Je me souviens de mon professeur de philosophie
au lycée qui disait détester corriger des copies. Il était très lent, rendait les corrections après
plusieurs semaines, levait les yeux au ciel quand nous lui réclamions nos
devoirs, l'air las. Le jour où il en avait fini avec son pensum, on le sentait
détendu, délivré, c'est le moment qu'il choisissait pour glisser un clin d'oeil
ou une blague quelconque. Je ne comprenais pas, quand moi je mettais tant
de coeur à écrire de belles dissertations. J'étais jeune et bête, il faut
dire.
Le temps a passé. Je suis moins jeune (moins
bête ? moins bardée de certitudes plutôt) et maintenant, je comprends
intimement cet ancien professeur de philosophie. Je ne l'ai jamais compris
aussi intimement que depuis que chaque semestre, je dois me prêter à l'exercice
de la correction de copies.
Je n'arrive pas à m'y mettre, repousse le moment, évite de regarder la pile sur mon bureau, m'invente mille activités urgentes, des problèmes à régler, des rendez-vous, des opérations essentielles, des conversations sans fin. Quand vraiment je n'ai plus le choix car la date-limite approche, que la pression monte, je m'y colle. C'est toujours à la dernière minute et je suis bien connue au secrétariat pour dépasser les délais, parce que non contente de commencer en retard, j'y passe beaucoup de temps. Trop. Une fois que je m'y suis mise, c'est plus fort que moi, la lectrice reprend le dessus. Elle s'acharne à disséquer, commenter, interroger l'argumentation ; comme si je recevais chacun des auteurs de ces copies en tête-à-tête. L'imagination travaille, autant que le stylo. Je me représente la personne qui a écrit la copie : la charmante jeune fille ou le caïd du fond de la classe ? Me demande si tel trait d'esprit était volontaire. Comment ça se fait que je n'ai pas entendu un tel lyrisme, ce semestre, à l'oral. 15 minutes, un devoir, 15 petites minutes pour juger de trois heures et même de trois mois de travail. Rarement plus, les heures s'enchaînent, il faut corriger, noter, valoriser, sanctionner. Les pauvres petits, je me dis parfois, qui suis-je pour les juger, c'est le hasard de la vie qui m'a placée là. Devant une copie blanche, je note "copie blanche : 0", ça me serre le coeur.
Quand j'en termine enfin avec mon pensum, fatiguée d'avoir lu des dizaines de versions du message initial, je me sens légère. C'est souvent le moment que je choisis pour glisser à ceux que je croise un clin d'oeil ou une blague quelconque. Ainsi va la vie, comme on disait au lycée... Je me souviens de mon professeur de philosophie, un esprit rebelle qui militait pour la suppression des notes et l'exigence d'une connaissance rigoureuse. Une autre époque.