Depuis une semaine ou deux, j'ai envie de rouvrir la boutique pour râler contre le livre de Céline Curiol, Un quinze août à Paris. Histoire d'une dépression. A mon sens, il s'agit d'une pâle imitation francophone de l'essai anglophone de Siri Hustvedt, La femme qui tremble, que déjà je trouvais très surfait. Alors quand on me sert deux variantes d'un mets déjà très surfait, je me sens comme écoeurée, surtout après les agapes de fin d'année, sans parler des conneries post-beuveries qui accompagnent.
Céline Curiol utilise les mêmes procédés que Siri Hustvedt, bien que dans une recette à la sauce parisienne plutôt que new-yorkaise : une pincée de récit autobiographique et des kilos de citations délayées dans des litres de fiches de lecture. Cela donne une construction bancale qui camoufle surtout ce qui me semble un genre de copier-coller chronologique... A la fin, elle a un certain toupet d'adresser des "Remerciements chaleureux à ceux qui ont rendu, à leur façon, ce texte possible : Paul A. et Siri H.". On rigole jaune (même s'ils se connaissent peut-être, étant tous publiés chez Actes Sud). Cela fait penser à Régine Deforges rendant hommage à Margaret Mitchell en ouverture de La bicyclette bleue, après avoir repompé la structure narrative d'Autant en emporte le vent.
Je n'ai pas aimé Un quinze août à Paris. Histoire d'une dépression. J'admets que ma déception est sans doute liée à des attentes démesurées dans la compréhension de la (ma) mélancolie. Je reconnais également que beaucoup des propos m'ont interpellée, intéressée, touchée, notamment quand l'auteure restitue sa vérité émotionnelle ; à travers la singularité de l'expérience s'exprime quelque chose qui la dépasse. Certains passages sonnent très juste :
""Etre comme les autres" était une idée à mesure variable, une combinaison commode que l'on pouvait enfiler à volonté quand un référent devenait nécessaire. Il était difficile de ne pas résister à une adhésion bornée à la norme mais être jugée "extravagante", "anormale" avait l'amertume d'une punition. Conserver un équilibre entre la constitution d'une individualité viable et ses possibilités d'évolution sociale n'était pas une entreprise facile". (p. 88).
"Je me blotissais contre l'idée que cela allait passer, mais cela ne passait pas, bien que cela ne puisse appartenir à ma destinée telle que je l'avais envisagée. Cela était pourtant de la même substance que moi. Il fallut une photographie pour me rendre compte que mon visage avait changé" (p. 93).
"J'étais comme ces personnages de dessin animé qui battent des bras avidement, dans l'espoir vain et instinctif de demeurer en suspension par leurs propres moyens, de réchapper en la dénigrant à la force de gravité, alors que le bord du précipice a déjà été franchi. Les limites étaient brouillées, trop perméables. La retenue n'opérait plus par réflexe, en amont et indépendamment de décisions conscientes, qu'il était de toute façon difficile d'appliquer. "Je ne pleurerai pas", me disais-je. Et quelques dizaines de secondes plus tard, j'éclatais en sanglots. Rien ne venait plus endiguer mes débordements émotionnels. Je pleurais chez l'analyste, je pleurais devant mes proches, lamentable fontaine. Je n'étais que réactions. Hors du temps, j'allais beaucoup trop vite. C'était la précipitation immobile. " (p. 136-137).
"Notre vie intérieure n'est peut-être que la résolution des défis successifs que nous lance notre imagination." (p. 181).
Longtemps après la lecture, la justesse reste mais n'annule pas l'agacement. Par exemple au début du livre, quand une série d'anaphores (pas sûr qu'il s'agisse du terme exact) fait savoir que les romanciers et autres intellectuels visitent en nombre et en profondeur la question de la dépression. Je comprends la démarche visant à "dépathologiser" la chose, à en montrer le caractère finalement peut-être pas si exceptionnel ou médical, mais l'assimilation d'un tas de termes et la répétition (de l'italique aussi) m'ont semblé peser des tonnes, et surtout risquer de trahir le propos unique de chacun de ces auteurs.
"Pour Fernando Pessoa, elle se nomme l'intranquillité" (p. 19).Qu'elle s'attaque à Russel Banks, dont l'écriture est si retenue et distanciée, m'a particulièrement énervée. (Il me semble aussi qu'à un moment le spleen baudelairien est cité, ce qui m'énerve presque autant).
"Pour Donald Winicott, elle est une réévaluation intérieure de l'être" (p. 22).
"Pour Marguerite Duras, elle se nomme la maladie de la mort" (p. 24).
"Pour Rainer Maria Rilke, elle se nomme l'existence en surnombre" (p. 31).
"Pour Russel Banks, elle se nomme la volonté agitée" (p. 34).
Et puis, les fiches et citations qui reprennent très sérieusement des recherches entreprises sur le sujet... Comme c'est ennuyeux et académique. Le livre pouvait être réduit de moitié, retaillé comme un diamant, le diamant de ce que la narratrice traverse au long de cet épisode où sa vie est en jeu, dans un espace tout à la fois hors de l'événement, de la géographie et de l'imagination. Quand elle perd jusqu'au goût de l'écriture et de la lecture, quand elle ne peut trouver à l'extérieur une consolation, quand aucun de ses stratagèmes patiemment forgés contre l'anxiété n'opère plus. Mais rien de tel, absolument rien, on se trouve face à un pavé indigeste dont il faut extraire la moëlle. Cela me met en colère, peut-être par un renvoi douloureux à mes propres manières de faire, d'écrire, de lire, d'échapper à la mélancolie...
Enfin, il me semble fou, et caractéristique d'une époque prompte au recyclage comme à l'imitation, que des citations et paraphrases puissent constituer le fondement d'une œuvre de création littéraire sans que personne n'y trouve à redire (mais je n'ai pas lu tous les compte-rendus concernant cet ouvrage). Par comparaison, Houellebecq qui a pourtant été très critiqué pour avoir recopié Wikipédia, apparaît bien timide dans La carte et le territoire.