mardi 4 janvier 2022

Deux jours dans la vie des amoureux (Un coeur en hiver)

 Dans Le Monde, il y a cette rubrique que j'aime bien. Elle s'intitule "S'aimer comme on se quitte", est sous-titrée : "deux jours dans la vie des amoureux. Le premier parce que tout s'y joue, le deuxième parce que tout s'y perd".  C'est une rubrique tendance sociétale, intimiste, qui détourne des choses sérieuses, de la politique, de l'état désastreux de la planète. Tendance sentimentale, mélo, ça doit cibler les femmes nées dans les années 70. 

Le genre est assez standardisé. En entendant une amie me conter son histoire, j'ai eu envie d'écrire une telle chronique. C'est une fiction, bien sûr, car je ne connais pas les aboutissants ultimes de l'histoire... peut-être y'aura-t-il un jour un Happy End, mon amie en rêve, je crois.


Premier jour

J'arrive au restau du quartier, on a prévu un repas entre collègues. Je ne le connais pas, c'est un nouveau venu qui vient d'arriver dans un autre service que le mien. Il est beau, doux, intelligent, je me sens en confiance tout de suite. On papote, je le trouve charmant. Les mois suivants, on a peu l'occasion de se croiser, mais sur certains sujets, on travaille ensemble. Sur un gros dossier difficile qu'il me faut absolument mener à bien, il s'investit, me donne des conseils judicieux. Parfois, au téléphone, on parle de choses plus personnelles, mais il s'interrompt brutalement, coupe la conversation, prétextant quelque chose à faire. Je ne sais pas si nous sommes amis, je crois que oui mais je ne suis pas sûre. Parfois, il disparaît de longues semaines de ma messagerie et de ma vie. 

L'été qui suit, je pense à lui, même quand je suis en vacances avec mon mari. Cela commence à m'inquiéter, j'en parle à des amies qui se moquent gentiment de moi et me rappellent qu'à notre âge, après toutes ces années de vie commune, oui on fantasme, c'est bien légitime. Je me dis qu'en effet, c'est un fantasme,  mais bon, le collègue est marié avec enfants, je prends quelques distances. On se voit de temps à autre, c'est amical, il a l'air de passer un moment difficile dans sa vie personnelle, il se confie, je l'écoute.

Un matin d'hiver, il me téléphone et me dit tout à trac qu'il ressent pour moi quelque chose qui s'apparente à un sentiment amoureux.  Qu'il préfère que je le sache parce qu'il a de la difficulté maintenant à travailler sur les sujets que nous devons prendre en charge, qu'il vaudrait peut-être mieux qu'on ne se voie plus pendant un moment. Je tombe des nues. Je suis émue, bouleversée. Je suis amoureuse comme une gamine de 15 ans. Je le lui dis.

On commence alors à se voir, plus intimement, quand le travail et les vies familiales le permettent, c'est-à-dire pas très souvent. Dans l'intervalle, on se téléphone, on s'envoie des messages tendres. Il nous arrive de travailler ensemble, les collègues ne se doutent de rien. En revanche, la relation bouscule de plus en plus ma vie conjugale. J'annonce à mon mari que je m'installerai prochainement seule. Je ne vois pas que mon amoureux ne fait pas la même démarche, de son côté, il est si séduisant, je suis aveuglée par l'amour. On se voit encore de temps en temps, mais je comprends que la relation avec moi n'est pas sa priorité, il a d'autres soucis et souhaite préserver son cadre familial et conjugal.


Dernier jour

C'est un jour de semaine, je pleure car il a encore évoqué le compartimentage de ses vies. Je lui crie et lui écris que je suis triste et en colère, je souffre de la situation, je souffre qu'il n'y ait pas d'avenir ensemble, je souffre de ne partager que des rendez-vous à la sauvette. Je suis tellement fatiguée. Je me sens tellement triste. Ma vie, ça ne peut pas être celle de la maîtresse qui attend en vain que son amant se libère de ses autres contraintes. Je suis en colère de me voir aussi naïve, prise dans un double triangle (un rectangle ?) qui heurte mes valeurs de cohérence et de loyauté. Je me rends compte que toutes les limitations étaient là depuis le début, que je n'ai pas voulu les voir parce que j'avais envie de croire que l'histoire serait longue et belle, qu'elle se vivrait au grand jour. Je me suis trompée. Finalement, je ne suis qu'une maîtresse de plus, de passage dans la vie d'un amoureux qui protège avant tout sa compagne de toujours. C'est très bien décrit dans le livre de la sociologue Marie-Carmen Garcia, Amours clandestines, Sociologie de l'extraconjugalité durable.

