samedi 23 novembre 2013

L'écume des jours

L'écume des jours


"Chloé sentait une force opaque dans son corps, dans son thorax, une présence opposée, elle ne savait comment lutter, elle toussait de temps en temps pour déplacer l'adversaire accroché à sa chair profonde. Il lui semblait qu'en respirant à fond elle se fut livrée vive à la rage terne de l'ennemi, à sa malignité insidieuse".
L'écume des jours, chapitre XXXIII

Il y aurait tant à dire et à écrire sur les livres de Boris Vian. Ceux de Vernon Sullivan sont mes préférés, dans leur cruelle crudité mêlée à la fantaisie.
Mais je n'ai pas le courage, je fais ma Chloé.  Non que nous ayons quoi que ce soit en commun. Surtout pas physiquement. Dans L'écume des jours, Chloé est jeune, fraîche, fine, elle a les yeux bleus, les cheveux bruns frisés et brillants. A jamais maintenant, pour beaucoup de gens, et pour moi aussi, Chloé c'est Audrey Tautou, à cause de ce film récent qui prétendait être une adaptation (n'importe quoi mais ça s'est imprimé et je ne me souviens plus comment j'imaginais Chloé avant). Rien de commun, quoi qu'il en soit. Chloé est jeune, je suis vieille. Elle est légère, je suis lourde. Elle est amusante, je suis grave. Etc.
Pourtant je fais ma Chloé. J'ai un nénuphar dans le cœur. Il me bouffe, provoque des palpitations, de gros soupirs. Je ne sais pas comment il est arrivé, je sais seulement qu'il est là depuis très longtemps. Bien installé. Depuis toujours. Parfois j'aime me raconter que c'est lié à des événements, mais non, c'est juste moi qui suis comme ça.  J'ai grandi avec ce nénuphar dans le cœur. J'ai du l'aspirer très jeune, peut-être petite fille, au bord de l'étang où je me promenais dans l'insouciance, regardant les grenouilles que pêcherait mon père pour le déjeuner. Le nénuphar fait rétrécir les murs et voir tout en noir. Quand j'étais petite et que tout devenait noir, je disais à mes parents : pourquoi vous ne m'avez jamais aimée, aimez-moi un peu, s'il vous plaît. Je croyais que l'amour des parents pouvait tuer le nénuphar, si seulement ils étaient un peu plus présents, si seulement ils ne laissaient pas autant le monde être effrayant. Ensuite, plus tard, j'ai espéré que l'amour d'un homme en viendrait à bout. Dans mon cœur il n'y avait plus que lui, plus de place pour le nénuphar alors. Mais, homme resté ou parti, quelques temps après je m'apercevais que le nénuphar était toujours là. Encore maintenant, l'illusion me reprend de temps en temps d'être guérie du nénuphar (surtout quand un rêve d'autrefois se manifeste et que j'espère un instant qu'il se réalise). Au cours d'une nuit d'insomnie, je me purifie, me remplit de bonheur, expulse enfin le nénuphar. Mais ce n'est qu'une illusion, au matin il revient. En psychanalyse, on l'appelle hystérie, faille narcissique, syndrôme d'abandon, c'est selon.
Il fait tout chanceler. Il assombrit l'univers. Il me rend triste et malade. Je fais ma Chloé. Je reste au lit en attendant que ça passe. Je lui donne des fleurs à respirer pour qu'il se calme un peu. Des roses, il aime les roses, c'est le temps que tu as perdu pour ta rose  qui fait ta rose si importante avait dit le renard au Petit prince. Moi c'est le temps que j'ai perdu à apprivoiser mon nénuphar qui le fait si important. Des années à le maîtriser, à essayer de penser à autre chose, moins tousser au moindre petit chagrin, moins appeler à l'aide, ne pas trop extérioriser, bien sûr que l'amour d'autrui ne peut rien, surtout ne pas (trop) ennuyer les amis avec ça, les amours non plus, seulement supporter le nénuphar. Arrêter de penser qu'il pourrait partir aussi, mon sein gauche est bien plus gros que le droit, ce n'est pas par hasard, c'est le nénuphar qui niche à l'intérieur, il pousse dans le cœur. Juste attendre, alors, qu'il se replie. Ne pas trop l'arroser avec des larmes, ça le fait grandir. Lire un peu, peut-être, pour le distraire.  Boire du thé, qui le ramollit. Regarder par la fenêtre l'oiseau grignoter des graines. Il va se calmer, bientôt, jusqu'à la prochaine fois. Je n'en mourrai pas, je ne suis pas Chloé, pas eu cette chance ou cette malchance.

