mardi 28 janvier 2014

Vénus Beauté Institut

Venus Beauté Institut
Vénus est amoureuse. C'est un peu le printemps avant l'heure, au Vénus Beauté Institut. Elle est toute souriante, on rigole comme toujours et même un peu plus. Elle est vraiment jolie aujourd'hui, l'élégance habituelle avec quelque chose de différent. Alors je demande, toute curiosité : "qu'est-ce que je vous souhaite, pour 2014 ?" Et elle, le regard bleu azur planté dans le mien, qui s'embue : "d'y voir clair".  Ah, je devine, il est revenu ? Oui, c'est ça, il est revenu, après des mois d'absence, comme à chaque fois. Un sale type ou l'homme idéal, on ne sait pas trop.

Dans ma tête, je chante.

Dis, quand reviendras-tu ?
Dis, au moins le sais-tu
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus

Vénus est heureuse, amoureuse et jolie. L'amant est revenu, au diable le mari. Pas facile, quand même. Elle raconte comment il l'a retrouvée contre vents et marées, comme il l'aime toujours et elle aussi, elle raconte un peu gênée, un kleenex écrasé sans fin dans la main droite. Elle en fait une boule antistress, de son mouchoir, intérieurement je plains ce pauvre mouchoir écrasé avant d'être haché menu en miettes blanches minuscules. Quand elle était malheureuse, à l'automne, de l'avoir quittée, elle martyrisait déjà ce pauvre mouchoir, ou un de ses semblables. Comme je compatis. Comme elle est prise là-dedans, telle la mouche dans une toile d'araignée. Ma chère Vénus. Je lui dis de vivre, vivre et penser à elle ; elle sourit, elle s'émeut, dit oui d'une petite voix. Ajoute : vous savez, je lui ai posé mes conditions. Elle et moi, on sait que ce n'est pas tout à fait vrai, il est toujours plus fort, l'amour c'est comme ça, que voulez-vous, on ne pose pas de conditions. Je voudrais tellement pouvoir la protéger.


Comme si c'était possible. On n'apprend rien ni de soi ni des autres.


Ca finit toujours pareil.


Je tangue, je chavire, et comme la rengaine,
Je vais, je viens, je vire, je me tourne, je me traîne,
Ton image me hante, je te parle tout bas,
Et j´ai le mal d´amour, et j´ai le mal de toi

Ce que je préfère chez Barbara c'est après :


Je reprendrai la route, le monde m'émerveille
J'irai me réchauffer à un autre soleil
Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin
Je n'ai pas la vertu des femmes de marins


C'est tellement vrai.

