mardi 9 juin 2015

Mudwoman

Mudwoman, Joyce Carol OatesJe me demande pourquoi on m'a offert ce livre, Mudwoman. C'est l'histoire d'une femme universitaire, la première femme présidente d'une grande université américaine de l'Ivy League, qui subit un colossal burn-out. Bien que cette femme soit solide, compétente, intelligente, on voit petit à petit ses défenses s'effondrer ; son identité, construite par strates successives et douloureuses, disparaître.
La femme perd de vue sa ville d'enfance et ses parents adoptifs quaker tellement aimants. N'a plus de contact avec son amant astronome, marié et très bizarre en son obsession pour l'univers.
La femme se voit contestée par les étudiants et les membres du C.A de l'Université. Pourtant, elle s'efforce de servir avec honnêteté et sans abandonner ses convictions pacifistes, dans le contexte difficile du déclenchement de la guerre en Irak.
La femme ne se reconnaît aucun ami.e (c'est un point commun que nous avons : je clame souvent n'avoir pas d'ami.e, dans le boulot, que des collègues. On me trouve dure mais ça me semble bien plus commode, on ne perd pas de vue que l'objectif de la relation est avant tout professionnel. Pourquoi se raconter qu'on est ami.e.s quand on ne l'est pas).
 
M.R., Meredith Ruth Neukirchen, c'est ainsi qu'on l'appelle, quand on ne l'appelle pas Merry ou Jewell ou secrètement Jedina,  M.R. est surmenée. Elle est en butte à des cauchemars horribles. Les cauchemars font remonter à la surface la prime enfance de M.R., quand elle était à la merci d'une mère biologique complètement givrée, qui l'avait abandonnée à la boue de la forêt et tuerait bientôt sa soeur.
M.R. dort mal, n'arrive plus à tenir le rôle de présidente d'université, maigrit, tombe dans le coma. Même à la fin du livre, quand tout pourrait rentrer dans l'ordre, elle est encore agressée. Il y a des moments où je ressentais son mal-être tellement fort que je pensais : ça suffit, là, Joyce Carol Oates, n'en jetez plus ! C'est vrai, quoi, ce n'est pas parce qu'on veut décrire un personnage qui s'accroche, qui résiste, qu'on est obligé de lui faire subir toutes les horreurs.
 
Je ne sais pas s'il convient de conseiller ou non ce roman pourtant bien écrit et habilement construit ; peut-être, mais pour un moment où on a le moral. Et je me demande encore pourquoi  des amis (sûrement très bien intentionnés) m'ont offert ce livre. J'espère qu'ils ne l'ont pas lu, qu'ils se sont contentés de  jeter un œil à la quatrième de couverture. Parce que s'il l'ont lu, c'est un drôle d'avertissement qu'ils m'envoient là...

vendredi 5 juin 2015

Les mains du miracle

Joseph Kessel, Les mains du miracle

Pactiser avec l'ennemi

Pactiser avec l'ennemi. Le faut-il et si oui, pourquoi et comment ? Ces questions sont au cœur du roman de Joseph Kessel, Les mains du miracle, paru en 1960 et qui n'a pas pris une ride. Une histoire vraie de la période nazie en Allemagne, la vie très romanesque de Frédéric Kersten, thérapeute manuel d'Heinrich Himmler. C'est mon premier Kessel, je n'ai même pas lu Le lion. Dans Les mains du miracle, le style me semble journalistique et inutilement dramatisé, pourtant on va jusqu'au bout sans avoir envie de s'arrêter en route, c'est déjà pas mal.

Soigner l'ennemi

Kersten n'a guère le choix que de soigner l'ennemi. Suédois exerçant son art de la kinésithérapie à Berlin dans les années 20 où il est venu faire ses études, il a pignon sur rue, avec une clientèle internationale partagée entre Berlin, la ville de ses études ; La Haye, où il possède une résidence secondaire ; et Rome, où il soigne la noblesse italienne. Il se tient à l'écart de la politique, n'apprendra l'arrivée d'Hitler au pouvoir que par ses patients. Pour lui, rien ne change pendant plusieurs années, le tumulte des années 1930 ne le touche pas. Fortune faite, il possède un beau domaine à la campagne, où sa femme élève leurs enfants et fait pousser de jolis légumes. Des joies simples, et la satisfaction de guérir. Jusqu'à ce qu'Himmler en personne lui demande de le soigner, et c'est là que ça se corse. Il ne peut refuser, cela serait imprudent.

