Que lira-t-on dans les journaux quand je serai morte ? Rien, peut-être. Y'aura-t-il encore des journaux ? Une petite annonce sur un réseau social en ligne, alors : les familles trucmuche et machinchouette ont la douleur de vous faire part du décès de Mme Trucchouette. Obsèques tel jour. Fleurs fraîches. Condoléances sur registre.
On pourrait ajouter : Mme Trucchouette a résisté à l'angoisse et au désespoir autant que possible, mais à la fin l'angoisse et le désespoir ont été plus forts. Ou bien : Mme Trucchouette restera dans les mémoires comme la fille souriante et gentille à l'extérieur et torturée à l'intérieur. Ou encore : Mme Trucchouette était juste quelqu'un de bien ; on ne dit jamais du mal d'un mort, c'est bien connu.
J'aurai écrit mes dernières volontés, choisi les musiques pour la cérémonie et demandé à des amis de dire quelques mots. Je ne laisse rien au hasard. Minerva se sera assurée que tout se déroule selon mes instructions. J'aimerais que quelqu'un que je ne connaissais pas assiste à l'enterrement, une erreur ; dans la vie comme dans la mort, j'aurais aimé les rencontres avec des inconnus. Il ou elle m'accompagnerait à ma dernière demeure, le joli cimetière du village.
Ce serait une journée ensoleillée. Après, il y aurait un pique-nique et on raconterait des anecdotes. Les jeux d'enfance avec mes soeurs et mes cousines, dans l'eau et la terre, ça faisait de la gadoue, on s'amusait comme des folles. Mes débuts à l'école maternelle, un calvaire, la maîtresse avait prédit que je n'irais pas loin dans les études (c'est comme ça que je suis devenue universitaire). Les vomissements des angoisses de séparation, quand j'étais petite. Le jour où j'ai déclaré solennellement à mes parents et grands-parents que je n'aurais pas la même vie qu'eux, moi, je gagnerais de l'argent et j'aurais du personnel de service. La permanente ratée, les cheveux tous frisés et la honte abyssale, quand j'avais 14 ans. La lutte éternelle contre les bourrelets envahissants. La trahison des origines. Les amours secrètes enfin dévoilées : mes neveux souriront, notre vieille tante a eu une drôle de vie, ça alors, on n'aurait jamais cru, elle toujours si sérieuse (à l'instant, je me dis que peut-être je n'ai vécu l'histoire que pour cet instant futur). Mes enfants aussi pourraient parler, raconter comme j'étais exigeante, affective, soupe au lait, terriblement pessismiste. Egocentrique. Monstrueuse, les mères le sont toujours.