dimanche 19 janvier 2014

Lire le chrono

chrono
Courir. Mettre les baskets, le chrono autour du cou, partir, même s'il fait froid ce matin. Allez, courage, ça va me faire du bien. La rue, le monsieur avec son chien, qu'est-ce qu'il a à s'approcher comme ça, pourvu qu'il ne me bouffe pas.  Faire comme si je ne l'avais pas vu. Ca y est, je suis au parc, en même pas 2 minutes. Des gens bêchent leur jardin, me regardent passer, je leur souris. Je foule le chemin du parc, tranquillement, passe le virage, rejoins la sortie latérale. Entendre mon souffle, souffler. L'inspiration, c'est automatique. Souffler, expirer par contre, ça compte, surtout au début, quand on n'a pas le rythme. Pas envie d'avoir un point de côté, alors je surveille.
Sortir du parc, tourner à droite, croiser des promeneuses, ne pas se laisser déconcentrer, souffler. Devant l'école, personne, c'est dimanche. Des oiseaux dans le ciel. Je me demande quand les oiseaux migrateurs passeront à nouveau, c'était tellement beau de les voir, de les entendre aussi, à l'automne. Comme c'est calme, ce matin. Les jeux d'enfants aussi sont désertés, il fait froid, et si je m'inscrivais à un cours de yoga à la MJC ? Venus m'a dit que c'était bien, mais je me connais, je ne prendrai pas le temps. Y aller, pourquoi pas, mais quand, plus de trou dans mon planning, je ne vais pas encore me rajouter des trucs. Je pense soudain à toi, tu me manques. Je passe le passage pour piétons, attaque la montée. Ca fait mal aux jambes. C'est toujours là que c'est le plus difficile, un peu de fatigue, de lassitude.  Les cuisses lourdes. Je pense à toi. Quand je suis lasse souvent je pense à toi. Quand je cours souvent je pense à toi. Après je pense au boulot, j'ai des trucs à finir, tenir le rythme. Puis je pense que j'ai envie de lentilles, en rentrant je cuisinerai des lentilles du Puy. Je vais peut-être m'arrêter, là, j'en peux plus, j'ai chaud, je suis en nage... et puis non, quoi, allez, t'es bien partie... Déjà 12 minutes, lis-je sur le chrono. Continuer. Monter l'escalier. Et voilà la descente, ouf. Souffler. Continuer à courir. Courir. Je suis bien là, enfin. Elle est mignonne, cette petite maison à droite. Tous ces petits vieux, dans le quartier, ils doivent tous se connaître.
Traverser la route. Monter encore un peu, le sentir dans les jambes. Redescendre. Retrouver le bruit de la ville. A gauche, il y a un petit chemin. La semaine prochaine, je passerai par là. Ca fait combien de semaines que je me dis ça, déjà ? Il faut croire que j'aime bien mon itinéraire habituel. J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit, je me demande pourquoi j'enchaîne ces rêves où on me rejette. La semaine dernière, je n'étais pas sélectionnée pour un projet ; cette fois, j'entendais des collègues évoquer ma vacuité. Sans compter toutes les fois où je me réveille parce que je n'ai rien à dire devant un auditoire qui attend quelque chose de moi. J'ai l'impression d'avoir le moral mais ça ne va peut-être pas si bien que ça, je ne sais ce que l'inconscient cherche à me dire. Encore un chien, décidément c'est ma journée. Courir. Entendre mon souffle, mon cœur qui bat dans mes oreilles. Lire le chrono. J'en suis à combien de pulsations, il faudrait peut-être songer à acheter un cardiotensiomètre. Je ralentis devant la boutique. Tiens, la fleuriste a sorti de jolies primevères. Et des crocus. Et des jacinthes. Bientôt le printemps. Je suis bien contente qu'elle continue à présenter des choses dehors malgré l'écriteau qui indique qu'en raison de vols, la marchandise ne pourra plus être exposée à l'extérieur. Poursuivre, passer encore trois rues, le rond-point, l'église, revenir doucement vers la maison. En arrivant, je mettrai les lentilles à cuire et je prendrai un bain chaud et je m'enduirai de crème. 
 Lire le chrono, une dernière fois avant de l'arrêter. Pousser la porte. S'étirer. Se voir toute rouge et dégoulinante dans le miroir de l'entrée, mais ça ne fait rien, c'était bien.

mercredi 15 janvier 2014

Sorcière

J'aime les sorcières. Entrer dans un livre de sorcière. Jouer à en être une, se raconter qu'on jette des sorts, qu'on fait de la magie noire, bien noire. Se déguiser, se maquiller. Je possède aussi une marionnette-sorcière qui fait peur. Secrètement, ça m'amuse, même si je la cache quand des enfants arrivent, on n'est pas des sauvages.
 