Réduire l'ennemi

Puis, il se découvre puissant, et même très puissant, quand il comprend qu'Himmler ne peut se passer de lui. Que lui Kersten, le pacifiste, l'homme tranquille qui ignore la guerre, a même le pouvoir d'arracher à Himmler des juifs promis à la chambre à gaz, par la seule puissance de ses mains. Pactiser avec l'ennemi signifie ainsi réduire, contourner l'ennemi, sauver des êtres humains condamnés à la prison ou à la déportation. Procurer le soulagement du massage en échange de services. Avec la peur au ventre, quand même, pour le Dr. Kesrten et sa famille. A la fin de la guerre, quand Hitler ordonne de faire sauter tous les camps de concentration, Kersten dissuade Himmler d'appliquer la directive. Il joue sur l'orgueil immense d'Himmler, lui faisant croire qu'il restera dans l'histoire comme le sauveur des juifs... Ce n'est pas la première fois que Kersten utilise la ruse :
"Le 17 mars [1945, NDL], pendant l'un de ses derniers traitements, le docteur demanda de la façon la plus naturelle à Himmler :
- Que diriez-vous si un délégué du Congrès Mondial Juif venait mettre complètement au point avec vous la libération des Juifs que vous m'avez promise ?
Himmler fit un bond sur sa couche et cria :
- Mais vous êtes fou, voyons ! Fou à lier ! Mais Hitler me ferait fusiller sur-le-champ ! Quoi ! Les Juifs sont nos ennemis mortels et vous voulez que moi, le second dans le Reich, je reçoive un de leurs représentants ?
Kersten secoua la tête.
- Ce n'est plus le moment, dit-il, pour l'Allemagne , ni pour vous, de compter qui sont les amis et qui sont les ennemis. Vous ne devez plus avoir qu'un seul souci : l'opinion du monde et de l'Histoire. Eh bien, si après tout ce qui a été fait en Allemagne contre les Juifs, vous recevez un de leurs représentants, l'opinion dira : "Il n'y a eu dans le IIIème Reich qu'un seul chef germanique vraiment courageux et vraiment intelligent : Heinrich Himmler".
Déjà le Reichsführer n'était plus sûr de lui, hésitait. Il demanda :
- Vous le croyez vraiment ?
- J'en ai la certitude absolue, dit Kersten."

         Joseph Kessel, Les mains du miracle, p. 363 

 

samedi 16 mai 2015

Statistiques

Un test blogger m'indique que les mots les plus utilisés dans les articles de ce blog à ce jour, une fois retirés les déterminants, conjonctions, prépositions, pronoms, auxiliaires, les auxiliaires conjugués "avais" (88 fois) et "étais" (49 fois), sont :

 livre (77) - lire (72) - amour (67) - tellement (66) - histoire (50) - moment (45) - maintenant (44) - parfois (44) - you (43) - envie (43) - années (42) - chose (41) - femme (40) - enfants (39) - roman (38) - maison (37) - sens (36) - vivre (36) - aime (36) - écrit (36) - lectrice (33) - désir (31) - reste (31) -



Liste qui me définit plutôt bien, il me semble.

jeudi 14 mai 2015

L'Ombre de l'eunuque

L'Ombre de l'eunuqueEncore un roman sublime de Jaume Cabré. Le titre n'est pas très parlant, rien à voir avec un gynécée. Ca a à voir avec le métier du narrateur, Miquel, qui est critique culturel à Revista, critique et pas compositeur ou musicien, émasculé donc, à Revista, une revue de gauche, dans les années 1980, du moins on suppose de gauche, et on suppose les années 80, mais là n'est pas l'essentiel, car il n'y a pas d'essentiel dans les romans de Cabré, seulement du récit, la puissance et la magie du récit qui emporte tout sur son passage et la lectrice avec.

