Au préalable, dépasser ma timidité devant l'objet "Pléiade", un objet pour amateurs cultivés (snobs ?) qui m'a toujours paru bien éloigné de mon univers. Je pensais qu'il serait difficile de déchiffrer ces petits caractères sur papier bible. Je craignais d'y laisser mes yeux de néo-quinquagénaire et d'abandonner très vite, ce qui me ferait honte, la honte de ne pas être digne de ce beau cadeau. Eh bien, pas du tout ! Tout naturellement, j'ai pris en mains l'ouvrage (léger), muni de deux marques-pages hyper pratiques pour garder d'un côté la page où on en est, de l'autre la progression dans l'appareil de notes, très fourni et très érudit, annexé en fin de volume. J'ai tranquillement avancé, prise dans l'écriture et les rebondissements multiples imaginés par George Eliot.
Car Eliot a le sens du drame. Les personnages principaux du Moulin sur la Floss sont un frère et une soeur, Tom et Maggie Tulliver. Leurs années de jeunesse, au moulin de leur meunier de père, sont paisibles. Pourtant, le fossé se creuse entre Tom, qui a le privilège de recevoir une éducation mais n'a aucun goût pour l'étude, et Maggie, très vive, grande lectrice, condamnée en tant que femme à ne recevoir pour seul bagage intellectuel que quelques préceptes religieux.
George Eliot sème le roman de leurs vies d'épisodes terribles :
- le revers de fortune du père aimant, doublé de la condamnation morale d'une famille mesquine et très à cheval sur les conventions (genre Précieuses ridicules à l'anglaise) ;
- l'amitié tendre et belle entre Maggie et le fils handicapé du meilleur ennemi et créancier de son père, que Tom empêche à toute force ;
- l'arrivée d'un fiancé improbable qui fera commettre à Maggie une transgression entachant pour toujours sa réputation ;
- et pour finir, une catastrophe naturelle. Les histoires d'amour, amour familial comme amour amoureux, finissent mal, chez Eliot. Par moments, on se croirait dans un Zola, plus bourgeois quand même. L'intrigue est construite de main de maître, les surprises coupent le souffle.
Last but not least, l'écriture est superbe, fine, précise, parfois ironique car Eliot sait se moquer de ses personnages. Elle nous assène pas mal de morale chrétienne, tout en faisant comprendre entre les lignes qu'elle n'y croit pas vraiment. Elle manie aussi beaucoup les références à la nature, ainsi que les métaphores afférentes, ce que j'apprécie tout particulièrement. Et puis, j'aime bien qu'elle prenne sans cesse à témoin son lecteur/sa lectrice, qu'elle nous engage fermement à écouter et regarder ce qui se passe.
Voici donc trois extraits choisis au hasard, car je me limite, je ne vais pas tout recopier, surtout pour un retour sur ce blog longtemps abandonné (pour ceux qui passeraient par là et que cela intéresserait, c'est parce que je terminais mon Habilitation à diriger des recherches. Et que je faisais pas mal de Kundalini yoga. D'ailleurs, j'ai commencé un autre blog à ce sujet. Et puis, le confinement, tout ça...)
"Vous ne pourriez pas vivre au milieu de ces gens là ; vous étouffez parce que rien ne vous permet de vous échapper vers quelque chose de beau, de grand ou de noble ; vous êtes agacé par ces hommes et ces femmes médiocres, parce qu'ils forment une population en désaccord avec la terre sur laquelle ils vivent - avec cette riche plaine où la grande rivière coule sans cesse vers la mer et met en rapport les faibles pulsations de cette vieille ville anglaise avec les battements puissants du coeur du monde."
G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 295
"La destinée de Maggie nous est donc cachée pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."
G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 437
"A quand remontait cet instant odieux où, pour la première fois, elle avait pris conscience d'éprouver un sentiment qui entrait en conflit avec ce qui était pour elle la vérité, l'affection et la gratitude, sans le repousser avec horreur, comme un objet répugnant ?"
G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 501