lundi 31 août 2015

Janne Teller, Guerre

GuerreA chaque fois que j'entends comment des réfugiés se font refouler sans ménagement aux portes de l'Europe, après avoir tout quitté, dépensé des fortunes et souffert des mois pour la rejoindre, je pense à ce livre extraordinaire de Janne Teller, Guerre, Et si ça nous arrivait ?. Un livre court, en nombre de pages, petit, format passeport, c'est fait exprès, et immense par la force du message qu'il véhicule. Il nous met dans la peau du réfugié - ou du migrant, comme on dit maintenant, comme pour garder l'autre à distance, avec ce mot qui ne dit rien des raisons pour lesquelles on doit un jour quitter sa maison.
 
Un dictateur et "son idée d'une Europe française" ont déclenché la guerre. Alors, n'en pouvant plus des privations, du manque d'eau, de nourriture, de chauffage, ta famille française et toi avez dû fuir vers le Sud. Vous vous êtes retrouvés dans un camp de réfugiés, avec les autres Européens, surtout les Scandinaves dont il vaut mieux se méfier.  Puis, finalement, avec un permis de séjour en Egypte, sous un soleil de plomb. Les années ont passé, tu n'as pas pu faire les études que tu aurais pu faire si tu étais resté en France. Maintenant, tu ne sais plus d'où tu es ni où tu as envie d'aller.
 
 En peu de pages, on comprend tout. Les "migrants" deviennent des humains, comme nous. C'est salutaire. C'est nécessaire.
 

Extraits :

"Votre famille, maintenant, se résume à un chiffre : cinq. Aucun pays n'est prêt à accueillir cinq réfugiés de plus. Des réfugiés qui, comme le disent les honnêtes gens, ne parlent pas la langue, ne savent pas se conduire en société - ils ne savent ni respecter leur voisin, ni recevoir un hôte, ni veiller sur la vertu des femmes. Des réfugiés qui ne savent pas vivre avec la chaleur. Non, pas un pays qui veut de ces décadents venus de l'autre rive de la Méditerranée. De ces libres penseurs qui ne feront que pervertir les mœurs des bons croyants. Ces hommes-là ne peuvent pas non plus travailler. Ils ne parlent pas l'arabe et ne sont pas habitués à trimer. Les réfugiés européens ne savent rien faire d'autre qu'être assis à un bureau et brasser du papier. Personne n'a besoin de ça. Voilà ce qu'on dit dans le monde arabe, le monde le plus proche qui soit encore en paix et offre une possibilité d'avenir".

Janne Teller, Guerre, p. 16-17
 
"La vie est dure. Rien n'est comme avant. Il n'y a pas de travail, et surtout pas quand on est étranger et qu'on ne parle pas la langue. Souvent, des gens s'énervent après toi dans la rue. Au marché, on te vend les moins beaux légumes; au café, tu attends plus longtemps que les autres. Tu as les cheveux bruns et la peau mate, mais tu ne peux pas dissimuler tes yeux bleus."

Janne Teller, Guerre, p. 35
 
"Tu te maries avec Carine. Pour les aider, elle et sa famille. Puis, à ton retour en Egypte, tu fais une demande de regroupement familial. Les lois ont été assouplies depuis le départ d'un grand nombre de réfugiés.
C'est bon d'avoir Carine auprès de toi. Le fait de se connaître depuis avant la guerre ressemble à s'y méprendre à de l'amour.
Tes parents aussi sont contents. Au moins, vous n'aurez pas de problème d'ordre culturel tous les deux et, quand la situation se sera améliorée en France, vous pourrez rentrer ensemble."

Janne Teller, Guerre, p. 46-47
 
 
"Vous avez obtenu un permis de séjour permanent dans votre nouveau pays. Vos enfants sont nés avec la nationalité égyptienne. Leur première langue est l'arabe et, bien qu'ils soient chrétiens, ils connaissent mieux le Coran que la Bible. Tu te sens comme chez toi au café d'à côté ; tu es ami avec le cordonnier et le fils du concessionnaires de voiture ; au marché, on te vend les meilleurs produits.
Et pourtant, tu es un étranger. Et pourtant, tu penses sans cesse au jour où tu pourras rentrer chez toi."

