mercredi 11 février 2015

Lire des polémiques


Pourquoi est-ce que je me sens mal à chaque fois que je lis une polémique, sur un forum de discussion ou un réseau social en ligne ? Toujours cette impression d'être écartelée, de ne pas savoir où je me situe exactement. Untel est certain de détenir la vérité, c'est assez convaincant et peut-être bien qu'il a raison, mais pourquoi pas untel aussi, qui défend la position opposée... Et cela même sur des sujets fondamentaux, de société, ceux sur lesquels je suis censée être au clair et formuler une opinion. L'insécurité culturelle, à propos de laquelle le débat intello-médiatique bat son plein. Définir. La culture, l'insécurité, la norme, la laïcité, l'islamophobie. Eviter les amalgames. Que penser, est-ce si simple, aussi tranché que la polémique (facile) le laisse entendre ? Le dispositif sociotechnique me somme dans sa brutalité de choisir mon camp et je ne peux pas, je ne sais rien, j'ignore tout, je ne me suis pas documentée donc je n'ai pas d'opinion. Je n'en aurai probablement jamais, de toute façon, ce sont tellement plus des émotions que des rationalisations ou des jugements construits qui nous guident, j'en suis sûre maintenant. Quand je lis une polémique, c'est comme être l'enfant devant la dispute de ses parents. J'ai peur. Aucune distance. Que le calme revienne, s'il vous plaît, c'est tout ce qui m'importe. Je suis l'enfant écartelé témoin de la dispute de ses parents et n'attendant qu'une chose, qu'ils cessent, qu'ils se taisent, qu'ils se réconcilient, si possible, car je sens une rupture radicale qui me tue.

Je n'ai pas toujours été comme ça. Je me souviens même d'une période de ma jeunesse où j'avais des certitudes, où un camarade quelque peu irrité m'avait indiqué qu'avant de me forger des opinions, je ferais bien de me documenter. J'avais rigolé, je crois, lancé une boutade, en sentant de sa part un reproche et un mépris social qui ne pouvaient être désamorcés que par un pas de côté (j'avais de la répartie, en ce temps là). Mais j'ai changé. J'ai diablement changé. Je n'ai plus de répartie. Et surtout plus aucune certitude, je trouve presque incongru d'exprimer des opinions. Pas envie de faire semblant de trancher, de basculer dans le politiquement correct, ni d'être non plus dans la minorité hostile. Rester tranquille, dans mon coin, comme si de rien n'était, étudier dans le silence. Ce n'est pas facile en ce moment puisqu'il faut choisir son camp, et que si tu n'es pas avec nous, tu es contre nous. Mais je ne peux pas, it's beyond my control comme disait cruellement John Malkovitch dans Dangerous liaisons (je le dis gentiment, ou plutôt ne le dis pas).  Même si j'ai conscience que se comporter comme ça, c'est risquer de faire le lit du fascisme, de l'antisémitisme, de l'islamophobie etc.

Je ne sais rien, voilà la seule chose que je sache. Eux non plus, sans doute, mais ils sont tellement persuadés de savoir...

jeudi 29 janvier 2015

Petit Prince, encore

"Pour vous qui aimez aussi le petit prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose…
Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change…Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance !

 Le Petit PrinceÇa c’est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C’est le même paysage que celui de la page précédente, mais je l’ai dessiné une fois encore pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu.
Regardez attentivement ce paysage afin d’être sûrs de le reconnaître, si vous voyagez un jour en Afrique, dans le désert. Et, s’il vous arrive de passer par là, je vous en supplie, ne vous pressez pas, attendez un peu juste sous l’étoile ! Si alors un enfant vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : écrivez-moi vite qu’il est revenu…"

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, p. 95-97




Le Petit Prince

Dans la vie, il y a toujours un moment où on revient au Petit Prince. A Saint-Ex. Surtout dans un moment de tristesse.

