jeudi 12 novembre 2015

Le livre de ma mère

Albert Cohen, Le livre de ma mère
Au moment où ma mère chancelle et où je suis impuissante à la retenir, je pense au Livre de ma mère d'Albert Cohen. Ces phrases du début, qui m'ont tant accompagnée autrefois,  que j'ai copiées et recopiées, qui résument peut-être toute ma vie : "chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n'est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots".

La déclaration d'amour et de regret de Cohen à sa mère tant aimée, mise à distance parfois parce que comme toutes les mères, c'est à la fois la plus tendre des chattes et  la plus insatiable des mantes religieuses, cette déclaration d'amour et de regret m'avait touchée, quand j'avais peut-être 18 ans. Mais je ne me rendais pas compte, je ne pensais qu'à celui qui m'avait recommandé ce livre et qui avait approximativement l'âge que j'ai aujourd'hui. Et qui avait perdu sa mère. Aujourd'hui, je comprends mieux, davantage, plus profondément. Et je sais que je comprendrai encore mieux un jour, après le grand départ, quand il ne restera plus rien, quand je ne pourrai plus lire ce livre ou n'en aurai plus besoin.

"O mon temps passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants, vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica, papillon du gaz dans la cuisine, sirop d'orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j'allais faire mon petit voyage dans la lune avec mon mon ami un écureuil. O mon enfance, gelées de coings, bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche, convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à dentelures, dindes de Noël, fables de la Fontaine idiotement récitées debout sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales, genoux écorchés et j'arrachais la croûte toujours trop tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre auquel elle me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l'avance, cahiers neufs de la rentrée, sac d'école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes sergent-major, plumes baïonnette de Blanzy Poure,  goûters de pain et de chocolat, noyaux d'abricots thésaurisés, boîtes à herboriser, billes d'agate, chansons de Maman, leçons qu'elle me faisait repasser le matin,  heures passées à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs, gâteaux de Maman, sourires de Maman, ô tout ce que je n'aurai plus, ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons. Les rives s'éloignent. Ma mort approche".
 

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Folio, p. 55-56

 
"Avec les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler un peu. Avec ma mère, je n'avais qu'à être ce que j'étais, avec mes angoisses, mes pauvres faiblesses, mes misères du corps et de l'âme. Elle ne n'aimait pas moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil".
 

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Folio, p. 105

dimanche 1 novembre 2015

Remerciements

J'ai une certaine tendresse pour les remerciements placés en début de travail universitaire, malgré leur caractère convenu. C'est comme prendre une grande inspiration avant d'attaquer la montagne, s'autoriser un  sourire éclatant avant d'avoir le souffle coupé par l'effort. Une page de douceur et de générosité, avant 700 et quelques pages d'aridité académique. Enfin, c'est comme ça que je vois les remerciements, les jours de bonne humeur. Alors que, les jours sans, je prends un petit air méprisant et les vois plutôt comme un rituel suranné et ridicule, qui ne signifie rien, que la soumission à un milieu académique lui-même suranné et ridicule.

En général, on remercie d'abord ceux qu'on est contraint.e de remercier : directeur/trice de mémoire ou de thèse, membres du jury, institution d'accueil. Puis, ça devient plus personnel. Beaucoup évoquent leurs ami.e.s, leurs parents, frères et sœurs, copains. Souvent, un amour, celui ou celle "qui a toujours été là", son "soutien indéfectible" etc. Certaines formulations sont touchantes :

"Six déménagements en quatre ans, ma thèse est devenue ma maison. Les murs porteurs, je les dois à untel..".

Parfois, une remarque amusante laisse entrevoir les années de galère : "Pardon à ceux que j'ai rudement rabroués quand il se risquaient à une question innocente : "Alors, cette thèse ?""."

Quand je commence à penser aux remerciements, cela veut dire que l'aboutissement d'un travail est proche, ou que je voudrais qu'il soit proche. Je fais le tour des endroits fréquentés, de tous les gentils qui m'ont donné un coup de main, des peaux de vache qui ont apporté malgré eux une contribution. Je crée un fichier, exprès, pour consigner les noms. J'essaie de n'oublier personne, j'ai tellement l'impression que mon travail est toujours plus collectif qu'individuel.

Puis à la fin, je me demande : est-ce que ça a du sens tout ça, produire des paperasses que personne ne lit, des pensées soi-disant profondes, alors que le fascisme monte inexorablement, dans ce pays ?

Et là je me dis : respire, demain, tu verras les choses autrement, aujourd'hui est un jour sans...

mardi 6 octobre 2015

Lire un beau texte constitutionnel

Chaque année, à pareille époque, l'émotion revient quand je lis tout haut la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis. Il y a quelque chose de grand dans la détermination collective et l'affirmation de droits, quelque chose qui résiste au temps. Les hommes sont nés libres et égaux, tenir cela pour une vérité, s'appuyer sur cette vérité pour se rebeller, c'est beau. 
Affirmer le droit à la recherche du bonheur aussi. The pursuit of happiness. Car il ne s'agit pas de "droit au bonheur", comme on le caricature souvent, mais du droit à le chercher, à choisir, à tatonner encore et encore.
Ce qui est exposé ensuite est de l'ordre de la nécessité impérieuse, pas du souhait : la dissolution des liens politiques, la prise de distance d'avec le Léviathan anglais est devenue vitale pour la survie des colonies et des droits inaliénables. On sent que les pères de l'indépendance, en engageant leur honneur, ne font pas de vagues promesses de papier.  Leur unité et leur courage transparaissent à chaque ligne.

Chaque année, je me tiens debout, respire profondément, saisis la feuille blanche, regarde bien en face ces jeunes gens qui pourraient être mes enfants, et j'énonce, le plus fermement et le plus clairement possible, espérant de tout cœur leur faire sentir cette beauté :



"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l'expérience de tous les temps a montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu'à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu'une longue suite d'abus et d'usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future. Telle a été la patience de ces Colonies, et telle est aujourd'hui la nécessité qui les force à changer leurs anciens systèmes de gouvernement. L'histoire du roi actuel de Grande-Bretagne est l'histoire d'une série d'injustices et d'usurpations répétées, qui toutes avaient pour but direct l'établissement d'une tyrannie absolue sur ces États. 
(...)  En conséquence, nous, les représentants des Etats-Unis d'Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l'univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement au nom et par l'autorité du bon peuple de ces Colonies, que ces Colonies unies sont et ont le droit d'être des Etats libres et indépendants ; qu'elles sont dégagées de toute obéissance envers la Couronne de Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l'Etat de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous ; que, comme les Etats libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que les Etats indépendants ont droit de faire ; et pleins d'une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette Déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l'honneur."  



mardi 22 septembre 2015

Roland Barthes

Fragments d'un discours amoureux
"Je ressens toujours d’une façon poignante, le fait que souvent j’écris pour être aimé. Au fond, peut-être même parfois de tel ou tel. Et en même temps, je sais très bien que cela ne se produit jamais, qu’on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture."

 Roland Barthes, documentaire Roland Barthes (1915-1980), Le théâtre du langage