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dimanche 3 avril 2016

La condition pavillonnaire

Sophie Divry, La condition pavillonnaireAu début, j'étais un peu irritée à la lecture de La condition pavillonnaire. C'est du sous-Ernaux, ai-je pensé. J'avais l'impression d'avoir déjà lu cette histoire, bien mieux écrite, bien plus incarnée, dans Les années. L'histoire d'une femme, de sa vie banale, soit : enfance dans un milieu modeste, études, amour et mariage, achat du pavillon, naissance des enfants, cuisine, éducation des enfants, travail, routine conjugale, rencontre du collègue qui fait chavirer le cœur et finira bien sûr par partir, chagrin d'amour, dépression, yoga (elle ne fait pas de footing, mais aurait pu), re-travailsorties entre amies, naissance des petits-enfants, retraite, veuvage, mort... L'histoire de ma vie en somme, dont je pouvais voir la suite ici exposée, l'histoire de tant d'autres, nous les femmes.


A tel point que l'héroïne du roman n'a pas de prénom, elle est juste nommée par des initiales, M.A. Elles apparaissent quand l'héroïne est enceinte, alors j'avais imaginé que ça voulait peut-être dire "Mère aimante", comme on écrit sur un forum Mom ou MILF. Ou alors, un prénom, Marie-Anne. Ou plutôt Emma, comme Bovary, puisqu'il s'agit de ça. En tout cas, c'est gênant de voir ces initiales revenir, alors que les autres personnages - mari, enfants, ami.e.s - sont clairement nommé.e.s. 
Ce qui m'irritait aussi, c'était le ton, le tu sans cesse employé (peut-être pour se démarquer d'Annie Ernaux qui écrit élégamment à la troisième personne...), notamment pour décrire en détails des gestes d'une trivialité ahurissante :

"Tu appuies sur le bouton OFF de la télécommande et circulant d'une pièce à l'autre tu éteins les ampoules électriques, celle du salon puis celle du hall, François ferme à clef, vous montez les escaliers. Un coup d'œil dans la chambre de la petite, un coup d'œil dans la chambre du grand, un passage dans la salle de bains. Tu finis ta ronde en éteignant le couloir. Le pavillon a rejoint l'ombre nocturne de la zone, rehaussée cà et là par les halos jaunes des lampadaires. Tu te glisses sous la couette, plongeant dans un moelleux sentiment de sécurité, impression de confort accrue quand à l'extérieur il pleuvait sur les volets."

 Sophie Divry, La condition pavillonnaire, p. 103


Comme si Sophie Divry voulait expliquer l'époque à des gens qui la liront dans un siècle. Parfois j'avais envie de lui dire, devant ses phrases de 10 lignes, ses points-virgules, ses descriptions à n'en plus finir des voitures, de la machine à laver, des courses au supermarché : bon arrête maintenant, Sophie, tu n'es pas Flaubert.

Et pourtant, comme à chaque fois quand je m'identifie, j'ai fini par me laisser prendre. Je trouve que certains moments sont extrêmement bien croqués, par exemple les dîners entre amis.
"Soudain tu te rappelles que vous êtes deux, que pendant la soirée vous n'échangerez pas les paroles ordinaires des repas du soir, mais des regards précis d'initiés. Ton mari a un rôle à tenir dans ton organisation, il doit éviter les sujets qui fâchent, remplir les verres, passer le sel, trancher le pain ; tu sais qu'il tiendra ce rôle ; de même que tu éviteras un plat trop cuit et des fromages au rabais, lui évitera la moindre dispute et, grâce à ces petites tâches qu'il remplira, ton mari prendra part à l'équilibre harmonieux du couple qui reçoit, pour que dans le contentement de l'après-réception, quand vous serez couchés et qu'il t'embrassera, en disant on a bien mangé et peut-être merci, il soit fier de lui et satisfait de toi." 