J'ai beaucoup regardé ce dessin, autour du 7 janvier 2015. Je ne sais pas qui l'a dessiné mais qui que ce soit, c'était une bonne chose que de faire apparaître Le Petit Prince dans cette noirceur. Alors, vous voyez, Antoine, il est revenu... Pas en Afrique, pas dans le désert, à Paris... Et je vous écris, pour vous prévenir, que vous ne soyez pas triste... J'aime bien écrire à mes amis pour qu'ils ne soient pas tristes. Ne vous inquiétez pas, ils ne lui feront pas de mal, les conflits et les armes n'atteignent pas Le Petit Prince.

Un mouton, une rose, regarder le ciel et se méfier des grandes personnes... Voilà ce qu'il nous a appris, voilà qui a tellement d'importance. Sagesse.






mercredi 21 janvier 2015

Le problème Spinoza

Problème SpinozaJ'aime bien les livres d'Irvin Yalom. Mon préféré reste Mensonges sur le divan, une réflexion touchante et drôle sur  la dissimulation de soi dans ce qui devrait être l'espace de la mise à nu et de l'authenticité, la thérapie analytique.
Désormais, Yalom est passé à des livres qui s'appuient sur l'œuvre d'auteurs classiques. Il mêle pop pyschology et pop philosophy dans un mélange que je trouve plaisant, nourrissant et en même temps facile à digérer... Ici, il s'agit d'évoquer Spinoza. Baruch dit Bento Spinoza, 1632-1677.

Bento Spinoza est un problème. En quoi, pourquoi ? Spinoza est un problème parce qu'il est juif. Et oui, être juif, qu'il y ait des juifs, ca pose problème à certains (pas à moi #jesuisjuive #jesuismusulmane #jesuiscatholique  #jesuischarlie etc.).  Spinoza, juif apostat, est chassé de sa communauté au XVIIème siècle parce qu'il exerce sa raison critique à l'égard des textes sacrés et met en doute leur nature divine. Spinoza est ensuite admiré des plus grands poètes et philosophes allemands, ceux là même qui, pour les nazis, marqueront la supériorité de leur civilisation sur les autres. Il est admiré pour avoir affirmé que la raison doit l'emporter sur la passion, et que la religion (institutionnalisée et ritualisée), comme la passion, obstrue la clarté du jugement.

"C'est pourquoi dans la vie, il est avant tout utile de parfaire l'entendement, autrement dit la Raison [...] en cela seul consiste la souveraine félicité ou béatitude de l'homme. Car la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction même de l'âme, qui naît de la connaissance intuitive de Dieu."
(extrait de L'Ethique, cité dans Le problème Spinoza, p. 443)
Que Goethe ou Nietsche révèrent Spinoza pose problème à un futur nazi nommé Alfred Rosenberg, né dans l'Estonie de la première guerre mondiale. Et c'est tout l'intérêt du livre de Yalom de rapprocher les deux époques, celle de Spinoza et celle de la montée du nazisme, pour montrer la difficulté à faire entendre raison  quand les passions se déchaînent. Alfred Rosenberg est très jeune fasciné par les théories raciales de Chamberlain et Gobineau. Ses maîtres, érudits et sages, le contraignent à recopier Goethe évoquant son admiration pour Spinoza, puis à lire Spinoza lui-même. Ils espèrent que la voie de la connaissance et du savoir le détournera de l'inanité des théories raciales. Ils espèrent également que, constatant la qualité de la pensée se Spinoza, Rosenberg renoncera à penser que les juifs sont faibles et dégénérés (comme moi, j'espère toujours que mes étudiants, formés aux sciences sociales par mes soins, n'adhéreront pas aux théories du complot). Cela ne se produit pas, évidemment.

Alfred Rosenberg fera une brillante carrière, comme directeur de la propagande hitlérienne, puis comme ministre du Reich, avant d'être condamné à mort à Nuremberg. Habilement, Yalom  restitue sans l'excuser ce qu'il conçoit de la psychologie de Rosenberg : le décès de la mère, la froideur du père, l'absence de relation avec le frère, la recherche de boucs-émissaires à son malaise et la fascination pour Hitler, sorte de père de substitution. Ce portrait psychologique est rapproché du problème que représente pour Rosenberg l'exigence de Spinoza, la liberté de Spinoza, la judéité de Spinoza, qui personnifie le combat contre la passion aveugle, contre les explications simples, contre la bêtise. C'est comme une question existentielle qui revient dans la vie de Rosenberg et ne le quittera pas, participera même de sa folie.