Comme souvent, l'amant répond avec retard. Lui aussi est fatigué et découragé, peut-être a-t-il cru un moment en cet amour, puis a perçu que c'était impossible. Le silence s'installe, c'est sans doute préférable, le chagrin étouffe les mots. Au travail, je fais le maximum pour continuer comme si de rien n'était, même si j'ai de la peine et plus de goût à rien. J'ai du mal à aller à la cantine ou en salle de réunion, je crains de le croiser. 

Avec mon mari, c'est toujours le flou. Il m'a vue triste, il est resté à attendre que ça passe, je lui en suis reconnaissante. Mais je sens que je me suis détachée. J'essaie de me dire que c'est à ça qu'a servi cette histoire, me détacher. Formuler que j'ai envie de vivre seule.

De temps en temps, dans la vie, l'amour débarque et emporte tout sur son passage, c'est comme un tsunami, une grande vague sur laquelle on a du mal à surfer, on se noie, ca fait peur. Puis, quand le calme revient, on y repense avec nostalgie. Et la vague est toujours là, longtemps, dans le coeur et dans la tête. Toute cette eau fait pleurer,  mais elle a coulé, purifié, élagué, redonné vie.

vendredi 31 décembre 2021

L'histoire de l'amour

 Quel magnifique roman que L'histoire de l'amour, de Nicole Krauss. C'est plein d'humanité et de surprises et même si ça se terminé par une mort (spoiler), cette histoire d'amour ne finit pas mal, en général.

C'est un entrelacement d'histoires, à travers le temps et l'espace. Celle de Léo, immigré juif polonais à New York, qui dans son enfance et son adolescence, juste avant la deuxième guerre mondiale, a aimé une fille prénommée Alma. 

Celle de Zvi, un ami perdu de vue de Léo, grâce et à cause de qui sera publiée l'histoire de Léo. 

Celle d'une jeune Alma américaine, prénommée ainsi d'après la première Alma (sans le savoir) , qui renouera les fils des histoires précédentes avec l'aide de son frère, Bird, qui est persuadé d'être le Messie.

Tous les personnages sont attachants, y compris le père décédé d'Alma et Bird, David, un survivaliste avant l'heure ; leur mère, une intello évaporée ; leur oncle Julian, un type un peu paumé ; Misha l'ami russe d'Alma. La femme de Zvi, Rosa, qui sait si bien garder les secrets.  Issac Moritz, l'écrivain qui est en fait le véritable héros de l'histoire. Et même Dieu. 

De multiples détails rendent ces figures présentes, vivantes. Les réflexions sur la vie que sème Nicole Krauss sont très justes, finement observées. Elle sait le rapport au passé, aux souvenirs, à la transmission, ne se prive pas de le labourer en tous sens.

La construction du roman est habile, mais le style patchwork est encore meilleur : ça tient à la fois du récit, du journal intime, de la correspondance, de la prise de notes et du manuscrit en train de se faire, du rêve et de la réalité.

Bref, j'ai adoré.

Quelques extraits, pour me souvenir :

 "Le moment était passé, la porte entre les vies que nous aurions pu avoir et les vies que nous avons eues s'était refermée à notre nez. Il vaudrait mieux dire, à mon nez. La grammaire de ma vie : empiriquement, à chaque fois qu'apparaît un pluriel, mettre un singulier."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 168

"Autrefois, il n'était pas du tout inhabituel d'utiliser un morceau de ficelle afin de guider des mots qui sinon auraient pu vaciller avant d'atteindre leur destination. Les gens timides avaient une petite pelote de ficelle dans leur poche, mais les personnes que l'on considérait comme des grandes gueules en avaient elles aussi besoin, puisque ceux qui ont l'habitude d'être écoutés par tout le monde sont souvent perdus quand il s'agit d'être écouté par une seule personne. La distance physique entre deux personnes utilisant une ficelle était souvent petite ; parfois, plus la ficelle était petite, plus le besoin de ficelle était grand.

La pratique d'attacher des gobelets à l'extrémité de la ficelle est venue bien plus tard. D'aucuns disent que cela vient du désir irrépressible de presser un coquillage contre une oreille afin d'entendre l'écho toujours vivant de la première expression du monde. D'autres disent que l'on doit cette pratique à l'homme tenant l'extrémité d'une ficelle qu'une jeune fille partie en Amérique avait déroulée d'une rive à l'autre de l'océan.

