lundi 5 novembre 2012

Liaisons dangereuses

Liaisons dangereuses
Avant-hier, ma tante Esméralda, une femme charmante mais un peu sorcière, qui s'est toujours sentie concernée par la séduction, m'a parlé rencontres sur internet. Ca l'intéresse,  à près de 70 ans et après plus de 40 ans de mariage. Moi aussi. Intriguants, en effet, tous ces  hasards qui se produisent dans les souterrains cybernétiques, on se demande à qui on a affaire, il faudrait rester méfiant et puis on risque des déceptions, mais quand même, il se trame de bien jolies histoires parfois... Vas-y  je t'écoute, je lui dis, c'est pour mes recherches (tu parles...). Elle : tu te souviens de Babe ? Une de mes amies, une voisine, qui avait deux enfants. Eh bien, raconte-t-elle émoustillée, elle s'est mise à jouer au scrabble sur internet. Elle a toujours joué, et là elle avait les parties à domicile, alors tu penses...  jusqu'à trouver un partenaire en ligne. Ils ont bavardé, sympathisé, charmant le type, et puis exerçant quasiment la même profession que le mari... qu'elle a fini par quitter pour son partenaire de scrabble, tandis que lui quittait sa femme. Ils se sont mariés, depuis. 
Après, elle me dit : et t'as pas connu toi, Gédéon, le copain de Phœbus (Phœbus est le mari d'Esméralda) ? Non, tu dois pas te souvenir, t'étais petite... Il y a quelques années, il a perdu sa femme. Il l'aimait tellement, en admiration il était, on se disait qu'il n'en trouverait jamais une autre... eh bien six mois plus tard, il était amoureux ! Il s'était fabriqué une fiche sur Mie-tic, espérant lutter contre la solitude. La soeur de sa (future) dulcinée a vu cette fiche et a dit à cette femme : je crois que ce type te conviendrait. Quand ils se sont rencontrés, sur un parking (note romantique du récit), ça a été le coup de foudre, il paraît. Et tu vois, cette femme ressemblait trait pour trait à celle qui était morte... ça m'a fait bizarre, à moi, de voir comme une copie de ma copine en plus jeune.
Je lui réponds : il paraît qu'on cherche toujours la même personne, il y a une dimension inconsciente là-dedans. Et pour ne pas être en reste : tu sais ce que j'ai entendu à la caisse du supermarché l'autre jour ? Une caissière qui demandait à une dame pourquoi son fils ne l'accompagnait plus pour faire ses courses. La dame avait un air dépité. Elle a dit : il a quitté la maison, du jour au lendemain. Une femme est venue le chercher, avec ses affaires. 12 ans de plus que lui, bon c'est pas une question d'âge mais vous vous rendez compte, elle n'est même pas montée me dire bonjour, à moi, alors que je marche avec une canne, aucun respect pour une handicapée. Il vit avec elle, maintenant, à l'autre bout de la France. Trop bonne pâte, il lui refait sa maison de 200 mètres carrés (on aurait dit que la précision du nombre de mètres carrés ajoutait à la démonstration : elle l'a répété plusieurs fois). Mais est-ce qu'elle va le garder, après ? C'est pas sûr. En tout cas, qu'il ne s'avise pas de revenir à la maison, il n'aura plus de chambre ! Tout ça, c'est internet, il y passait des heures, ah il avait bien préparé son coup...

On sentait toute l'amertume et la mesquinerie de la femme délaissée. On avait envie de lui dire : laissez-le donc vivre un peu, votre fils, madame.
Autrefois, il y avait eu cette chanson de Barbara : Madame, quand la mère avait gagné.

Je reçois, à l'instant où je rentre chez moi
Votre missive bleue, Madame.
Vingt fois je la relis, et mes yeux n'y croient pas.
Pourtant, c'est écrit là, Madame
Et de votre douleur, je me sens pénétrée
Mais je ne pourrais rien, Madame.
Vous savez, aujourd'hui, que de l'avoir perdu,
C'est lourd à supporter, Madame.
Vous demandez pardon de n'avoir pas compris
Ce qu'était notre amour, Madame.
Vous n'aviez que ce fils, vous aviez peur pour lui
Et vous l'avez gardé, Madame.
Ne me demandez pas ce qu'a été ma vie
Quand vous me l'avez pris, Madame.
Je me suis toujours tu, ce n'est pas aujourd'hui
Que je vous le dirais, Madame. 
etc.

