Au moment où ma mère chancelle et où je suis impuissante à la retenir, je pense au Livre de ma mère d'Albert Cohen. Ces phrases du début, qui m'ont tant accompagnée autrefois, que j'ai copiées et recopiées, qui résument peut-être toute ma vie : "chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n'est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots".
La déclaration d'amour et de regret de Cohen à sa mère tant aimée, mise à distance parfois parce que comme toutes les mères, c'est à la fois la plus tendre des chattes et la plus insatiable des mantes religieuses, cette déclaration d'amour et de regret m'avait touchée, quand j'avais peut-être 18 ans. Mais je ne me rendais pas compte, je ne pensais qu'à celui qui m'avait recommandé ce livre et qui avait approximativement l'âge que j'ai aujourd'hui. Et qui avait perdu sa mère. Aujourd'hui, je comprends mieux, davantage, plus profondément. Et je sais que je comprendrai encore mieux un jour, après le grand départ, quand il ne restera plus rien, quand je ne pourrai plus lire ce livre ou n'en aurai plus besoin.
"O mon temps passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants, vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica, papillon du gaz dans la cuisine, sirop d'orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j'allais faire mon petit voyage dans la lune avec mon mon ami un écureuil. O mon enfance, gelées de coings, bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche, convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à dentelures, dindes de Noël, fables de la Fontaine idiotement récitées debout sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales, genoux écorchés et j'arrachais la croûte toujours trop tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre auquel elle me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l'avance, cahiers neufs de la rentrée, sac d'école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes sergent-major, plumes baïonnette de Blanzy Poure, goûters de pain et de chocolat, noyaux d'abricots thésaurisés, boîtes à herboriser, billes d'agate, chansons de Maman, leçons qu'elle me faisait repasser le matin, heures passées à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs, gâteaux de Maman, sourires de Maman, ô tout ce que je n'aurai plus, ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons. Les rives s'éloignent. Ma mort approche".
Albert Cohen, Le livre de ma mère, Folio, p. 55-56
"Avec les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler un peu. Avec ma mère, je n'avais qu'à être ce que j'étais, avec mes angoisses, mes pauvres faiblesses, mes misères du corps et de l'âme. Elle ne n'aimait pas moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil".