Il paraît qu'un proverbe africain énonce qu'un
vieillard qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle. Ce serait étonnant
qu'il s'agît d'un proverbe africain où les cultures traditionnelles relèvent
plutôt de l'oralité ; l'indétermination de l'origine plaide plutôt
pour une invention européenne (coloniale ?). Mais là n'est pas l'essentiel.
Mon voisin de 88 ans se meurt. Une bibliothèque brûle.
Plusieurs fois, il m'a raconté ses souvenirs de famille et de guerre mais il
n'a jamais voulu que je l'enregistre, que je l'écrive. Encore il y a une quinzaine, juste avant
qu'on ne l'hospitalise, je tentais ma chance : "allez, je vais
chercher mon magnétophone". Et lui : "non, on se mettra sur la
terrasse, cet été, je répondrai à toutes vos questions,
mais m'enregistrer, pour quoi faire ? Ou alors il faudra payer cher, hein
!" Il rigolait, moi aussi. Je n'allais pas dire : c'est pour
réécouter toutes vos histoires quand vous serez mort, nous en souvenir, c'est
pour la mémoire, pour votre voix, votre accent, pour ne pas oublier. Manque de
courage, pas envie de briser la complicité d'un moment de chaleur dans sa
cuisine, je me suis tue. Et c'est ici que je dépose les
dernières traces.
Paul est né en 1925, en Moselle. A 17 ans, il
travaillait déjà à la Poste. On était en 1942. Deux ans plus tôt, les
Allemands étaient revenus. On les connaissait bien, dans la région, les
Allemands. La grand-mère de Paul était née française en 1860. En 1870, après la défaite de Sedan et l'annexion, elle
avait dû devenir allemande ; heureusement qu'elle parlait le patois mosellan,
qui lui permettait de se faire comprendre et d'être comprise des
administrations. Tout avait été germanisé, l'école, les boutiques, les services
publics. En 1918, une génération plus tard, ses petits-enfants avaient pu grandir
Français, parler français, ils aimaient la France, des patriotes.
Et puis, 1939 était arrivé. Une catastrophe pour
l'Alsace-Moselle, qu'on appelait alors Alsace-Lorraine. Pensez donc, expliquait Paul, se planquer derrière la ligne Maginot, opter pour l'infanterie alors que les Allemands avaient depuis plusieurs années une technique en laquelle les Français ne croyaient pas : les chars groupés. Ils en avaient acquis des centaines pour tout écraser sur leur passage. Résultat, en 1940, nouvelle annexion,
germanisation accélérée et totale. Les noms des rues changés, tout Metz qui se
prononce MeTTz, à l'allemande (voilà pourquoi les locaux le
prononcent "MeSS" maintenant). Les maîtresses d'école
françaises remplacées du jour au lendemain par des équivalents
d'Outre-Rhin. Les Français d'hier obligés aujourd'hui de saluer à
l'entrée des services publics par un "Heil, Hitler". Paul avait
compris très vite que son chef était un collabo, il disait toujours :
"vous savez, la police, les gendarmes, c'étaient des Français. A
Oradour-sur-Glane, c'était des Français aussi !"
En 1942, Paul avait 17 ans. Il menait sa vie d'employé
des postes. Il parlait allemand suffisamment, grâce au patois mosellan. Un
jour, un courrier était arrivé à la maison. C'est son père, qui lui avait
annoncé, assis à la table de la cuisine, au retour de Paul du travail. Il pleurait. Paul aussi pleurait quand il racontait cette histoire. Il
devait partir, pris par les Allemands, incorporé de force dans la Wehrmacht. C'était ça ou la
famille serait arrêtée, emmenée loin, allez savoir. Alors, Paul était
parti, du haut de ses 17 ans. S'en était suivi tout un périple à travers
l'Europe, des combats en Grèce et en Yougoslavie, aux côtés des Oustachis, contre les
partisans de Tito. Il disait qu'il avait eu de la chance, de n'être pas envoyé
sur le front russe, tant de camarades n'étaient pas revenus de Stalingrad. Car
on envoyait les Lorrains à Stalingrad, on se méfiait des Lorrains dans la
Werhmacht, traîtres au Reich, voilà comment ils étaient perçus. Paul qui
comprenait l'allemand l'avait souvent entendu.