Là, la mère avait perdu. Esméralda, tellement maternelle, dont un enfant est mort, était choquée qu'on puisse tirer un trait sur un fils. Pourtant c'est ainsi que les femmes se comportent, à se bagarrer pour être la préférée, à éliminer la mère ou la conjointe indésirable, à s'arracher les hommes... Rivalités conscientes et inconscientes, le marché télématique n'est pas différent. La nuit dernière, j'ai justement rêvé d'une grande scène d'engueulade avec ma belle-mère, sous les yeux de son fils qui est aussi mon compagnon et qui semblait incapable de choisir son camp... 

vendredi 2 novembre 2012

Héroïnes


A certaines périodes, ça devient maladif, je lis tout, les boîtes de lait et les emballages de céréales sur la table du petit déjeuner, les bouteilles de shampoing à la salle de bains, même la composition du détergent aux toilettes ou les autocollants de voitures. Sans compter les magazines débiles, le journal, mon horoscope, bien sûr, quotidiennement ; ou bien un bouquin trouvé n'importe où et à propos de n'importe quoi, ou encore les yeux ouverts sur l'écran de l'ordinateur comme si j'allais pouvoir absorber tout ce qui déferle continument de l'océan cybernétique. Je deviens malade de lecture, c'est une addiction. Parfois, même dans mes rêves, je lis ou ai envie de lire.

Car depuis toujours, lire calme mon anxiété. Bien plus que ne le ferait la parole ou l'action, et plus rapidement que la psychanalyse. Si j'ai peur et que je me mets à lire, j'aurai moins peur. Si un grand bonheur m'assaille et même m'engloutit, de la même façon je m'en distancierai ainsi. Plus rarement, j'écrirai quelques pensées éparses dans un petit carnet, mais je crois que je préfère toujours faire la voyeuse plutôt que me raconter moi-même, lire plutôt qu'écrire, dissoudre les émotions, plutôt que leur donner corps en les codifiant.  J'observe, je décrypte, je me fonds dans les autres, je deviens eux, disparaissant dans ce qu'ils sont.

Surtout les personnages de grandes amoureuses, des modèles, en quelque sorte. Adolescente, qu'est-ce que j'aimais Anna Karénine... une femme qui avait le courage de tout quitter pour un homme, même ce qu'elle avait de plus cher, son fils... qui mourait d'amour, à la fin... pourtant son Vronsky était plutôt fanfaron et lâche... D'autres d'Anna sont fascinantes, la Nana de Zola par exemple, tellement forte, parfois manipulatrice avec les hommes (ça me plaît). C'est pourquoi j'aime le prénom Anna (je trouve très belle et très attachante Anna Karina au cinéma, également). Par contre,  Ariane du Solal de Belle du Seigneur m'a toujours énervée, une enfant gâtée, jamais satisfaite, geignarde... Je préfère donc Solal, et plus généralement Albert Cohen, avec ses névroses obsessionnelles, sa judéïté, son style lyrique qui viennent combler si complètement le vide hystérique.
 
Plus récemment, j'ai beaucoup lu Camille Laurence - un style simple, qui ne tergiverse pas, droit au but. Elle ne s'embarrasse pas tellement non plus de construction de récits ou de déroulement d'intrigues, elle ne parle que de sa vie, de ses lectures et de ses amants et ça nous suffit, à nous qui peut-être aimerions bien avoir une telle vie, des découvertes de lectures et autant d'amants. Par exemple, un épisode de sa jeunesse, chez sa grand-mère où elle a invité un garçon. La grand-mère les a surpris alors qu'ils étaient sur le point de faire l'amour. C'est dans L'amour, roman, les premières pages :


Camille Laurens, L'amour roman"Je me suis levée, j'ai posé le couteau sur la table, j'ai dit : écoute mamie, mais je n'avais pas l'intention de parler, qu'est-ce que j'aurais pu dire, j'avais ce désir de lui qui m'était resté parce qu'on n'avait pas osé continuer, j'en étais comme engorgée. Elle a senti que j'allais partir, m'en aller, la quitter, que même, probablement, je ne viendrais pas la rejoindre le soir au salon pour regarder la télévision avec elle, ni plus tard dans sa chambre lui lire un roman, que je resterais dans la mienne prétextant du travail à finir ; alors elle a posé la main sur mon bras, m'obligeant à me rasseoir, sa main toujours munie de l'économe, sa main couverte de ces tâches brunes qu'elle appelait des fleurs de cimetière et dont j'ai moi-même quelques unes sur la main qui court aujourd'hui, je me suis rassise en disant : quoi ? elle a encore taillé un oeil à la pointe du couteau, puis elle m'a dit, non pas sur le ton de reproche ou du mépris, non, ce n'était ni un jugement ni une certitude mais une vraie question, soudain, dont peut-être moi j'avais la réponse - je me rappelle ses yeux d'enfant, le désir inquiet de sa voix -, elle m'a dit : est-ce que c'est ça, l'amour ?".