mercredi 13 novembre 2013

Petit Prince

Petit Prince
Dans la vie, il y a toujours un moment où on revient au Petit Prince. A Saint-Ex. Saint-Ex, c'était le nom du collège et j'étais envieuse de ma copine qui habitait en face quand je devais me lever tôt et marcher une bonne demi-heure pour y arriver. C'est là que j'ai fumé ma première cigarette. Là que j'ai fait mon premier footing, sous la contrainte. Là que j'ai été invitée à ma première boum. J'aimais bien, Saint-Ex.

Saint-Ex surtout c'est Le Petit Prince, la rose, l'astéroïde B612, le businessman et l'abruti de roi qui ne connaît rien d'autre que les ordres.  Les dessins de chapeau, de boa ouvert ou fermé et d'éléphant. Les grandes personnes qui ne comprennent rien, il leur faut toujours des explications. L'allumeur de réverbère. Etc.
Dans la galerie des personnages du Petit Prince, j'aime particulièrement le renard. Je l'ai toujours aimé, pas seulement parce qu'on m'avait fait apprendre par cœur sa tirade à l'école primaire. J'aime son ton plaintif et résigné et son besoin d'être apprivoisé. Ses hésitations à voyager, quelque part où il n'y a pas de chasseurs ni de poules. Et sa sagesse. Finalement, il est bien là, dans son champ de blé qui ne lui rappelle rien, dans sa vie monotone, même s'il rêve parfois d'autre chose. Il y a toute une poésie du renard, dans ce champ de blé improbable. Ca va bien au-delà de cette phrase mièvre et trop rabâchée, on ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux.

Il a eu le temps de réfléchir à l'apprivoisement, le renard, à ce qui fait qu'un être devient unique au monde. A ce que signifie créer des liens. Les journées sont longues, quand tous les hommes se ressemblent et toutes les poules se ressemblent. Un peu comme dans la vie. Le Petit Prince, évidemment, il pense à sa rose, pourtant une belle pimbêche. Le renard, lui, est moins exigeant ; un ami survient, l'apprivoise et sa vie monotone s'éclaire. C'est une affaire de patience, prendre son temps, découvrir le prix du bonheur, comme il dit.

Je suis comme le renard. A propos de quelqu'un, il m'arrive de penser fort dans ma tête : si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Et ma vie  parfois s'ensoleille et alors je pense au renard et aux rites et que tout est différent quant on s'est apprivoisé. Il peut même soudain se mettre à faire beau quand le ciel juste avant était gris.

mercredi 30 octobre 2013

La lecture abandonnée

Valloton, La lecture abandonnée Aujourd'hui, je n'ai pas lu.
 
J'ai visité l'atelier. Des violons, des violoncelles, des archets, des morceaux de violes de gambe mélangés à des peintures et des gravures. Les violes de gambe sont fascinantes,  jamais identiques, parfois au sommet il y a une tête de lion. Quelque part à Paris se trouve une viole avec une belle tête de lion, pas n'importe quel lion, un beau lion bien sculpté, un lion en forme,  un lion prêt à rugir. Une viole peut-être oubliée dans un coin, allez savoir ce qu'ils en ont fait.
 
C'est une viole qui manque à son luthier. Il y tenait, le luthier, à son lion bien sculpté. Puis à Jacquemin, les gravures de Jacquemin, je préférais la première, elle était plus simple, plus belle, forte et douce. On est tombé d'accord.
 
Il est passé dans la pièce à côté, a essayé un violoncelle, le son était magnifique, ça vibrait, il a dit : je crois que c'est pas mal, comme ça.

En attendant, je feuilletais sur l'escalier un livre sur Valloton en pensant à son Verdun. Je suis tombée sur une femme pulpeuse, d'une collection privée à Montréal. Puis sur "la lecture abandonnée". Je ne savais pas que Valloton avait peint autant de nus, aussi sensuels. Des femmes qui ont vécu, aux seins lourds, aux ventres ronds. Quand je pense qu'étant jeune je préférais les nus torturés de Schiele,  la raideur géométrique et angoissée, j'étais bête. Il n'y a rien de plus beau que la courbe et la lascivité. L'abandon.