Quand le monde est devenu plus vaste et qu'il n'y eut plus assez de ficelle pour empêcher que ce que les gens voulaient dire ne disparaisse dans cette immensité, le téléphone a été inventé.

Parfois, il n'y a pas de longueur de ficelle suffisante pour dire les choses qui ont besoin d'être dites. Dans ces cas-là, tout ce que peut faire la ficelle, quelle que soit sa forme, c'est guider le silence de quelqu'un."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 214

"Lorsque nous allions nous baigner dans l'océan, j'observais son corps quand il plongeait dans les vagues et je ressentais à l'estomac quelque chose qui n'était pas une douleur mais autre chose."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 263

 "Il apprit à vivre avec la vérité. Pas à l'accepter, mais à vivre en sa compagnie. C'était comme s'il vivait avec un éléphant. Sa chambre était minuscule et, chaque matin, il devait se glisser le long de la vérité simplement pour se rendre à la salle de bains. Pour atteindre l'armoire et sortir des sous-vêtements, il lui fallait passer à quatre pattes sous la vérité, en priant pour qu'elle ne choisisse pas ce moment précis pour s'asseoir sur son visage. La nuit, quand il fermait les yeux, il la sentait planer au-dessus de lui."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 297


jeudi 30 décembre 2021

Une vieille dame qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle

Il y a quelques années, j'avais déjà écrit un texte sur le même thème. Avec la disparition de quelqu'un s'évanouit aussi son histoire... Ici, celle de la grand-mère de mes enfants, décédée en août 2021, dont je restitue quelques fragments. 

L'histoire de Maria del Pilar, dite Ika, est en effet l'histoire d'une personne singulière prise dans les bouleversements historiques qui ont marqué le 20ème siècle en Europe.

Elle est née en 1932 dans une Espagne alors toute jeune République. Son lieu de naissance, en Murcie, est la ville où travaillait son père, infirmier militaire dans la marine espagnole. Son enfance est marquée par la guerre d'Espagne. En 1939, lors de la prise du pouvoir par les Franquistes, son père fuit l'Espagne pour l'Algérie, laissant derrière lui sa famille.

Ika retourne alors, avec sa mère et ses deux frères, au village d'origine de la famille, en Aragon. Pendant les années d'enfance, qui sont aussi celles de la deuxième guerre mondiale, la famille subit la faim et la honte. A l'école, les enfants doivent dire que leur papa est mort. Ils se font traiter de rojos, rouges, l'injure adressée au camp républicain. La maman travaille dur pour nourrir ses enfants. L'ambiance est joyeuse au village, tout le monde se connaît, les liens familiaux sont forts et laisseront à Ika une grande nostalgie. Au village, on ne l'appelle pas Maria del Pilar, qui est son nom d'état-civil, en hommage à la Vierge du Pilier de Saragosse. Elle est nommée Pilarin, la petite Pilar, car elle est toute jeune.

Ayant quitté l'école tôt, elle apprend le métier de culottière, c'est-à-dire la couture spécialisée de la fabrication des pantalons. A 21 ans, Ika est enfin majeure. Elle obtient un passeport pour voyager à l'étranger et retrouver son père. La famille a reçu quelques lettres de lui, au fil des années, elle sait qu'il est installé à Oran. La voilà donc partie, seule, en bateau, ce qui était plutôt audacieux, en 1953, pour une jeune fille de 21 ans qui ne parlait pas un mot de français et n'avait plus revu son père depuis ses 7 ans.

Le père, retrouvé, travaille comme infirmer libéral en Algérie. Il est communiste et manie l'esperanto. Il russifie le prénom de sa fille. La voilà surnommée Pilarika, puis simplement Ika. Très vite, ses frères et sa mère rejoignent Ika. Les parents ne parviennent pas à se réconcilier, la mère d'Ika repart bien vite en Espagne, mais les enfants sont heureux. Le frère aîné d'Ika épouse une Française. Ils s'établiront plus tard en Espagne. Son frère cadet épouse une hispano-cubaine, fille d'un ancien combattant des Brigades internationales ami du père, ils s'établiront plus tard en France. 

A un thé dansant, le jour de Noël 1953, Ika rencontre un jeune militaire français, Geronimo, qu'elle épouse en 1957, au retour de Geronimo d'Indochine. La famille de Geronimo est pied-noire francophone, originaire d'Espagne. Avec eux, Ika apprend le français et retrouve une chaleur familiale qu'elle avait perdue. Souvent, elle dit que ses belles-sœurs Suze et Camille sont comme ses sœurs, et que sa belle-mère, Mamie, est comme sa mère.

