jeudi 14 mai 2015

L'Ombre de l'eunuque

L'Ombre de l'eunuqueEncore un roman sublime de Jaume Cabré. Le titre n'est pas très parlant, rien à voir avec un gynécée. Ca a à voir avec le métier du narrateur, Miquel, qui est critique culturel à Revista, critique et pas compositeur ou musicien, émasculé donc, à Revista, une revue de gauche, dans les années 1980, du moins on suppose de gauche, et on suppose les années 80, mais là n'est pas l'essentiel, car il n'y a pas d'essentiel dans les romans de Cabré, seulement du récit, la puissance et la magie du récit qui emporte tout sur son passage et la lectrice avec.

En surface, c'est l'histoire d'un journaliste, Miquel Gensana, qui raconte sa vie à une collègue, une amie, Julia, dans l'ancienne immense maison familiale de Feixes devenue un restaurant à la mode, avec un serveur agaçant. Mais il y a bien plus, en dessous, l'histoire d'une amitié entre trois garçons, l'histoire d'un amour pour une violoniste et surtout l'histoire ample et désespérée d'une famille barcelonaise sur deux siècles.

Le roman est très antérieur à Confiteor mais j'y ai trouvé la même impression d'être emportée dans un tourbillon qui laisse étourdie et émerveillée. Miquel est le centre du tourbillon. Miquel est le produit d'une chaîne de Miquel, de Pere et d'Anton. Il s'appelle Miquel après son frère mort, et surtout après l'unique amour empêché de son oncle Maurici qui écrit l'histoire de la famille. Maurici est un être attachant, esprit subtil et dérangé dont la vie est consacrée à la littérature, à l'écriture, à la poésie et au souvenir de son unique amour, Miquel.
Maurici sans Terre est le champion des surnoms et l'as de la chronologie familiale, il n'a pas son pareil pour replacer Miquel troisième du nom dans un mouvement historique, familial et surtout romanesque qui le dépasse. Car le livre est surtout magnifique dans sa capacité à montrer comment le récit change la vie, est la vie même. Et nous, nous ne sommes que de petits personnages de rien du tout. Même Miquel Gensana n'est qu'un petit personnage de rien du tout, malgré sa jeunesse dans la clandestinité et son attrait pour la violence révolutionnaire dans les années 70.

Comme dans Confiteor, c'est un style enlevé, personnel, un style tellement barcelonais tout en étant tellement universel que je ne peux que réitérer mes encouragements à qui me lit aujourd'hui de courir découvrir ou redécouvrir Jaume Cabré.

Extrait, pour la route :

"Je suis un cas à part, mon fils, parce que appartenant à la deuxième génération j'aurais dû relever de la deuxième partie de l'axiome qui dit que la première génération crée à partir du néant, que la deuxième impulse et développe et la troisième dilapide tout dans le whisky. Mais étant Maurici sans Terre je n'avais aucune obligation avec l'Histoire et j'ai pu consacrer toute ma vie à étudier sous les angles qui m'ont intéressé. Et comme j'ai fait ce que j'ai voulu, j'en rends grâce à Fransec Sicart, mon père, qui est mort d'amour pour sa chère Carlota, dont je ne me souviens plus parce que trop d'années se sont écoulées pour moi et que la présence de maman Amèlia a fait que je l'ai regrettée sans en souffrir. Si bien que, de mon père, j'ai reçu cette capacité brutale de mourir par amour. Et encore que ce ne soit pas exact, aucune fabrique. J'en suis content, parce que ainsi il ne m'est pas arrivé ce sur quoi a achoppé ton père, qui a vu la fabrique péricliter précisément parce que la crise du pétrole se fiche bien des axiomes qui disent que la deuxième génération est celle qui développe. En tout cas ce qui est sûr c'est que toi, la troisième génération, tu te désintéresses royalement de la fabrique et des dettes et de... Bravo, mon fils. Aussi, je pense que tu es plus mon fils que tu ne l'es de Pere, Pere n'est pas arrivé à t'apprendre comment on fait les bobines, quelles sortes de navettes sont les plus employées et en quoi consistent les inventions de Jacquard ; ni les catégories de fils en fonction de la fibre, de l'élasticité, de l'épaisseur. La teinture et ses secrets. Il n'a pu t'enseigner rien de tout cela parce que quand il pouvait le faire tu es parti mener ta guerre, et quand tu es revenu c'était trop tard, tu avais trop tué. Tu as tué, Miquel ? Et je t'ai happé, je t'ai appris à reconnaître une sonate baroque, une sonate classique, la différence entre le Nocturne de John Field et celui de Chopin, et pourquoi Quevedo est un artiste comme De Chirico. Et j'en suis orgueilleux. J'ai réussi à faire de toi un parfait inutile, mon fils, Miquel II Gensana le Sans Terre."

Jaume Cabré, L'Ombre de l'eunuque,

Babel, p. 346-347

vendredi 17 avril 2015

Ishiguro

Kazuo Ishiguto, Remains of the Day
"But that doesn't mean to say, of course, there aren't occasions now and then- extremely desolate occasions—when you think to yourself: 'What a terrible mistake... I've made with my life.' And you get to thinking about a different life, a better life you might have had. For instance, I get to thinking about a life I may have had with you, Mr. Stevens. And I suppose that's when I get angry about some trivial little thing and leave. But each time I do, I realize before long—my rightful place is with my husband. After all, there's no turning back the clock now. One can't be forever dwelling on what might have been."



Kazuo Ishiguro, Remains of the Day



Les romans de Kazuo Ishiguro sont remplis de ces citations merveilleuses qui font du bien à l'âme. Un jour, je prendrai le temps d'écrire plus longuement sur ses romans sensibles.

mercredi 18 mars 2015

Cage des mots



Cette cage des mots il faudra que j'en sorte
Et j'ai le coeur en sang d'en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs qui m'ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte

Louis Aragon, Le roman inachevé,

Extrait de "je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes"

mercredi 4 mars 2015

Noir

Outrenoir Soulages
N'avoir plus envie de lire, se dire qu'on ne dit et ne fait que des conneries, n'avoir pas envie de travailler, de s'amuser non plus, rien, avoir mal au cœur et à la tête, est-ce de la tristesse, du vague-à-l'âme ou les hormones, ne pas pleurer ça ne vient pas, pourquoi est-ce que je ne gagne pas au loto l'argent remplirait le vide, penser au bonheur perdu d'être consolé quand on est petit, ouvrir l'agenda et ne pas vouloir se rendre au rendez-vous, fermer l'agenda, les yeux, oublier, s'évader mais vers où ?, préparer le texte, se maudire de n'être pas meilleure, abandonner, baisser les bras, pourtant j'ai promis pour aujourd'hui, mais on s'en fout c'est la mort qui nous attend tous, regarder mes rides dans le miroir et mon ventre déformé, me dire que je suis moche, me sourire quand même, vaguement me maquiller et me coiffer, penser à mon sang, à mon torrent de sang et à ma chair qui est si faible. Noir, rouge, blanc.

 

 J'aurais voulu aller au musée Soulages aujourd'hui. M'évader outrenoir, loin, à Rodez.