mercredi 23 mars 2016

Vous plaisantez, M.Tanner

Jean-Paul Dubois, monsieur Tanner
Travaux dans ma maison, qui me font penser à ce roman désopilant, Vous plaisantez, M.Tanner, de Jean-Paul Dubois. Cela pourrait être un recueil de nouvelles car le roman est construit comme une succession de galères qui se produisent sur un chantier... Ca commence avec un faux couvreur, moins cher que les vrais, qui a promis de refaire le toit au noir mais ne sait rien faire du tout. Quand la pluie se met à couler pour de bon dans la maison, M.Tanner est obligé de faire appel à un vrai couvreur qui fait du bon boulot mais qui le ruine.
On trouve aussi un électricien (ou un carreleur ou un plombier ?)  qui s'est construit un autel pour prier, un menuisier-ébéniste amoureux de son métier qui initie le propriétaire et ne facture rien du tout, des repris de justice mal reconvertis dans le bâtiment... On s'identifie. C'est caricatural et juste en même temps, on sait bien que ce n'est pas facile, de voir débarquer chez soi les artisans.


Extraits

(repiqués sur internet car je ne retrouve pas le livre... un prêté jamais rendu, probablement... )

"Il faut bien comprendre ce qu'est véritablement un chantier lorsqu'on l'assume seul. Du point de vue du travail et de la tension, cela correspond à peu près à la gestion simultanée d'un contrôle fiscal, de deux familles recomposées, de trois entreprises en redressement judiciaire et de quatre maîtresses slaves et thyroïdiennes."

"Souvent je me suis posé la question de savoir s'il n'y avait pas quelque chose qui clochait chez moi. Il n'était pas normal d'attirer à ce point les ennuis et les canailles. Je devais avoir des paroles, une attitude, une façon d'être qui me désignaient, dans la foule, comme pigeon préférentiel. Il n'y avait pas d'autre explication."

"Ce n’étaient pas LEURS outils, mais les MIENS. MA scie circulaire, MA scie sauteuse, MA tronçonneuse électrique. Kantor et Sandre avaient pris l’habitude de tout m’emprunter sans rien me demander. C’était comme l’échelle et tout le reste. Ils étaient à eux deux une véritable force d’occupation. Il leur avait suffit de quelques semaines pour réquisitionner ma maison, mes outils, mes finances, une partie de ma vie, et faire de moi une sorte de collaborateur passif."


Si j'écrivais ce genre de choses, je ferais un chapitre intitulé Giovanni. Le gentil maçon qui me salue tous les matins et qui plante son regard bleu azur dans le mien. Beau mec, dommage qu'il soit si vieux, m'a dit ma fille. Beau mec, dommage qu'il soit si jeune, ai-je pensé par devers moi.

dimanche 20 mars 2016

Le Cricket Club des talibans


Murari, Le cricket club des talibansUn surprenant mélange de dénonciation de la connerie humaine, d'intrigue bollywodienne et de style enlevé, ce Cricket Club des talibans. Cela se passe à Kaboul à la fin des années 1990. L'héroïne du roman, Rukhsana, est une jeune journaliste de 26 ans. Libre, éduquée, indépendante, elle a fait des études de journalisme à Delhi et est revenue au pays où elle s'épanouit dans son métier tout en évitant de se marier à un homme qu'elle n'aime pas, mais à qui elle est promise depuis l'enfance, comme le veut la coutume.
Jusqu'au jour où les talibans débarquent, obligent Rukhsana à se dissimuler sous une burka, à se faire accompagner d'un chaperon pour ses sorties, puis à arrêter de travailler. Rukhsana s'enferme alors à la maison, s'occupe de sa mère malade et de son frère, en attendant un hypothétique départ pour les Etats-Unis, si son fiancé, désormais établi à l'étranger, lui envoie l'argent nécessaire au voyage. Il faudra payer un passeur, bien entendu. C'est ce que font beaucoup des ami.e.e et autres connaissances de Rukhsana, tout occupés à imaginer des moyens de quitter cette prison à ciel ouvert, où on n'hésite pas à tuer pour une cheville apparente ou un regard de travers. Toutes les distractions sont interdites. Les coups de fouet, les pendaisons en public n'épargnent personne ; la scène de l'exécution de l'ancien président Najibullah est horrible.
C'est alors que les talibans décident de redorer leur blason à l'international en faisant jouer à Kaboul un tournoi de cricket, un sport colonial autrefois interdit mais qui leur permettra de réintégrer le cercle des nations "civilisées". L'équipe gagnante ira s'entraîner à Karachi, apprend-on. Karachi, Pakistan, c'est-à-dire la perspective de la liberté et l'abandon de l'horrible grillage qui empêche les femmes de vivre, bien plus encore que le port de la barbe ne contraint les hommes. Rukhsana, qui a appris le cricket à l'université, car il y a des équipes de joueuses de cricket dans les universités indiennes, va avoir l'idée de monter une équipe familiale et d'organiser un exil groupé en gagnant le tournoi. Tous les cousins s'y mettent et seront solidaires jusqu'au bout. C'est parti pour une folle aventure, à jouer non seulement la balle de cricket, mais aussi l'intelligence et la malice face à la connerie des talibans. Et à risquer sa vie, car entre-temps, un de ces affreux est tombé amoureux de Rukhsana et veut l'enlever.

