le qui-vive.

mercredi 19 octobre 2016

Encore une lectrice

Un tableau beau et apaisant, la lectrice s'endort sur son livre. 

Oeuvre d'Emma Irlam Briggs (1867-1950) intitulée "A book at bedtime". 

dimanche 9 octobre 2016

Au-delà des murs (un peu de pub)


Le site est très moche et accessible seulement sur inscription, l'url illisible, mais j'aime bien le principe de cette entreprise, qui consiste à inventer ou produire des choses qui protègent les livres ou permettent de les consulter plus confortablement : petits coussins marque-pages, lutrins, doux supports de lecture... Ils peuvent être fabriqués dans le tissu de son choix et sur-mesure. 
C'est facile de s'inscrire et c'est ici :  http://www.audeladesmurscreations.com/?code_lg=lg_fr&num=12&type=39

dimanche 2 octobre 2016

Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev

Un livre bouleversant. Rare. Cela raconte l'histoire d'une mère mourante, Hemda, et de ses deux enfants, la fille Dina, qui n'a pas été aimée de sa mère ; et le fils, Avner, qui a été adoré de sa mère. Cela se passe à Jerusalem et pourtant c'est universel. Ca parle des choix de vie qu'on fait sans trop savoir, et qu'on n'arrive pas à défaire après ; une fois qu'on est marié, parent, amoureux ou plus amoureux. Ca parle des relations qu'on a dans les familles, du mélange d'amour et de haine qu'il y a dedans. Ca parle aussi de la haine d'être soi. Des liens entre nous.

Hemda

Hemda, c'est la femme qui a subi, toute sa vie. Elle a subi l'éducation stricte du père, l'absence de la mère, le mari, elle a subi la vie au Kibboutz et quand elle a choisi de vivre en ville, elle n'a pas aimé. Pourtant elle garde comme une petite lueur, une lumière de vie.

Dina

Dina, c'est la femme révoltée, éprise d'absolu. Elle a souffert dans sa chair de n'être pas aimée de sa mère, a vomi ses tripes dans les crises de boulimie, continue à se sentir rejetée, à reprocher à Hemda d'avoir été une mère horrible. Et elle a choisi, choisi un homme qu'elle aimait plutôt qu'un homme gentil, une fille qu'elle adore, un désir enfant contre le monde entier. Elle s'est aussi fâchée contre l'injustice si répandue à l'université, a abandonné sa thèse et perdu sa meilleure amie. Elle vit dans la frustration professionnelle. Elle a 46 ans, doit apprendre à laisser partir sa fille.

Avner

J'ai surtout aimé Avner, Avni pour les intimes, pour les jolies filles stagiaires de son cabinet d'avocat. Avner aussi vit dans la frustration professionnelle, celle du défenseur des droits humains qui se heurte à un Etat tyrannique. A la maison, il se laisse martyriser par sa femme-ogresse, l'imposante Salomé. Jusqu'au jour où, rendant visite à sa mère à l'hôpital, il tombe sur un couple qui lui montre autre chose, le transforme, le fait sortir de lui-même.

Il est difficile d'isoler des passages de citations car tout se tient dans le roman. Les phrases sont longues, articulées, le style intimiste. On entend les voix intérieures des personnages, c'est un roman de voix et de voyages intérieurs.

Avner, alors :

"Elle chuchote, ne t'inquiète pas, tu seras bientôt soulagé, et Avner hoche la tête, reconnaissant, comme si cette promesse réconfortante lui était adressée, tu seras bientôt soulagé, ne t'inquiète pas, mais comment ne s'inquiéterait-il pas s'il n'entrevoit pas d'issue, voilà des années que les mêmes questions le taraudent, qu'est-ce que je fais avec cette femme, qu'est-ce que je fais avec ce travail, qu'est-ce que je fais avec ce pays ? Pendant longtemps il avait pensé être utile à quelque chose en accomplissant sa mission, mais depuis peu il a l'impression d'avoir perdu une certaine légitimité, celle-là même qui, sans jamais avoir été démontrée, offrait au moins une explication simple, du genre, à démarche erronée catastrophe annoncée et à démarche juste salut assuré, avec le temps, il sent que des forces souterraines triomphent de la logique qui guidait ses pas, il ne peut s'empêcher de penser que s'il avait eu sa chance il l'avait loupée, mais peut-être n'avait-il jamais eu sa chance.
Je suis piégé, aimerait-il raconter à la femme en chemisier de satin rouge,  j'ai été piégé très jeune et n'ai pas réussi à me libérer. J'avais à peine vingt-trois ans que j'épousais ma première petite amie, aujourd'hui encore je ne comprends pas comment je me suis laissé prendre. Pendant des années, je me suis réfugié dans le travail mais je n'ai plus d'énergie, j'ai perdu espoir, tandis que le voisin, lui, en a encore, de l'espoir, du moins d'après ce qu'il répond à sa femme d'une voix grave et agréable, oui je sais, et pour un instant sa certitude, leur certitude à tous les deux, semble pouvoir vaincre les avis des médecins, les pronostics et les statistiques, je sais qu'il n'y a aucune raison de s'inquiéter, je sais que bientôt je serai soulagé."

Zeruya Shalev, Ce qui reste de nos vies, Folio, 50-51