Sophie Divry, La condition pavillonnaire, p. 140

Le déterminisme, le piège du pavillon et de la zone d'activités commerciales qui se referme sur les rêves de jeunesse, prend aux tripes. On dit condition pavillonnaire comme on pouvait dire avant condition ouvrière. Il n'y a pas de possibilité d'en sortir. Le roman en devient presque sociologique, sa portée dépasse largement celle de l'histoire individuelle de M.A, un peu comme chez Ernaux mais sans l'engagement affectif ou la gravité d'Ernaux, plutôt avec une ironie fataliste et une sorte de détachement que j'ai trouvé plaisants. 
Et puis des petites choses me rendent M.A familière, comme ses études d'économie à Lyon et son studio de la rue des remparts d'Ainay (oui, oui !). Parfois, elle se promène dans des endroits que je connais, autour de Grenoble, où habite Sidonie, une amie rencontrée sur le tard... Salut, M.A, on se connaît, je crois. 

mercredi 23 mars 2016

Vous plaisantez, M.Tanner

Jean-Paul Dubois, monsieur Tanner
Travaux dans ma maison, qui me font penser à ce roman désopilant, Vous plaisantez, M.Tanner, de Jean-Paul Dubois. Cela pourrait être un recueil de nouvelles car le roman est construit comme une succession de galères qui se produisent sur un chantier... Ca commence avec un faux couvreur, moins cher que les vrais, qui a promis de refaire le toit au noir mais ne sait rien faire du tout. Quand la pluie se met à couler pour de bon dans la maison, M.Tanner est obligé de faire appel à un vrai couvreur qui fait du bon boulot mais qui le ruine.
On trouve aussi un électricien (ou un carreleur ou un plombier ?)  qui s'est construit un autel pour prier, un menuisier-ébéniste amoureux de son métier qui initie le propriétaire et ne facture rien du tout, des repris de justice mal reconvertis dans le bâtiment... On s'identifie. C'est caricatural et juste en même temps, on sait bien que ce n'est pas facile, de voir débarquer chez soi les artisans.


Extraits

(repiqués sur internet car je ne retrouve pas le livre... un prêté jamais rendu, probablement... )

"Il faut bien comprendre ce qu'est véritablement un chantier lorsqu'on l'assume seul. Du point de vue du travail et de la tension, cela correspond à peu près à la gestion simultanée d'un contrôle fiscal, de deux familles recomposées, de trois entreprises en redressement judiciaire et de quatre maîtresses slaves et thyroïdiennes."

"Souvent je me suis posé la question de savoir s'il n'y avait pas quelque chose qui clochait chez moi. Il n'était pas normal d'attirer à ce point les ennuis et les canailles. Je devais avoir des paroles, une attitude, une façon d'être qui me désignaient, dans la foule, comme pigeon préférentiel. Il n'y avait pas d'autre explication."

"Ce n’étaient pas LEURS outils, mais les MIENS. MA scie circulaire, MA scie sauteuse, MA tronçonneuse électrique. Kantor et Sandre avaient pris l’habitude de tout m’emprunter sans rien me demander. C’était comme l’échelle et tout le reste. Ils étaient à eux deux une véritable force d’occupation. Il leur avait suffit de quelques semaines pour réquisitionner ma maison, mes outils, mes finances, une partie de ma vie, et faire de moi une sorte de collaborateur passif."


Si j'écrivais ce genre de choses, je ferais un chapitre intitulé Giovanni. Le gentil maçon qui me salue tous les matins et qui plante son regard bleu azur dans le mien. Beau mec, dommage qu'il soit si vieux, m'a dit ma fille. Beau mec, dommage qu'il soit si jeune, ai-je pensé par devers moi.

samedi 26 décembre 2015

Anatomie d'un instant, Javier Cercas

Javier Cercas Anatomie d'un instantCe roman est long, très long, trop long, en même temps cette longueur est peut-être nécessaire. Car ce n'est pas un roman en réalité, mais une entreprise méticuleuse de décryptage d'un moment historique, le coup d'Etat du 23 février 1981 en Espagne. Tout part d'une série d'images vues et revues cent fois à la télévision, tellement rapidement. Ici, elles sont au contraire examinées une à une, au ralenti, décomposées, méthodiquement disséquées, par Cercas : des militaires entrent dans le congrès des députés, tirent en l'air, faisant se coucher au sol les parlementaires rassemblés, c'est au début au moins une prise de pouvoir spectaculaire, un coup sévère porté à la jeune démocratie.