Un jour, heureusement, le Prince viendra. Pas le fiancé que Rukhsana n'aimait pas, non le Prince indien et hindou, beau comme un dieu, qu'elle aimait depuis le début. Ouf.

jeudi 28 janvier 2016

Charles Edward Perugini

Charles Edward Perugini
Charles Edward Perugini (1839-1918), Idle Moments, before 1885, oil on canvas


Une image qui appartient déjà à l'histoire.

Des moments de félicité que je ne vivrai plus.

samedi 26 décembre 2015

Anatomie d'un instant, Javier Cercas

Javier Cercas Anatomie d'un instantCe roman est long, très long, trop long, en même temps cette longueur est peut-être nécessaire. Car ce n'est pas un roman en réalité, mais une entreprise méticuleuse de décryptage d'un moment historique, le coup d'Etat du 23 février 1981 en Espagne. Tout part d'une série d'images vues et revues cent fois à la télévision, tellement rapidement. Ici, elles sont au contraire examinées une à une, au ralenti, décomposées, méthodiquement disséquées, par Cercas : des militaires entrent dans le congrès des députés, tirent en l'air, faisant se coucher au sol les parlementaires rassemblés, c'est au début au moins une prise de pouvoir spectaculaire, un coup sévère porté à la jeune démocratie.

Face aux balles et aux ordres secs des franquistes, seuls trois personnalités politiques ne se coucheront pas : le général Manuel Gutiérrez Mellado, vice-président du gouvernement ; Adolfo Suarez, le premier ministre en exercice ; et Santiago Carrillo, le leader du parti communiste. Cercas cherche à comprendre ce qui se joue à cet instant, en s'appuyant sur de nombreuses sources complémentaires, qui remontent l'histoire et la déroulent. La thèse du livre est que ces trois personnages n'ont rien à perdre. Entre 1975 et 1981, ils se sont convertis à la démocratie au point d'être méprisés, contestés, quasi-exclus de leurs groupes d'origine (l'armée et les milieux dirigeants franquistes pour Mellado et Suarez, le PC pour Carrillo). Alors, perdu pour perdu, ils sont prêts à mourir :
"les trois hommes qui avaient assumé le poids de la Transition, les trois hommes qui avaient misé plus que quiconque sur la démocratie, les trois hommes qui avaient le plus à perdre si la démocratie était détruite - furent précisément les trois seuls hommes politiques présents au Congrès qui se montrèrent près à risquer leur vie face aux putschistes." 
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, p. 308
Le livre est à la fois trop descriptif, toujours à la limite de l'ennuyeux, et fulgurant. A certains moments en effet, l'action s'emballe, on est soudain tiré de l'ennui pour saisir quelque chose d'essentiel, à savoir que jamais l'histoire n'est écrite d'avance. Ainsi de ce bref instant où un des dirigeants madrilènes de l'armée comprend que le roi ne soutient pas le coup d'Etat. Qu'il s'agit donc de faire machine arrière, moins d'une demi-heure après avoir décidé de lancer le régiment espagnol le plus prestigieux, la Brunete, sur Madrid. Le même instant où le secrétaire du roi, Sabino Fernandez Campo, comprend qu'il ne doit pas laisser venir le général Armada au palais de la Zarzuela, sinon le roi sera immanquablement associé au coup d'Etat.
Le moment donc où des dirigeants, des militaires ex-franquistes censés être favorables au coup d'Etat, comme Fernandez Campo ou Juste, déjouent le coup d'Etat.
"Ils ont convaincu Juste de lancer ses troupes sur Madrid en arguant du fait que l'opération avait été ordonnée par Milans, qu'elle avait le soutien du roi et qu'elle était pilotée par Armada depuis la Zarzuela ; Torres Rojas et San Martin surveillent ce que Juste dit à Fernandez Campo au téléphone et leur conversation coule avec difficulté, sinueuse et remplie de sous-entendus, jusqu'à ce que le chef de la Brunete fasse allusion au nom d'Armada et, soudain, tout lui semble faire sens : Juste demande à Fernandez Campo si Armada se trouve à la  Zarzuela et Fernandez Campo répond que non ; Juste lui demande ensuite si l'on attend Armada à la  Zarzuela et Fernandez Campo répond de nouveau que non ; puis Juste dit : Ah. Cela change tout.
C'est ainsi que commence le contre-coup d'Etat".
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, p. 186
Ainsi aussi de la description de la métamorphose de Suarez en démocrate, Suarez qui improvise constamment, Suarez dépassé par les événements et complètement déterminé à la fois.
"Ce fut sa manière de procéder pendant les onze mois que dura sont premier gouvernement : il prenait une décision inhabituelle et, alors que le pays essayait encore de l'assimiler, il en prenait une autre plus inhabituelle, puis une autre encore plus inhabituelle et puis une autre ; il improvisait constamment ; il entraînait les événements, mais se laissait aussi entraîner par eux ; il ne laissait pas aux autres le temps de réagir, ni de comploter contre lui, ni de prendre la mesure de l'écart entre ce qu'il faisait et ce qu'il disait, il ne laissait pas même le temps aux autres de s'étonner, pas plus qu'il ne s'en laissait à lui-même : la seule chose que pouvaient faire ses adversaires était peu ou prou de demeurer dans l'expectative, d'essayer de comprendre ce qu'il faisait et de tenter de ne pas rester en rade."
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, p. 420-421
Suarez vilipendé, Suarez haï des franquistes comme de la gauche, Suarez le premier ministre de transition dont tout le monde, même le roi, veut le départ en 1981, ce même Suarez finira par lutter pour la démocratie, le système politique qu'il a fait, qui l'a fait et le défera.

L'histoire n'est jamais écrite d'avance, voilà.