Mais là, c'est chez les sauvages. On ne joue pas. On est en 1692. Maryse Condé reconstitue la vie d'une des sorcières de Salem, celle que l'histoire a oubliée, que même Arthur Miller (paraît-il) laisse de côté dans sa pièce, celle qui était noire, bien noire. Elle est née à La Barbade, sa mère a blessé un colon blanc qui allait la violer, alors elle a été pendue ; car une esclave ne doit pas blesser le maître, même si c'est lui l'agresseur. La petite fille a été recueillie par une sorcière, qui lui a transmis les savoirs ancestraux, les rituels, les prières, les sacrifices. La seule période heureuse de sa vie. Ensuite, l'amour - ou plutôt le désir, Maryse Condé appelle ça ouvrir les vannes du corps et libérer les eaux du plaisir - la rattrape. Il s'appelle John l'Indien, celui qui libère les eaux du plaisir. Et voilà Tituba embringuée par ce John l'Indien chez une maîtresse cruelle, puis vendue. Un destin terrible qui l'emmène de la Barbade au continent américain, jusqu'à Salem. La sorcière est ainsi prise dans la double logique meutrière de l'esclavage et du puritanisme américain. Elle survit, comme elle peut. Sa magie lui donne un peu de force, de rêve. Mais c'est aussi la magie, associée à sa couleur de peau, qui la conduit à un ostracisme radical de la part des rustres WASP de Salem et au procès. La prison est peut-être moins pire que sa vie de même pas bonne à tout faire des blancs.

Tituba pourtant essaie de vivre, de résister, de se souvenir de son enfance à La Barbade. Consolation des souvenirs d'enfance, mémoire d'insouciance. Et puis, la cuisine. Comme un réconfort, même dans l'infâme prison. Extrait :
"La nourriture la plus avariée est toujours trop bonne pour le prisonnier. Des carrioles amenaient dans la cour de la geôle des légumes dont l'odeur douceâtre ne laissait aucun doute sur la condition. Choux noirâtres, carottes verdâtres, patates douces bourgeonnant de mille verrues, épis de maïs charançonnés achetés moitié prix aux Indiens. Une fois la semaine, le jour du Sabbat, on offrait aux détenus la faveur d'un os de bœuf bouilli dans des litres d'eau et de quelques pommes séchées. Je préparais ces tristes aliments, retrouvant malgré moi le souvenir d'anciennes recettes. Cuisiner présente cet avantage que l'esprit demeure libre tandis que les mains s'affairent, pleines d'une créativité qui n'appartient qu'à elles et n'engage qu'elles. Je hachais toutes ces pourritures. Je les assaisonnais d'un brin de menthe poussé par hasard entre deux pierres. J'y ajoutais ce que j'avais pu tirer d'une botte d'oignons nauséabonds. J'excellais à confectionner des gâteaux qui bien qu'assez durs n'en étaient pas moins savoureux." (p. 185).

Et, plus bas, cette phrase sublime, tellement vraie :
"La mer, c'est elle qui m'a guérie". (p. 185). 
Maryse Condé a un style simple mais enlevé, elle parle le langage de la colonie, le langage de l'esclavage. Partageant cette langue, ainsi que les tribulations de la sorcière, on frémit plus qu'on espère. 
A la fin, Tituba finit par retourner à la Barbade mais on n'arrive pas à se réjouir parce que c'est encore le désespoir et la misère, là-bas. Il y a un épisode avec un Juif qui m'a particulièrement touchée, une petite douceur, qui m'en a rappellée d'autres avec un ami juif, autrefois. Pour le reste, j'ai eu honte d'être blanche, d'appartenir à ce monde qui a martyrisé les noirs pendant des siècles - et continue à le faire, plus discrètement désormais.
Un livre qui parle du colonialisme et des Juifs. En pleine affaire Dieudonné, drôle de coïncidence...

jeudi 2 janvier 2014

Confiteor

Confiteor, Jaume CabréConfiteor. Je confesse. J'avoue. Vous, Adrià Ardèvol i Bosch, héros de roman de Jaume Cabré, Espagnol pur sucre qui n'a jamais habité ailleurs que dans le quartier de l'Eixample de Barcelone, sauf pour quatre années d'études doctorales à Tübingen, je n'arrive pas à vous quitter. 771 pages et demie avec vous que j'ai fait durer autant que possible, deux semaines complètes, des heures de lecture et relecture, c'était bien, le meilleur livre que j'ai lu cette année. Bien plus qu'un livre, une lettre-confession, fleuve, à la mesure de votre destin, de notre destin d'Européens du XXème et XXIème siècles.