Paul par miracle avait survécu. Il disait qu'il avait
été obligé de tuer, apprendre à tirer au fusil, c'était lui ou moi, vous savez. Il savait comme en tant de guerre, les hommes deviennent des bêtes, des barbares. Il disait qu'ils n'apprennent rien du passé, les hommes, qu'ils sont capables de tout. Tant de fois, il avait dû
marcher à pied, passer d'un front à l'autre, voir des camarades mourir. A la
fin, au moment de l'armistice, après un passage au Danemark, il était aux Pays-Bas quand l'armée canadienne l'avait arrêté.
Avec d'autres, ce qui restait de la Wehrmacht, de la SS. Un coup de chance, si ça avait été des Français, ils l'auraient peut-être tué. Il avait mis
plusieurs mois avant de pouvoir revenir chez lui, en Moselle.
Il était maigre, sale, une barbe longue. On était en 1945. De retour chez lui, son chien lui avait léché les mains, ça avait été le seul à le reconnaître tellement il avait changé. Le vieux père le croyait mort. Il avait pleuré quand
enfin il avait compris qui il avait devant lui. Et Paul, à 88 ans,
pleurait encore en racontant cette histoire.
Ensuite, dans l'après-guerre, pendant des années, les
humiliations d'être un traître à la France, combattant sous l'uniforme allemand.
Devoir demander à être réintégré dans la nation française, prouver ses
origines, même la grand-mère qui en était à sa cinquième nationalité
depuis 1860. Devoir supporter ce qu'on disait des "Boches", des "casques à pointe" car c'est comme ça que souvent on appelait les Mosellans,
surtout les Français de l'Intérieur qui attendaient bien
tranquillement à l'arrière que ça se passe. Ca avait été dur, mais Paul était vivant, chez lui. Dans les années 80 seulement, on avait commencé à évoquer et reconnaître la souffrance des "malgré-nous".
Il a vécu une vie tranquille. Il est retourné à
la Poste, devenu facteur. La paix, enfin. Il a su passer outre l'amertume, il était
profondément bon et profondément optimiste. Pacifique, toujours. Toute la rue le
connaissait, c'était convivial entre voisins, surtout tant qu'elle est restée
une impasse dans laquelle on pouvait installer tables et chaises. Bien sûr
qu'il râlait contre la jeunesse et disait qu'il y avait des coups de trique qui
se perdent, surtout ces dernières années. Il racontait pour nous faire
peur les maisons de correction de son enfance, là où on envoyait ceux qui ne
marchaient pas droit. Il était partisan de méthodes musclées en matière
éducative... Mais je ne l'ai jamais vu agressif ou méchant. Toujours le
sourire. Toujours un Saint-Nicolas en chocolat pour les enfants le 6
décembre, toujours à rigoler quand il nous rapportait un ballon
malencontreusement jeté dans sa cour, il faut bien qu'ils s'amusent ces gamins,
comme il disait. Quant il était petit, il avait eu un ballon en tissu avec
lequel il avait beaucoup joué, ceci explique peut-être cela. Et une orange à
Noël, ça suffisait.
Merci, Paul, pour ces années de voisinage et de
jardinage, d'amitié. Merci pour la leçon de vie.
Maintenant on est 5 jours après, le 19 février et le téléphone a sonné. Paul est mort. Le cœur même très grand et très résistant a fini par lâcher sous la morphine. Au revoir, Paul, je vous embrasse bien fort.
Maintenant on est 11 jours après, le 25 février. Paul est enterré. Il a voulu sur son cercueil le drapeau européen, à côté du français, de la bannière "honneur et patrie". Il voulait la paix, Paul, c'était son message de départ. A l'église, on nous a lu une partie de sa lettre d'adieux qui disait : "j'ai rangé mes espoirs dans un tiroir et j'ai perdu la clé". Et plus loin, "au revoir, dans un monde d'amour et de paix".