mardi 6 mai 2014

Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil

Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l'ouest du soleilJ'achève la relecture de Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil d'Haruki Murakami. Je relis peu, mais ai été attirée par le rouge à lèvres de la couverture et l'angoisse d'avoir (déjà) tout oublié de cette histoire à peine deux ans plus tard. Et ce titre assez bizarre, allusion à l'hysteria siberiana, qui fait fuir les paysans sibériens vers l'ouest du soleil quand ils n'en peuvent plus de l'étendue plate et vide qui leur sert d'horizon.

C'est une histoire de passé qui revient. Hajime est un homme ordinaire. Réservé, plus complexe qu'il ne le paraît et pas complètement moral, comme il le constate lui-même dès le lycée, en faisant souffrir profondément autrui. Suivent 10 ans de solitude et de profond ennui. Hajime est correcteur dans une maison d'édition, s'acquittant mécaniquement de tâches sans intérêt ; et sans amour à l'horizon.
 "Telle fut la troisième étape de ma vie : ces douze années entre mon entrée à l'université et mes trente ans, je les passai dans la solitude, le silence et le désespoir. Ce furent des années glacées, au cours desquelles je ne rencontrai pratiquement personne qui me paraisse en accord avec mon cœur" (p. 55).
A 30 ans, Hajime rencontre Yukiko. Enfin, il est amoureux, se marie, fonde une famille, ouvre deux clubs de jazz grâce à de l'argent prêté par le père de Yukiko, un homme d'affaires. Tout semble aller pour le mieux, la vie comblée et plutôt facile d'un Japonais fortuné, même si parfois, le doute l'envahit :
 "il m'arrivait de penser : "On dirait que tout ceci n'est pas ma vie", comme si je suivais un destin préparé pour moi par un autre, dans un lieu que je n'avais pas choisi (...). Pourtant, dans l'ensemble, je menais une vie heureuse, dépourvue de la moindre insatisfaction" (p. 77).
Jusqu'à ce que le passé resurgisse. Un passé qui n'avait jamais vraiment quitté Hajime, Hajime qui n'oublie personne, surtout pas les femmes qu'il a aimées. Hajime retrouve donc, par le plus grand des hasards, son amie d'enfance, Shimamato-San. Shimamato-San est très belle et porte du rouge à lèvres bien rouge et des vêtements coûteux. C'est bien plus qu'une amie, son doux secret, celle à qui il n'a jamais cessé de penser depuis ses 12 ans, à qui il ouvrait son cœur et peut l'ouvrir à nouveau. Leur relation est tout en subtilité, en non dits, platonique et pourtant envahie de désir, rythmée par les longues absences de la si mystérieuse Shimamato-San. Hajime est perturbé, il dort près de sa femme en pensant à une autre.
"Mon travail me passionnait et me rapportait des revenus confortables. Nous avions un appartement de quatre pièces à Aoyama, une petite maison dans la campagne à Hakone, une BMW et une Jeep Cherokee. Nous formions une famille unie. Ma femme et moi adorions nos filles. Que demander de plus à la vie ? (...) Ma vie familiale était parfaite. Je ne pouvais imaginer existence plus agréable que celle-là. Pourtant, depuis que  Shimamato-San avait disparu, j'avais l'impression de vivre sur la lune, privé d'oxygène. Sans Shimamato-San, je n'avais plus un seul lieu au monde où ouvrir mon cœur. (...). Ce serait bien si les souvenirs finissaient par s'user à force de les voir et de les revoir, me disais-je. Mais celui-là ne s'effaçait pas, loin de là." (p. 163-164).
Il faudra attendre la fin du roman, poignante, pour que quelques petites choses, très partielles, soient dites entre Hajime et Shimamato-San. On en reste aussi secoué et pantelant qu'Hajime, aussi amoureux et désespérément prisonnier. Prisonnier par exemple de l'argent, l'argent n'est pas innocent dans l'histoire. Prisonnier peut-être du fantasme, car Shimamato-San est iréelle. Et on reprend comme lui le cours de sa vie, dans la maison lézardée, le doute et la peur au ventre de ne pouvoir résister si cela recommençait.

