J'achève la relecture de Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil d'Haruki Murakami. Je relis peu, mais ai été attirée par le rouge à lèvres de la couverture et l'angoisse d'avoir (déjà) tout oublié de cette histoire à peine deux ans plus tard. Et ce titre assez bizarre, allusion à l'hysteria siberiana, qui fait fuir les paysans sibériens vers l'ouest du soleil quand ils n'en peuvent plus de l'étendue plate et vide qui leur sert d'horizon.
C'est une histoire de passé qui revient. Hajime est un homme ordinaire. Réservé, plus complexe qu'il ne le paraît et pas complètement moral, comme il le constate lui-même dès le lycée, en faisant souffrir profondément autrui. Suivent 10 ans de solitude et de profond ennui. Hajime est correcteur dans une maison d'édition, s'acquittant mécaniquement de tâches sans intérêt ; et sans amour à l'horizon.
"Telle fut la troisième étape de ma vie : ces douze années entre mon entrée à l'université et mes trente ans, je les passai dans la solitude, le silence et le désespoir. Ce furent des années glacées, au cours desquelles je ne rencontrai pratiquement personne qui me paraisse en accord avec mon cœur" (p. 55).
A 30 ans, Hajime rencontre Yukiko. Enfin, il est amoureux, se marie, fonde une famille, ouvre deux clubs de jazz grâce à de l'argent prêté par le père de Yukiko, un homme d'affaires. Tout semble aller pour le mieux, la vie comblée et plutôt facile d'un Japonais fortuné, même si parfois, le doute l'envahit :
"il m'arrivait de penser : "On dirait que tout ceci n'est pas ma vie", comme si je suivais un destin préparé pour moi par un autre, dans un lieu que je n'avais pas choisi (...). Pourtant, dans l'ensemble, je menais une vie heureuse, dépourvue de la moindre insatisfaction" (p. 77).Jusqu'à ce que le passé resurgisse. Un passé qui n'avait jamais vraiment quitté Hajime, Hajime qui n'oublie personne, surtout pas les femmes qu'il a aimées. Hajime retrouve donc, par le plus grand des hasards, son amie d'enfance, Shimamato-San. Shimamato-San est très belle et porte du rouge à lèvres bien rouge et des vêtements coûteux. C'est bien plus qu'une amie, son doux secret, celle à qui il n'a jamais cessé de penser depuis ses 12 ans, à qui il ouvrait son cœur et peut l'ouvrir à nouveau. Leur relation est tout en subtilité, en non dits, platonique et pourtant envahie de désir, rythmée par les longues absences de la si mystérieuse Shimamato-San. Hajime est perturbé, il dort près de sa femme en pensant à une autre.
"Mon travail me passionnait et me rapportait des revenus confortables. Nous avions un appartement de quatre pièces à Aoyama, une petite maison dans la campagne à Hakone, une BMW et une Jeep Cherokee. Nous formions une famille unie. Ma femme et moi adorions nos filles. Que demander de plus à la vie ? (...) Ma vie familiale était parfaite. Je ne pouvais imaginer existence plus agréable que celle-là. Pourtant, depuis que Shimamato-San avait disparu, j'avais l'impression de vivre sur la lune, privé d'oxygène. Sans Shimamato-San, je n'avais plus un seul lieu au monde où ouvrir mon cœur. (...). Ce serait bien si les souvenirs finissaient par s'user à force de les voir et de les revoir, me disais-je. Mais celui-là ne s'effaçait pas, loin de là." (p. 163-164).
Il faudra attendre la fin du roman, poignante, pour que quelques petites choses, très partielles, soient dites entre Hajime et Shimamato-San. On en reste aussi secoué et pantelant qu'Hajime, aussi amoureux et désespérément prisonnier. Prisonnier par exemple de l'argent, l'argent n'est pas innocent dans l'histoire. Prisonnier peut-être du fantasme, car Shimamato-San est iréelle. Et on reprend comme lui le cours de sa vie, dans la maison lézardée, le doute et la peur au ventre de ne pouvoir résister si cela recommençait.
J'en ai eu les larmes aux yeux tellement c'était juste. C'est un roman touchant mais qui ne cède jamais à la facilité de l'étalage émotionnel. La culpabilité lui est étrangère, il s'agit de décrire précisément des faits et des sentiments (les sentiments se nourrissant aussi des faits). Peut-être n'étais-je pas dans les dispositions d'esprit me permettant de goûter sa poésie réaliste, la première fois ; trop d'identification tue le plaisir de lire.