Pourtant, vous êtes un personnage assez odieux. Pas complètement odieux, mais isolé dans son monde, comme indifférent à ce qui vous entoure. C'est que vous portez une histoire lourde, un père prêtre défroqué, collectionneur fou de manuscrits et d'objets divers dont il a fait commerce, enrichi de manière louche par la spoliation de biens juifs ou le chantage auprès de nazis en fuite après la deuxième guerre mondiale. Un père assassiné et peut-être assassin. Une mère qui ne vous aimait pas. Des siècles aussi de barbarie en Espagne, les monastères, l'Inquisition, le franquisme, en Allemagne le nazisme. Tout cela pèse sur vos épaules, comme l'autorité de votre père, qui a fait de vous un savant multilingue et qui ne vous laissait jamais respirer. Comme celle de votre mère, qui vous rêvait en violoniste virtuose. Comme les convictions de votre unique amour, Sara, la femme juive qui veut réparer la Shoah, mais comment pourrait-elle, même en hurlant et suppliant de rendre aux juifs survivants ce qui leur a été volé dans les camps. Même en vous laissant derrière elle.
 
On ne sait pas trop où vous vous situez, vous, Adrià, dans tout ça. Dans votre appartement de l'Eixample. Au milieu de vos objets, le violon, les manuscrits inédits, les encyclopédies. Sans cesse, vous hésitez, même si vous devenez parfois un héros déterminé. Sans cesse, vous faites du mal, des petites bassesses, des lâchetés, parfois croyant bien faire, parfois seulement indifférent ou insensible. Pauvre Laura, pâle copie de Sara, que vous anéantissez à petit feu et sans même vous en rendre compte (Laura, c'est un peu moi). Plus on avance dans l'histoire, plus on comprend que vous êtes perdu même si vous parlez 13 langues et avez écrit trois livres majeurs en histoire de la pensée. 771 pages et demie de confession à l'automne de votre vie, 771 pages et demie d'émotion et de style. Quand vous vous êtes mis à mélanger les personnages et les époques,  Adrià Ardèvol-Jaume Cabré, je me suis dit : oui, le même malheur transcende les époques et les hommes. Quand vous avez répété certains passages, donnant l'impression qu'on a déjà lu ces paragraphes parce qu'effectivement on les a déjà lus, je me suis dit que vous étiez facétieux, Adrià-Jaume, à nous jouer des tours de mémoire, surtout après 300 et quelques pages, c'est pas déjà assez compliqué comme ça à suivre, votre histoire, qui pourtant avait commencé de façon tellement classique que je pensais que j'allais m'ennuyer.  Au fil du roman, la confusion mentale gagne le lecteur comme l'auteur et c'est ce qui fait qu'on pleure à la fin et qu'on ne sait plus où on en est. C'est ce qui fait qu'on aime Adrià Ardèvol. On devient Adrià et la maladie d'Alzheimer qui le consume et le tue et le rend en même temps enfin accessible, enfin dépouillé de ses défenses. L'esprit s'embrouille, fait tomber les faux-semblants patiemment érigés au cours d'une vie. Il faudrait parler de Bernat aussi, l'ami fidèle, le violoniste réussi et romancier raté, avec sa petitesse dans sa grandeur, ou bien est-ce l'inverse, la nature humaine n'est-ce pas. Tant de personnages. Tant d'Adrià. Un roman magnifique qui prend la forme d'une autobiographie, ou peut-être une autobiographie qui prend la forme du roman.
 
Toute notre petitesse et notre grandeur, c'est ça Adrià Ardèvol i Bosch. Confiteor.