J'en ai eu les larmes aux yeux tellement c'était juste. C'est un roman touchant mais qui ne cède jamais à la facilité de l'étalage émotionnel. La culpabilité lui est étrangère, il s'agit de décrire précisément des faits et des sentiments (les sentiments se nourrissant aussi des faits). Peut-être n'étais-je pas dans les dispositions d'esprit me permettant de goûter sa poésie réaliste, la première fois ; trop d'identification tue le plaisir de lire.

dimanche 27 avril 2014

A la recherche du lecteur perdu

A la recherche du lecteur perdu
« Pour lire, il faut pouvoir se couper d'une réalité afin de pénétrer une autre. Or, on rentre chez soi le soir avec des mails auxquels il faut répondre, des textos… L'homme moderne est en permanence en lien avec les autres. Les gens sont saturés d'information, ils n'ont plus d'espace intérieur pour désirer. »

Marie-Rose Guarnieri, libraire, citée par Laurent Carpentier, Le Monde, 25 avril 2014


Je suis donc un homme moderne.  Oui. Parfaitement.

mercredi 23 avril 2014

Sac


sacJ'ai fait des dizaines de rêves de sacs. Je voudrais les avoir tous consignés, m'en souvenir, les comprendre. Mais ils se dérobent tandis que le signifiant sac remonte impertubablement de mon inconscient. Il en reste des traces dans de vieilles notes éparses. Parfois, c'est un bagage, un cabas, le plus souvent un sac à main... des histoires de vols, de voyages, de peurs...

14 septembre 1998__ Rêve : je suis dans un grand hôtel.  Par inadvertance, je prends un sac de voyage qui n'est pas à moi. Quand je m'en aperçois, je décide de garder ce très beau sac. Je commets un vol. Comme je suis avec ma fille, je ne suis pas découverte comme auteure du vol. Conclusion : c'est mon bébé (ou le fait d'être mère) qui me disculpe d'un vol que j'ai commis.

14 septembre 1998__  Connexion avec un autre rêve que j'ai fait, à un autre moment de mon analyse : je possédais un très beau sac à main. Je rendais visite à mon père. Il "rangeait" (cachait) mon sac et ne voulait pas me le rendre, voulait me l'échanger contre un morceau de viande rouge que je ne voulais pas.

24 mai 2006 __ Rêve : je suis heureuse et amoureuse, je vais rejoindre Curedan. Je dois prendre le train, mais je n'arrive pas à trouver le chemin de la gare. Finalement, j'y arrive, l'horloge indique que le train est sur le point de partir, je cherche le quai, me dépêche. Et puis je réalise que j'ai oublié ma valise, j'hésite, je ne peux pas partir et pourtant je veux partir, il me manque. J'ai peur. Je me réveille.

Il y a deux ou trois nuits, je me promenais, sac à main habituel sous le bras, dans une ville méditerranéenne, espagnole ou italienne. C'était l'après-midi, par beau temps, un soleil éclatant. La pierre orangée des bâtiments anciens me faisait de l'œil.
En levant les yeux pour admirer une de ces façades lumineuses, j'apercevais un collègue,  quinquagénaire séduisant, posté en haut d'un muret ; nous devisions gaiement jusqu'à ce qu'il dise: "viens, grimpe ici, on sera mieux pour bavarder". Alors, j'escaladais le muret, laissant le sac trop lourd au sol, sans m'en préoccuper... Un oubli involontaire dans l'insouciance du moment ? Ou volontaire, laisser derrière soi ce qui pèse ? Pourquoi le choix de l'ascension proposée par un autre plutôt que de continuer mon propre chemin ? La conversation continuait, la recherche, la lutte, la politique ; jusqu'à ce que je me rende compte qu'à mes pieds, bien rangés, bien protégés, se trouvaient ses sacs à lui, l'universitaire soigneux aux deux sacs alignés, prêt à partir, on ne sait jamais, deux précautions valent mieux qu'une, les mandarins le savent.

