Extrait :
"La mère traite les gens de moutons et se demande comment ils peuvent passer leur temps à faire la queue sans s'insurger, rester debout, passer de l'avant d'une file à l'arrière d'une autre, à la queue leu leu comme si c'était inéluctable, dociles et sans poser de questions. Bande de limaces !
La mère ne supporte pas cela. C'est pourquoi elle a tout bonnement quitté le pays, ce pays de moutons, ce pays de gens transformés en moutons. C'est pourquoi elle passe devant tout le monde et se fait rabrouer, mais elle continue, jusqu'à ce qu'elle soit obligée de capituler et de faire la queue. Pendant ce temps, Anna regarde les gens, les dents en or et les jambes poilues des femmes russes sous les robes en chintz. Une fois, Anna a vu une femme aux jambes minces avec une jupe archicourte et des sandales dont les talons hauts étaient métalliques et dont le pas était aussi féminin que possible. Cette dame portait un chemisier à jabot blanc et un petit sac à l'épaule, mais elle avait les jambes poilues et les cuisses encore plus. Anna n'avait jamais vu une femme avec des cuisses et des genoux aussi poilus. Comme la toison d'une poitrine d'homme, mais qui tapisse une cuisse de femme."
Sofi Oksanen, Les vaches de Staline, Paris, Poche, p. 95-96
Sofi Oksanen donne à voir les troubles du comportement alimentaire d'Anna comme le symptôme d'histoires non dites. Celle d'une famille déportée par Staline pendant la deuxième guerre mondiale. Celle d'une mère estonienne émigrée en Finlande dans les années 70, traître aux yeux des Estoniens comme à ceux des Finlandais, jouet des services secrets des deux pays et des corruptions de l'URSS, qui ne pouvait que se dissimuler et enseigner à son enfant la dissimulation. Celle d'une petite fille qui aime l'Estonie mais ne peut pas être estonienne en Finlande, les Estoniennes sont des putes ou des espionnes. Alors, l'enfant Anna montre un corps parfait et toutes les aptitudes de la gentille fille finlandaise, pour mieux dissimuler ses origines estoniennes qu'elle retrouve dans la chaleur et la honte des prises de nourriture.
Un livre qui remue histoire, politique, autofiction. Un livre qui remue.