En surface, c'est l'histoire d'un journaliste, Miquel Gensana, qui raconte sa vie à une collègue, une amie, Julia, dans l'ancienne immense maison familiale de Feixes devenue un restaurant à la mode, avec un serveur agaçant. Mais il y a bien plus, en dessous, l'histoire d'une amitié entre trois garçons, l'histoire d'un amour pour une violoniste et surtout l'histoire ample et désespérée d'une famille barcelonaise sur deux siècles.

Le roman est très antérieur à Confiteor mais j'y ai trouvé la même impression d'être emportée dans un tourbillon qui laisse étourdie et émerveillée. Miquel est le centre du tourbillon. Miquel est le produit d'une chaîne de Miquel, de Pere et d'Anton. Il s'appelle Miquel après son frère mort, et surtout après l'unique amour empêché de son oncle Maurici qui écrit l'histoire de la famille. Maurici est un être attachant, esprit subtil et dérangé dont la vie est consacrée à la littérature, à l'écriture, à la poésie et au souvenir de son unique amour, Miquel.
Maurici sans Terre est le champion des surnoms et l'as de la chronologie familiale, il n'a pas son pareil pour replacer Miquel troisième du nom dans un mouvement historique, familial et surtout romanesque qui le dépasse. Car le livre est surtout magnifique dans sa capacité à montrer comment le récit change la vie, est la vie même. Et nous, nous ne sommes que de petits personnages de rien du tout. Même Miquel Gensana n'est qu'un petit personnage de rien du tout, malgré sa jeunesse dans la clandestinité et son attrait pour la violence révolutionnaire dans les années 70.

Comme dans Confiteor, c'est un style enlevé, personnel, un style tellement barcelonais tout en étant tellement universel que je ne peux que réitérer mes encouragements à qui me lit aujourd'hui de courir découvrir ou redécouvrir Jaume Cabré.

Extrait, pour la route :

"Je suis un cas à part, mon fils, parce que appartenant à la deuxième génération j'aurais dû relever de la deuxième partie de l'axiome qui dit que la première génération crée à partir du néant, que la deuxième impulse et développe et la troisième dilapide tout dans le whisky. Mais étant Maurici sans Terre je n'avais aucune obligation avec l'Histoire et j'ai pu consacrer toute ma vie à étudier sous les angles qui m'ont intéressé. Et comme j'ai fait ce que j'ai voulu, j'en rends grâce à Fransec Sicart, mon père, qui est mort d'amour pour sa chère Carlota, dont je ne me souviens plus parce que trop d'années se sont écoulées pour moi et que la présence de maman Amèlia a fait que je l'ai regrettée sans en souffrir. Si bien que, de mon père, j'ai reçu cette capacité brutale de mourir par amour. Et encore que ce ne soit pas exact, aucune fabrique. J'en suis content, parce que ainsi il ne m'est pas arrivé ce sur quoi a achoppé ton père, qui a vu la fabrique péricliter précisément parce que la crise du pétrole se fiche bien des axiomes qui disent que la deuxième génération est celle qui développe. En tout cas ce qui est sûr c'est que toi, la troisième génération, tu te désintéresses royalement de la fabrique et des dettes et de... Bravo, mon fils. Aussi, je pense que tu es plus mon fils que tu ne l'es de Pere, Pere n'est pas arrivé à t'apprendre comment on fait les bobines, quelles sortes de navettes sont les plus employées et en quoi consistent les inventions de Jacquard ; ni les catégories de fils en fonction de la fibre, de l'élasticité, de l'épaisseur. La teinture et ses secrets. Il n'a pu t'enseigner rien de tout cela parce que quand il pouvait le faire tu es parti mener ta guerre, et quand tu es revenu c'était trop tard, tu avais trop tué. Tu as tué, Miquel ? Et je t'ai happé, je t'ai appris à reconnaître une sonate baroque, une sonate classique, la différence entre le Nocturne de John Field et celui de Chopin, et pourquoi Quevedo est un artiste comme De Chirico. Et j'en suis orgueilleux. J'ai réussi à faire de toi un parfait inutile, mon fils, Miquel II Gensana le Sans Terre."

Jaume Cabré, L'Ombre de l'eunuque,

Babel, p. 346-347