Alors, dans la panique, je me souvenais du mien, de sac, toute ma vie dedans. Mes clés. Mon ordinateur. Les photos de mes enfants.  Les papiers d'identité qui me permettraient de quitter la ville.  M'y sentais soudain extrêmement attachée, à mon vieux sac rempli de toutes mes affaires si précieuses. Je me précipitais au bas des escaliers devant nous, refaisais le tour du bâtiment, constatais l'emplacement vide  au pied du muret, ne voulait pas qu'il en soit ainsi. Puis, dans un coup d'œil circulaire, j'apercevais le sac s'éloigner dans les bras d'un vieil homme, l'allure pauvre, les cheveux blancs, le regard triste ; j'allais vers lui et violemment reprenais mon bien (probablement en criant). En me sentant gênée et coupable. Effrayée. Demi-sommeil. Me conduire ainsi, de façon barbare, pour rien, une conversation au soleil et l'incapacité à prendre des précautions minimales en présence d'un intellectuel séduisant. Goût de cendres. Réveil.

lundi 14 avril 2014

Origami

origami
Lecture des mails du jour, surprise : une amie ressurgit. Elle pensait à moi, m'a cherchée sur internet, internet ce mouchard qui livre sans broncher CV, centres d'intérêt, photos, même ma voix qui résonne dans son appartement à 1000km de là. Ah bon. C'est de ma faute, aussi, c'est moi qui nourrit la bête virtuelle.


Il faut croire que cela ne suffisait pas, ces traces digitales officielles. Alors, elle m'a écrit. Un mot, deux, trois, savoir ce que je deviens, ce que je lis. Comme autrefois. Autrefois au lycée. Autrefois quand je pensais que toute notre vie nous serions amies. Un peu comme les amours : éternelles, pensais-je à l'époque lointaine du papier à lettres noirci, du choix des mots avant d'écrire, raturer ça fait des pâtés. L'âge des absolus, l'âge des certitudes. Des timbres, des enveloppes et de l'attente.


La lectrice lit l'amie très chère de l'âge des absolus et des certitudes à  l'âge de la maturité et des illusions perdues. Les illusions perdues sont le poison qui freine le torrent de l'affection bouillonnante du temps des certitudes. L'amie est revenue. Pourquoi. On l'a interrogée sur ses amis alors elle s'est tout à coup souvenue de moi. Ah tiens. Ou bien elle avait besoin de stimulation intellectuelle, références bibliographiques, questions-réponses existentielles, mes domaines d'expertise depuis les années lycée. Voilà ce que cyniquement, je pense. Est-ce qu'elle s'envolera à nouveau, oiseau de papier, origami bientôt réduit en copeaux. Est-ce que ça me blessera, l'essentiel en fait est là. Je raisonne pour ne pas m'emballer, ne m'engage pas trop.


Pourtant je ne peux pas m'empêcher de raconter, lui raconter très vite et beaucoup et intimement. C'est ainsi, c'est mon amie, mon amie aimée et envolée, perdue et revenue. Oiseau de papier. Mon cœur se gonfle de joie de te retrouver, je n'y peux rien à cette joie qui est encore là le lendemain et les jours suivant. Mais je sais maintenant que les amis, c'est comme les amours, ça va, ça vient. Plus de nouvelles, ça arrive. On souffre un peu, beaucoup, un jour, deux jours ou bien au-delà, on n'en meurt pas, on continue. Au bout du compte, rester disponible, ne pas se laisser envahir par la méfiance ou la déception, sentir intacte l'envie d'aller vers autrui malgré la lucidité.