J'ai voulu payer mais je m'appuyais sur un violon, alors il a dit: "hey, touchez pas à mon Vasymarius!" On a ri. On a parlé des clients mauvais payeurs et mauvais loueurs, ils disparaissent mais ne meurent pas, on n'est pas dans un roman, c'est juste qu'ils ne veulent ni payer ni restituer les instruments. Ah bon, mais pourquoi donc. Après on est passés aux jardins, le temps change, il faut mettre les plantes à l'abri. Il a conclu, je vais travailler un peu, et vous, rentrez vos geraniums !

lundi 28 octobre 2013

Un été sans les hommes

Un été sans les hommesComme d'habitude chez Siri Hustvedt, Un été sans les hommes combine ce qui m'apparaît comme des propos plein de sagesse avec des platitudes absolues. Siri fait du puzzle, pour ne pas dire du copié-collé. Elle rend compte avec finesse de ce qui la travaille sur le plan personnel, ses relations, son travail, sa fille, mais elle se fourvoie souvent quand elle cherche à rattacher cela à des travaux plus ou moins savants, scientifiques, philosophiques, essayistes : on n'y croit plus, cela semble plaqué. En même temps, c'est pour ça que je l'aime bien, Siri, pour cela que je l'appelle Siri et pas Hustvedt. Parce que je la comprends, je me sens tellement comme elle, à lire et copier-coller des citations, des situations, des témoignages, qui me donnent l'illusion de domestiquer ce qui autrement ne serait qu'un torrent débridé d'angoisses, de confusions, de débordements hystériques, de rêves et de joies aussi. Elle vit dans l'illusion et avec la volonté de comprendre, Siri, comme moi. C'est une sensible qui cherche la rationalité, ça la rassure peut-être.
Contrairement à Paul Auster son mari, Siri n'utilise pas d'histoire bien huilée, de coïncidence, d'invraisemblable qui emporte dans une littérature extérieure à soi-même et tellement confortable. Pas du tout. Elle se plante devant vous et vous fait un discours sur ce qui l'occupe et la préoccupe, ses tremblements, le mari infidèle ou le vieillissement de sa mère et le sien. Brut de décoffrage, pas de fiction, de faux-semblant, des prises de parole directes, à mi-chemin entre une conversation et un cours (elle enseigne ou a enseigné).
 
Elle réfléchit à des trucs qui me parlent.

Elle dit ce que je n'arrive pas à formuler ou que je n'ose pas dire.

C'est pour ça que je l'aime bien, même si parfois elle m'ennuie.

Et puis, elle est belle, Siri, une Scandinave immense, avec des jambes d'1m50, paraît-il.

Extraits :

"Le caractère éphémère du sentiment humain est proprement risible. Les fluctuations de mes humeurs dans le courant d'une seule soirée me donnèrent l'impression d'avoir un caractère en chewing-gum. J'étais tombée dans les profondeurs déplaisantes de l'attendrissement sur soi-même, un terrain situé à peine au-dessus des basses terres plus hideuses encore du désespoir. Et puis, sotte facile à distraire que je suis, je m'étais, peu à peu, retrouvée en plein délire maternel, prenant un plaisir fou à faire danser et à cajoler le petit d'homme emprunté à la voisine. J'avais bien mangé, bu trop de vin et embrassé une jeune femme que je connaissais à peine. Bref, je m'étais splendidement amusée, et j'avais bien l'intention de recommencer." p. 75-76

"Le temps nous embrouille, ne trouvez-vous pas ? Les physiciens savent jouer avec mais, en ce qui nous concerne, il faut nous accommoder d'un présent fugace qui devient un passé incertain et, si confus que puisse être ce passé dans nos têtes, nous avançons toujours inexorablement vers une fin. En esprit, cependant, tant que nous sommes vivants et que nos cerveaux peuvent encore établir des connexions, il nous est possible de sauter de l'enfance à l'âge adulte, puis en sens inverse, et de dérober, dans l'époque de notre choix, un petit morceau savoureux ici, un autre plus amer, là. Rien ne peut jamais redevenir comme avant mais uniquement comme une incarnation ultérieure. Ce qui était autrefois l'avenir est maintenant dans le passé, mais le passé revient à présent à l'état de souvenir, il est ici et maintenant dans le temps de l'écriture. Une fois encore, je m'écris moi-même ailleurs. Rien n'empêche qu'il en soit ainsi, n'est-ce pas ?" p. 208-209.