Mais bientôt, la grande histoire et ses bouleversements rattrapent la famille . La décolonisation est en marche. La guerre d'Algérie s'intensifie. Charles nait en 1959, peu de temps après le retour au pouvoir du général de Gaulle qui a adopté comme slogan "Tous Français de Dunkerque à  Tamanrasset". Le bébé est prénommé Charles en hommage au Général. Ou en hommage à Karl Marx, pour faire plaisir au grand-père communiste, on ne sait pas.
En 1960, Ika et Geronimo quittent l'Algérie pour l'Allemagne où Geronimo a été muté. Une autre guerre, plus feutrée, s'y déroule : la guerre froide. Vladimir naît en RFA. Peut-être s'appelle-t-il ainsi en hommage à Lénine, on ne sait pas. Ce qui est sûr, c'est que les enfants d'Ika et Geronimo sont pris eux aussi dans les soubresauts de l'histoire européenne. Chacun est né dans un pays aujourd'hui disparu.

De Grenoble et des Alpes, au début des années 1960, la famille ne connaît rien, à part une carte postale envoyée par Suze qui est partie en colonie de vacances en Isère, dans les années 50. Le mari de Camille y poursuit ses études, Camille et lui s'y sont installés. Suze, son mari et ses enfants les rejoignent avec mamie, quelques mois après l'indépendance, tout espoir de rester en Algérie ou d'y retourner ayant disparu avec le massacre des pieds-noirs d'Oran par le FLN le 5 juillet 1962. Quelques temps plus tard, Geronimo et sa famille les rejoindront.  Les débuts sont durs, comme pour beaucoup de pieds-noirs débarqués d'Algérie. Ika coud à façon pour mettre du beurre dans les épinards tout en élevant ses garçons. Vaille que vaille, chacun trouve un travail et participe à la vie économique d'une France qui ne connaît pas la crise.

Ce sont là encore de belles années, Les enfants grandissent, les étés se passent en Espagne, les dimanches en repas de famille dans la maison du Grésivaudan. Les paysages alpins deviennent le quotidien. Le père d'Ika s'est lui aussi installé dans la banlieue de Grenoble.

Puis arrivent les années 80 et 90, les petits-enfants naissent. Entre temps, Ika et Geronimo ont pris leur retraite dans le Sud de la France, retrouvant la Méditerranée de leur jeunesse. Ils ne s'entendent plus, se séparent. La dernière fois qu'ils se parleront, ce sera le jour de Noël 2009, 56 ans jour pour jour après leur première rencontre le jour de Noël 1953.

En 2010, à son décès, les cendres de Geronimo sont répandues au large de la Méditerrannée, Mare Nostrum, celle qui relie la France, l'Algérie et l'Espagne.   Ika souhaitait la même chose pour elle, ainsi soit-il.

jeudi 8 avril 2021

La fin de la plainte, François Roustang

François Roustang, La fin de la plainte
Un ami m'a offert La fin de la plainte, de François Roustang. Je me suis demandée ce que cela signifiait, même et surtout quand l'ami s'est écrié que le titre ne m'était pas adressé, car je ne me plains pas (qu'il croit, ai-je pensé par devers moi).

J'ai mieux compris l'intention de l'ami et celle de l'auteur en lisant l'ouvrage. Il s'agit de se familiariser avec la pensée d'un psychanalyste échappé (défroqué ? C'est un ancien jésuite), qui emprunte des chemins de traverse. François Roustang cherche à  élaborer une approche thérapeutique qui conduise le patient malheureux à sortir de la plainte, au lieu de s'embourber dans sa peine. 

Pour Roustang, la plainte est un piège, surtout lorsqu'elle devient un mode d'existence, une identité à laquelle on se résume. La plainte, quand elle nous envahit, nous dévore et nous assèche.

"Si nous sommes malades ou malheureux, c'est que le sol de nos existences s'est appauvri, que, détournés des circonstances nouvelles qui s'imposent à nous, nous nous sommes laissés aller à la plainte, que notre nappe phréatique est au plus bas niveau, qu'il nous faut donc la reconstituer pour que puissent y pousser des arbres et des fleurs."

