Pour trois couronnes, de François Garde, est un roman auquel on s'accroche de bout en bout. On aura voyagé beaucoup, de New York où commence l'histoire à Bourg-Tapage, une île française (imaginaire mais tellement réelle) des mers australes, en passant par Dijon, Paris et Beyrouth. Et on se sera posé bien des questions sur la vie, l'héritage, la construction politique des repères "identitaires", la guerre civile, le vol, le temps qui passe aussi. Le roman commence par un étrange récit de jeunesse : un homme d'affaires, qui vient de mourir, laisse un petit texte relatant un épisode de ses 20 ans. Il était marin, avait fait escale dans un port, s'était vu aborder par un type qui lui avait demandé rien moins que de coucher avec une femme inconnue, contre de l'argent... Le marin avait obtempéré, couché avec la femme masquée, obtenu 3 couronnes d'or, puis il avait repris le bateau, s'était installé aux Etats-Unis où il avait fondé une compagnie de commerce maritime.
Le temps s'est écoulé, l'homme d'affaires français vivant aux Etats-Unis est mort, après avoir amassé une impressionnante fortune. Sur requête de sa veuve, un "curateur aux documents privés", profession inventée par le narrateur et qui consiste à trier les documents et affaires personnelles des personnes décédées, s'attelle à enquêter sur l'épisode de jeunesse. C'est plein de détails passionnants sur les recherches dans les archives et les enquêtes auprès de témoins ou de spécialistes de tel ou tel sujet. De recoupement en recoupement, le narrateur/curateur reconstitue l'itinéraire du marin devenu homme d'affaires. Il se retrouve à Bourg-Tapage, une société insulaire non seulement hiérarchisée socialement, mais surtout fortement clivée politiquement entre "insulaires" et "non insulaires". Des affrontements violents, une guerre civile, ont eu lieu il y a peu. Les cendres du conflit du temps des "Troubles" ne sont pas éteintes.
On lit des pages formidables sur la construction des clivages politiques, qui résonnent avec une grande justesse. Par exemple, p. 130 :
"Je ne connais pas de douleur plus brutale et plus intime que cet effroi : entendre un politicien annoncer que vous n'êtes pas d'ici. Il ne parle pas de vous chasser, de vous exclure, de vous menacer. Il dit, simplement, et devant une foule qui trépigne de joie et applaudit, que tels et tels ne sont pas d'ici, et vous savez en l'écoutant, et chacun sait que vous faites partie de ceux qu'il signale ainsi. Lui et les siens se sont donné le droit de trier, de trancher dans ce qui était indifférencié jusqu'alors, de séparer, de se mettre, eux, du bon côté, du côté des gens d'ici. Et vous, de l'autre côté de cette barrière qu'ils viennent d'inventer : ailleurs, n'importe où, mais pas avec ceux d'ici.
Vous, bien sûr. Et pas davantage votre père âgé, votre soeur, le voisin du fond du jardin, l'épicier, le chauffeur, l'institutrice.
Et pourtant, d'une manière absolue et craintive, vous savez que sans avoir à demander d'autorisation à quiconque, vous êtes d'ici, vous ne pouvez pas ne pas l'être. Vous y êtes né. Tout ce que vous possédez est ici, et tous vos amis, vos projets, vos souvenirs, vos ambitions, vos remords."
Et puis, parfois, on lit comme un aphorisme :
"Une vie, ce n'est pas seulement la somme des choix que l'on a faits. Elle est cette somme, multipliée par le regard des autres, et divisée par le coefficient indescriptible du hasard."
François Garde, Pour trois couronnes, Folio
Le trouble procuré par le livre vient de ce qu'il est étrangement plausible. Très bien documenté ou très bien imaginé, on ne sait. Et chaque épisode maintient sur le qui-vive.