Rosenberg ne comprendra jamais Spinoza. Il ne comprendra jamais que Spinoza a accepté de payer le prix de la  vérité et de la Raison, le prix de la liberté : être seul, écarté de la communauté, y compris par ceux qui lui sont le plus chers, sa sœur chérie et son frère. Qu'il a renoncé à l'amour qui l'effrayait (c'est le seul moment où peut-être, la passion s'exprime, quand il renonce à l'amour, pensant ne pas en être capable, et préfère son travail qu'il nommera la passion de la Raison). Un prix que Rosenberg lui, ne peut concevoir ni supporter, car la passion qui l'aveugle et le fait vivre, c'est d'aimer et d'être aimé d'Hitler.

Comme souvent dans les livres de Yalom, il y a un passeur, un personnage qui essaie de faire entendre la raison dans la folie, un psy intelligent et doux, Friedrich.

Il nous faudrait davantage de Friedrich, ces temps-ci, me dis-je en écoutant les vociférations à la radio. 

Lire le dentiste, (faire semblant de) lire chez le dentiste

Dentiste
Il se confirme que j'apprécie Nouveau Dentiste l'Optimiste. Un type bienveillant, qui s'enquiert de savoir si j'ai mal, fait une petite blague en passant quand la fraise s'enfonce douloureusement dans mes chairs à vif. Et il voit les choses du bon côté, t'inquiète pas, laissons faire le temps, on va la sauver ta dent. Comme j'aimerais le croire.
 Depuis toujours, je goûte le mystère et la dissimulation, preuves tangibles qu'il est possible de se soustraire au regard de l'Autre. Chez Nouveau Dentiste l'Optimiste, je suis servie. En se croisant dans le couloir, on fait mine de rien, un vague sourire, me reconnaît-il seulement, je ne sais. Ensuite, je m'installe dans la salle d'attente avec un livre, que je ne lirai pas puisque j'écoute les conversations. Dissimulation. J'entends dire que Nouveau Dentiste l'Optimiste est pénible parce qu'il est toujours en retard ; mais qu'il est tellement agréable et compétent. C'est vrai, pensé-je. Je reste longtemps, dans la salle d'attente, me faufile dans le cabinet entre deux patients, on me regarde bizarrement, je ne vais quand même pas leur dire que je me surajoute à son agenda déjà archi-plein. Je suis la première à détester les privilèges, c'est tellement énervant. Je m'énerve moi-même d'être venue, qu'est-ce que je fous là, c'est quoi cette idée qu'un copain d'un copain me soigne, n'importe quoi.
 Au bout d'un moment, l'assistante me fait entrer, elle devine la relation vaguement amicale avec son patron  puisque, la porte refermée, on s'embrasse gentiment sur les deux joues : "salut, ça va ?". Elle reste discrète, s'enquiert seulement de savoir si je suis musicienne. Non, je réponds en souriant. Pas de détails, restons dans le mystère. Nouveau Dentiste l'Optimiste se dissimule aussi, parlera surtout de ce qu'il conviendrait de faire maintenant. Je me sens gênée, de le connaître dans son environnement professionnel, sa blouse blanche doucement appuyée contre mon pull bleu ; je préférais quand on buvait un verre la semaine dernière. Peut-être que lui aussi se sent gêné, de connaître mes caries, mes couronnes, mon haleine de chacal, une intimité un peu dégoutante (existe-t-il des intimités qui ne soient pas un peu dégoutantes ?), tellement différente de la vie dehors.

On n'évoquera pas non plus ses états d'âme, ses textes mélancoliques ou ironiques qu'il m'est arrivé d'entendre chantés ou de lire, à la dérobée, par dessus une épaule familière.  Dissimulation. Représentation.

A la prochaine, alors, Nouveau Dentiste, peut-être pas si optimiste.