                            François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 57 

Pour sortir de la plainte, François Roustang propose de se concentrer sur le corps, les sens et les sensations. Etre disponible au présent, se couler dans ce qui advient, s'ouvrir aux autres. C'est ce qu'enseignent bien des philosophies orientales, dont la philosophie chinoise, sur laquelle Roustang s'appuie en mobilisant la notion de Chi, l'énergie vitale.

D'abord, passer par une "cure de désintoxication narcissique", comme il qualifie l'hypnose (p. 175). Se débarrasser de la réflexion sur soi, de l'élaboration par le langage, de la psychanalyse, superflue et inefficace :

"Les psychanalystes savent bien que la prise de conscience n'a jamais guéri personne. Non seulement le souci de soi ou le regard tourné vers soi-même n'opère aucun changement, mais il peut avoir les conséquences les plus néfastes. On peut les répertorier cliniquement sous trois clefs : narcissisation, déréalisation, dépression. A force de se préoccuper de sa prétendue vie intérieure, de ses pensées, de ses fantasmes et de ses rêves, on se perd dans l'analyse de soi, on devient, comme Narcisse, amoureux de sa propre image et on lui substitue l'intérêt que devraient avoir les choses et les êtres de chair et de sang."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 62-63 

"L'attention excessive portée à ses faits et gestes, l'analyse indéfinie de ses émotions petites et grandes, le besoin permanent d'être reconnu, la justification à ses propres yeux de ses dires et de ses actes, la plainte qui ne veut cesser, tout cet ensemble ouvre la voie au refus et au déni de la réalité.  Mais cela n'est qu'un début ; celui qui s'attarde à lui-même et ne se prête pas chaque jour au jeu des événements en vient à s'étioler et à s'anémier. Il a voulu se suffire et se clore, il ne dispose plus que de ses propres forces dont les réserves vont aller s'épuisant. Il voulait ignorer que, pour se fermer sur soi-même de façon durable et efficace, il fallait s'ouvrir au-dehors. Maintenant il n'en peut plus, il est déprimé et implore la délivrance de lui-même."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 174

François Roustang souligne à juste titre la dimension culturelle de la plainte. Dire ses sentiments, exposer son intimité, concevoir un esprit séparé du corps sont des spécificités occidentales. Il signale aussi la dimension sociale et relationnelle de la plainte, l'imbrication de la psyché individuelle dans un collectif inter-générationnel bien plus grand que l'individu isolé.

 "Le malheur, la façon de souffrir, le mal-être révèlent toujours un système social et une insertion desquels le patient ou la patiente n'a pas la force de se détacher. Les limites du bonheur ont été tracées par l'entourage. Les franchir fait courir fait courir le risque du rejet dans des abîmes de solitude. Parler de conflits psychiques est une erreur, il n'y a de conflits que relationnels. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de souffrance ou de malheur personnels, cela signifie que la manière de souffrir et d'être malheureux est un produit de relations, pas seulement avec papa et maman, mais avec tout un milieu dans la suite des générations. Changer l'existence de quelqu'un, c'est sans doute à la fin changer sa vie intérieure, mais par le biais du changement de sa place relative."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 79-80 

C'est pourquoi le transfert, au sens où on l'entend en psychanalyse, n'existe pas dans l'approche de Roustang. Il est remplacé par une relation sans cesse remaniée, changeante, où thérapeute et patient sont à égalité.

Ensuite, plutôt que par la pensée, imaginer une thérapie qui passe par le fait de renouer avec le corps, le corps du patient et le corps de l'Autre. Donner ainsi au terme "manipulation" une connotation unifiée, par opposition à celle qui sépare manipulation physique et manipulation psychique. Pour cela, François Roustang propose notamment de procéder par la visualisation, par l'attention aux mouvements, par la gestuelle. Créer une sorte de ballet, d'échange d'énergie entre le thérapeute et le patient. C'est ce qui, selon lui, est en jeu dans l'hypnose. 

Pour Roustang, l'hypnose est donc une rencontre des corps et des esprits, dans laquelle l'hypnotisé se soumet aux injonctions de l'hypnotiseur. Injonctions qui sont en fait une mise en acte du désir de l'hypnotisé, une façon de le remettre en mouvement. La sujétion et la soumission à l'apprentissage de l'hypnotiseur (hétéronomie) ouvrent à la liberté (autonomie) de l'hypnotisé.