Ce genre de question m'a toujours paru essentiel... Mais enfin, est-ce que c'est ça, l'amour ? me demandé-je en bricolant un repas ou en faisant une lessive, ou en embrassant distraitement mon compagnon... comme je me la posais autrefois, quand je faisais clandestinement une réservation d'hôtel ou quand je jouissais dans les bras d'un autre que mon partenaire légitime. Mais enfin, est-ce que c'est ça, l'amour ? Ca résumerait assez bien aussi le destin d'Emma Bovary, le repoussoir, l'anti-modèle, et pourtant...

jeudi 1 novembre 2012

Chez moi

canapé de FreudJe suis contente d'avoir un chez moi virtuel. J'étais sur le point de le détruire, l'autre jour, puis l'ami blogueur m'a dit que c'était dommage, il avait raison, je me sens bien ici. J'ai moins l'impression de squatter que quand je vais chez lui, surtout en ce moment qu'il fait très froid sur son île, c'est désert, gris, je frissonne. 
Alors que chez moi, j'aime bien ce rouge intime et chaleureux, le rouge du velours et des maisons closes, le rouge du sang aussi, on ne sait pas trop ce qui pourrait se passer... Ca me rappelle un peu la cabinet de travail dans la maison de Freud, à Londres, là où ont été transférées toutes ces affaires quand il a dû quitter Vienne en 1938. Son cabinet n'était pas rouge mais très intime, chargé de bibelots - il versait dans l'art égyptien -, il devait faire en sorte que ses patients soient en confiance, m'étais-je dit. Une fois, dans une de ses maisons, à Vienne ou à Londres, j'ai vu également un petit film de famille le montrant au milieu de ses enfants et petits enfants... un papy gâteau, il semblait, très affectueux avec ses proches, alors qu'il est toujours dépeint comme un type sévère et très ambitieux. Je connais un vieux monsieur un peu comme ça, l'air sévère et carrière très sérieuse, mais tellement attentif et affectueux...

Lectrice

Je suis lectrice aussi parce que je me sens bien parmi les livres. Ca a commencé gamine Après Rémi et Colette, au CP, dont j'apprenais les phrases par coeur, j'en suis venue à la bibliothèque rose, puis à la bibliothèque verte. Je passais du bon temps avec Les six compagnons, Alice détective, un peu moins Le club des cinq, mais le lisais quand même. Les mémoires d'un âne me faisaient pleurer à chaque fois, Cadichon était comme un frère, alors que Les malheurs de Sophie et autres Petites filles modèles, ça m'a toujours agacée, Camille et Madeleine dans leur perfection plastique et comportementale, et Sophie tellement pénible.

David CopperfieldUn peu plus tard, j'ai lu beaucoup de la bibliothèque Rouge et Or (c'est là que j'ai rencontré pour la première fois Robinson et Vendredi). Mais mon préféré, illustré avec des gravures à l'encre de Chine effrayantes, comme les autres volumes de la collection, était David Copperfield. Je subissais avec David la perte de la mère, la tyrannie de l'affreux beau-père, la fin de l'enfance... désespoir... et j'attendais avec impatience le rayon de soleil, quand il rencontrerait M. Micawber (celui qui lui disait, en substance, si tu as 20 shillings et que tu dépenses 19 shillings et 90 pence, il ne t'arrivera rien. Mais si tu dépenses 20 shillings et 10 pence, tu es perdu). Et encore plus, je me languissais du moment où  David retrouverait sa tante (une maniaque qui repliait et rangeait tout soigneusement après utilisation, mais qui était aimante, au fond). Comme c'était bon que mon héros ait une nouvelle maison, un refuge, un avenir. Des bonnes larmes, cette lecture, c'était comme traverser la vie en accéléré, les joies, les duretés, le rejet, l'affection, le soulagement.

Parfois aussi, j'allais à la bibliothèque, ou bien le bibliobus venait à l'école. Une fois, voulant rendre un livre, je ne l'ai pas retrouvé. On a cherché partout, retourné toute la maison : rien. Le lendemain, penaude, j'ai dû avouer à la dame du bibliobus que j'avais perdu le livre. Elle m'a regardée d'un air sévère, grondée, dit : "il va falloir rembourser, maintenant". Ni une ni deux, ma mère qui n'aimait pas être prise en faute, est allée racheter un livre, bien plus beau que celui que j'avais perdu (qui n'était plus édité). La semaine suivante, toujours penaude, j'ai porté ce livre très beau et tout neuf à la dame du bibliobus. Alors là, elle s'est soudainement transformée. Plus de gros yeux, au contraire, elle était ravie, me disait : "oh c'est bien, tant de livres se perdent et ne sont pas remplacés...". C'était donc si simple, on pouvait ne pas respecter les règles, perdre les bouquins, si on achetait quelque chose à la dame ? Ca m'a soulagée, mais mise mal à l'aise aussi. Retrouver un bouquin de la bibliothèque me prenait souvent plusieurs heures, je prenais ça à coeur, et là je m'apercevais que finalement, c'était avantageusement remplacé par un achat de maman qui avait réglé ça en 10 minutes...

Quelques semaines plus tard, en visite chez ma grand-mère, j'ai entendu : "tiens, c'est pas à toi ça ? Je l'ai retrouvé en faisant du rangement". C'était le livre. Du coup, des années après, il est encore chez mes parents...