Janne Teller, Guerre, p. 50
 
 

samedi 29 août 2015

Russels Banks, Lointain souvenir de la peau

Russel Banks Lointain souvenir de la peau
Un très bon livre, qui fait réfléchir à la façon dont nos sociétés traitent ce qui est codé comme de la délinquance sexuelle. C'est l'histoire de Kid, un jeune adulte, encore presque un enfant, qui s'est retrouvé un peu trop seul et a un peu trop regardé de la pornographie sur internet, un peu trop dragué des adolescentes en ligne, un peu trop fait n'importe quoi, à un moment. Comme tant d'autres, mais il s'est fait choper. Alors, il est banni de la société, pour longtemps ; interdit d'approcher une école ou autre lieu accueillant les enfants à moins de 800 mètres ; interdit d'utiliser internet ; interdit de vivre parmi les hommes.
Kid a un iguane, l'iguane Iggy, pour l'aider à surveiller sa tente, sous le pont, là où vivent ensemble tous les bannis, tant bien que mal, à l'écart du monde et en même temps dans le monde, puisqu'il faut bien recharger le bracelet électronique et survivre dans la jungle urbaine. Puisque les classes sociales existent même chez les bannis.
 
C'est l'histoire du Professeur, un sociologue intéressé par la façon dont vivent les SDF délinquants sexuels, qui considère que les condamnations pour délinquance sexuelle ne sont qu'un moyen par lequel la société enferme ses propres dérives et ses propres pulsions. Le Professeur fait la connaissance de Kid. Il veut le comprendre, puis l'aider. Il encourage les bannis à s'organiser, à instaurer des règles collectives. Le Professeur, au début, est comme un bon samaritain, même s'il ne peut pas tout, et sûrement pas lutter contre les éléments, quand survient l'ouragan qui détruit le campement des bannis. Même s'il ne peut pas tout à fait comprendre Kid.
Mais peut-être que le Professeur est autre chose aussi, un homme torturé et complexe. Peut-être aussi que Kid est autre chose. Peut-être que le plus humain des deux n'est pas celui qu'on croit.
 
A la fois un grand roman, un thriller et un traité de sociologie. Il fallait le faire.
  

vendredi 28 août 2015

Avec roman

Je pourrais écrire un roman, en cinq courts chapitres.  L'histoire d'une rencontre entre un type qui écrit dans son coin et une lectrice de hasard.

Premier chapitre, Rencontre 

Soleil de juin, je portais un chemisier blanc et un pantalon noir, ma tenue de concert avant la représentation que je donnerai ce soir. Je l'attendais à cette terrasse de café. Quand son regard a croisé le mien, mon cœur a sursauté ; ensuite je suis restée en difficulté pour parler. Je souriais et écoutais, faute de mieux. C'est qu'il est différent de ce que j'imaginais. Fin et drôle. Et la jeunesse de la voix. Ca ressemblait à un rêve dont je ne voulais pas me réveiller, un rêve de découverte. Je pensais à tout ce qu'il avait écrit, que j'avais tellement aimé. Je pensais qu'enfin je le rencontrais et ça me rendait heureuse.
En même temps, j'avais à faire, cette représentation me préoccupait. Il y assistait et presque tout le temps je l'ai regardé en coin. Plus tard, des proches se sont inquiétés, ils me trouvaient bizarre, ailleurs, comment j'étais arrivée là et pourquoi j'étais incapable de répondre à telle question. Rien de grave pourtant, juste un peu perdue dans mes pensées oniriques, avec sa voix dans mon oreille. Et voilà, maintenant rentrée chez moi, je rêve encore. Soupirs.

 

Deuxième chapitre, Restaurant japonais

Quelques mois se sont écoulés. Une autre soirée face à face, devant des sushis,  à me heurter au fait que j'aurai beau faire et dire, je ne serai jamais dans son film intime. A la lisière, c'est ma place. Que demander de plus, à quoi bon hein, à part pour se faire incendier, traiter de jalouse, d'inflammable ou je ne sais quoi.
Ce qui m'anime dégouline et l'écoeure, cette gentillesse, ce pathos, ça pue et ça lui colle aux basques en plus de sentir le brûlé. Une résine dont il cherche à se débarrasser.
Justement, je me souviens que c'était vers décembre et que j'étais habillée entièrement en vert sapin. Il portait une veste de cuir. J'étais si fatiguée, j'aurais aimé m'endormir sur son épaule au café. Nous avons parlé, longtemps, trop longtemps et à la fois pas assez. Après quoi, ça a mal tourné, il a allumé la lance à incendie et j'en ai pris plein la gueule. Soupirs et pleurs. Fâcherie. Puis dissipation de la fâcherie.

 Troisième chapitre, Satyajit Ray

Au fil du temps, le feu s'est éteint, remplacé par la cendre, car le type qui écrit est le champion toutes catégories de la bonne distance. Quand le hasard nous réunit cette fois encore, je lui assigne la même place que celle qu'il m'assigne, celle du voyageur de passage. Je ne cherche plus à l'émouvoir, m'habille juste un peu pour sortir dans cet endroit où j'avais envie d'aller mais où nous ne nous rendrons finalement pas, mets une robe noire et mes chaussures à paillettes.  Il porte des chaussettes à rayures.  Ce soir là, on passe un bon moment. On marche et on dîne et on regarde un film. J'erre dans un décor qui n'est pas le mien, dans une vie tellement autre que la mienne. Ses livres me sont étrangers, ses préoccupations aussi, je ne sais d'où vient cette sensation de proximité. Les soupirs, cette fois, c'est à cause du film, les personnages, la justesse de Satyajit Ray. A la fin, il se débarrasse de moi avec délicatesse. Le lendemain, j'ouvre les yeux, je pense : c'était bien.