"Nous venons demander à quelqu'un de nous apprendre ou de nous réapprendre à vivre, nous nous soumettons donc par avance aux apprentissages qu'il faudra bien nous enseigner. (...) Or ces apprentissages d'un ordre particulier, qui peuvent prendre mille diverses figures, n'ont pas une autre structure que ceux proposés par l'école, la famille ou la société. Ils ne se résument pas à une autre forme d'expression que celle de l'impératif: "faites le maintenant". Car, comme de tout le reste, on ne fait l'apprentissage de l'humanité que par la pratique.

En ce cas l'hypnose n'a rien d'original, si ce n'est qu'elle prend au sérieux cette structure et qu'elle ne craint pas de l'utiliser. (...) On voit donc comment fonctionne l'hétéronomie. Elle ne détruit pas l'autonomie, elle la convoque, la provoque et la suscite éventuellement. De même que dans l'apprentissage le maître ne peut pas faire à la place de l'élève ou de l'apprenti, mais que celui-ci doit trouver en lui les ressources suffisantes pour prendre l'acte à son propre compte, de même l'hypnotiseur peut bien suggérer avec tout son pouvoir ou tout le pouvoir qui lui est octroyé par l'hypnotisé, il ne peut pas décider pour lui. Le pas ou le saut décisif sont garants de l'initiative et de la liberté de l'hypnotisé."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 166-168

Par cette rencontre qu'est l'hypnose, il s'opère une transformation. Pour se sentir mieux, il faut en effet tendre à devenir comme une "chose".  Un caillou tranquille, une calme rivière. Trouver sa place dans l'environnement, et l'environnement répondra (cela fait penser à la fameuse "loi de l'attraction", très en vogue dans les philosophies New-Age et autres recettes de développement personnel). Retrouver son corps, oublier les peurs et les angoisses, se détourner de son petit nombril pour être disponible au présent et à la relation.

"Guérir l'esprit, c'est entreprendre le réapprentissage du corps ou son apprentissage à l'égard du monde, qui commence par le retour à la chose."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 182

Enfin, pour terminer ce livre qui brasse des tas d'idées et de références (avec même un "Petit guide du changement", à la fin), François Roustang insiste sur la notion de rite, présente dans l'hypnose comme dans d'autres thérapies. J'ai beaucoup aimé, cette partie sur le rite. Le rite est ce qui met en jeu le sacré, et avec lui le rapport à la mort. Il est ce qui nous enseigne que la vie nous a précédés, et continuera après nous. Il nous décentre. En même temps, il nous met en relation les uns avec les autres, nous fait sentir l'harmonie du groupe et au-delà, celle du monde.

"Accomplir le rite, c'est-à-dire marcher dans la Voie qui préexiste à l'existence humaine, n'a rien d'une soumission passive. Il s'agit non de se courber sous la menace d'un destin écrit pour toujours dans le ciel, mais de répondre à la manière dont les choses se passent, à la Voie que suivent les choses."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 182

J'ai été néanmoins parfois désarçonnée par l'ouvrage de Roustang, particulièrement par l'insistance à se débarrasser de toute réflexion sur soi-même, et plus largement de toute théorie : la non-pensée, est-ce vraiment un horizon souhaitable ? Comment conjuguer le mouvement et l'action qui réalise l'intention, avec l'absence de désir et l'immobilité qui caractérisent le caillou ? Cela m'a fait penser à cette phrase de mon prof de philo, entendue autrefois : "Il n'y a que les imbéciles qui soient heureux". Par moments, j'avais l'impression que Roustang nous conseillait de devenir des imbéciles heureux (et bien sûr amoureux, comme dans la chanson de Ronan Luce, on espère). Roustang semble remplacer une illusion (celle de la connaissance par le langage et de la toute-puissance du désir, propres aux cultures occidentales) par une autre (celle d'une absence de désir et d'une harmonie facile avec le monde). 

En même temps, La fin de la plainte contient beaucoup de sagesse, pour les Occidentaux éternels insatisfaits que nous sommes, notamment par les ponts qui sont faits avec la pensée chinoise (cela m'a fait penser à l'essai Cinq concepts proposés à la psychanalyse, du sinologue François Jullien). En particulier, le rappel que la vie et le sacré ne font qu'un et nous dépassent, que la vie était là avant nous et sera là après nous. Qu'on vit plus heureux en se souvenant que le sacré peut s'inviter dans chacune de nos actions et de nos relations,  pour peu que l'on se rende disponible, attentif à l'invisible et à la beauté des choses. Que par moments, s'imaginer être une pierre ou une rivière, ou un chat ou un petit pont de bois, fait du bien. Et puis, je  suis comme le renard, j'aime les rites...