Quatrième chapitre, Le parc

Ce jour-là, nous avons pris le soleil. L'ombre aussi. Le soleil surtout. J'avais l'impression de retrouver un vieil ami, de lui raconter mes histoires et d'écouter les siennes. La magie du début manquait peut-être, elle s'était transformée en apaisement, on ne peut pas tout avoir. J'ai pensé que finalement je le voyais tel qu'il est vraiment, et paradoxalement qu'il resterait à jamais un mystère. Je lui ai souri. N'ai pas pris ses mains dans les miennes, cela ne lui ressemble pas.
Il était fatigué. Peut-être retrouvait-il une amie à qui il racontait ses histoires et dont il écoutait les siennes. Je me demandais s'il s'ennuyait avec moi, qu'est-ce qu'il faisait là finalement, hein, celui qui écrit dans son coin, celui qui n'attend rien de la vie ni des autres ? Toujours cette crainte qu'il ne soit venu que par politesse.
Je l'ai trouvé un peu amaigri, dans sa chemise à carreaux, me suis demandée s'il me trouvait grossie, ridée, fanée. Nous nous regardions vieillir, à travers ces rencontres sporadiques habitées et entrecoupées de récits. Peut-être étions-nous déjà un peu morts. Peut-être nous étions-nous rencontrés au soleil du temps qui passe pour nous regarder et nous écouter vieillir et puis mourir. Au moment de partir, lui faisant un dernier signe, c'est ce que j'ai pensé : que quand je le reverrai, je serai un peu plus vieille et lui aussi, que c'était ainsi. Il faisait encore beau. La nostalgie déjà m'assaillait, je l'entendais approcher doucement du fond de mon cerveau même si la joie ne m'avait pas quittée. Une petite larme a coulé sur ma joue droite, je l'ai essuyée dans un sourire.

 

Cinquième chapitre, Il n'y aura pas de prochaine fois

Cela fait quelques temps que j'ai renoncé à ces rencontres, avec tristesse. La dernière fois, l'hésitation à y aller m'a montré le chemin de la fin. C'était comme une peine qui me tenaillait, me poussait à laisser ces épisodes derrière moi, car il n'en sortirait rien de bon, que de l'indifférence muette et du faux-semblant. Il n'avait plus rien à me dire et son silence résonnait tellement fort qu'il me faisait mal aux oreilles. J'en avais marre, d'être le bon public gentiment consentant, la résine collée aux basques du type qui préfère rester dans son coin.
Il valait mieux partir alors. J'ai encore écrit quelques mots, versé quelques larmes. Et puis hop, c'était fini, ou plutôt non, ça n'en finit pas de finir car je suis comme ça, je ne sais pas finir. 
P.S: l'illustration vient du blog d'une femme qui écrit vraiment, ici

dimanche 26 juillet 2015

Sans roman

C'était la nuit et j'étais enfermée dans une voiture. J'étouffais. Je voulais ouvrir la vitre pour avoir moins chaud, mais je ne trouvais pas la manette, je n'y arrivais pas. Alors, ça me donnait une furieuse envie de sortir de là, un besoin toujours plus impérieux de respirer, de m'évader. 

J'ai poussé comme une dingue les deux mains plaquées contre la vitre, ça ne s'ouvrait pas. L'angoisse de ne pouvoir sortir étreignait la gorge et faisait battre le cœur. J'ai essayé de me calmer, souffler, ouvrir à nouveau.

J'ai encore poussé. Je me suis dit qu'il fallait taper, casser la vitre. La panique me poussait à agir, vite, vite, il fallait sortir. Comment on casse une vitre déjà, c'est tellement dur.
 
Putain, je suis piégée, j'ai pensé, en poussant de toutes mes forces avec mon épaule.

C'est là que je me suis réveillée, me suis rendu compte que je poussais comme une dingue, debout contre la baie vitrée fermée de la chambre d'hôtel. Le cœur battait toujours autant et l'épaule droite était endolorie. Je ne sais pas comment j'étais arrivée là, sortie du lit, levée, jetée contre la vitre.

Il a fallu un grand moment pour me rendormir, j'avais peur et pas un roman à lire.

Sans roman, rien pour distraire de la peur.