Face aux balles et aux ordres secs des franquistes, seuls trois personnalités politiques ne se coucheront pas : le général Manuel Gutiérrez Mellado, vice-président du gouvernement ; Adolfo Suarez, le premier ministre en exercice ; et Santiago Carrillo, le leader du parti communiste. Cercas cherche à comprendre ce qui se joue à cet instant, en s'appuyant sur de nombreuses sources complémentaires, qui remontent l'histoire et la déroulent. La thèse du livre est que ces trois personnages n'ont rien à perdre. Entre 1975 et 1981, ils se sont convertis à la démocratie au point d'être méprisés, contestés, quasi-exclus de leurs groupes d'origine (l'armée et les milieux dirigeants franquistes pour Mellado et Suarez, le PC pour Carrillo). Alors, perdu pour perdu, ils sont prêts à mourir :
"les trois hommes qui avaient assumé le poids de la Transition, les trois hommes qui avaient misé plus que quiconque sur la démocratie, les trois hommes qui avaient le plus à perdre si la démocratie était détruite - furent précisément les trois seuls hommes politiques présents au Congrès qui se montrèrent près à risquer leur vie face aux putschistes." 
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, p. 308
Le livre est à la fois trop descriptif, toujours à la limite de l'ennuyeux, et fulgurant. A certains moments en effet, l'action s'emballe, on est soudain tiré de l'ennui pour saisir quelque chose d'essentiel, à savoir que jamais l'histoire n'est écrite d'avance. Ainsi de ce bref instant où un des dirigeants madrilènes de l'armée comprend que le roi ne soutient pas le coup d'Etat. Qu'il s'agit donc de faire machine arrière, moins d'une demi-heure après avoir décidé de lancer le régiment espagnol le plus prestigieux, la Brunete, sur Madrid. Le même instant où le secrétaire du roi, Sabino Fernandez Campo, comprend qu'il ne doit pas laisser venir le général Armada au palais de la Zarzuela, sinon le roi sera immanquablement associé au coup d'Etat.
Le moment donc où des dirigeants, des militaires ex-franquistes censés être favorables au coup d'Etat, comme Fernandez Campo ou Juste, déjouent le coup d'Etat.
"Ils ont convaincu Juste de lancer ses troupes sur Madrid en arguant du fait que l'opération avait été ordonnée par Milans, qu'elle avait le soutien du roi et qu'elle était pilotée par Armada depuis la Zarzuela ; Torres Rojas et San Martin surveillent ce que Juste dit à Fernandez Campo au téléphone et leur conversation coule avec difficulté, sinueuse et remplie de sous-entendus, jusqu'à ce que le chef de la Brunete fasse allusion au nom d'Armada et, soudain, tout lui semble faire sens : Juste demande à Fernandez Campo si Armada se trouve à la  Zarzuela et Fernandez Campo répond que non ; Juste lui demande ensuite si l'on attend Armada à la  Zarzuela et Fernandez Campo répond de nouveau que non ; puis Juste dit : Ah. Cela change tout.
C'est ainsi que commence le contre-coup d'Etat".
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, p. 186
Ainsi aussi de la description de la métamorphose de Suarez en démocrate, Suarez qui improvise constamment, Suarez dépassé par les événements et complètement déterminé à la fois.
"Ce fut sa manière de procéder pendant les onze mois que dura sont premier gouvernement : il prenait une décision inhabituelle et, alors que le pays essayait encore de l'assimiler, il en prenait une autre plus inhabituelle, puis une autre encore plus inhabituelle et puis une autre ; il improvisait constamment ; il entraînait les événements, mais se laissait aussi entraîner par eux ; il ne laissait pas aux autres le temps de réagir, ni de comploter contre lui, ni de prendre la mesure de l'écart entre ce qu'il faisait et ce qu'il disait, il ne laissait pas même le temps aux autres de s'étonner, pas plus qu'il ne s'en laissait à lui-même : la seule chose que pouvaient faire ses adversaires était peu ou prou de demeurer dans l'expectative, d'essayer de comprendre ce qu'il faisait et de tenter de ne pas rester en rade."
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, p. 420-421
Suarez vilipendé, Suarez haï des franquistes comme de la gauche, Suarez le premier ministre de transition dont tout le monde, même le roi, veut le départ en 1981, ce même Suarez finira par lutter pour la démocratie, le système politique qu'il a fait, qui l'a fait et le défera.

L'histoire n'est jamais écrite d'avance, voilà.

jeudi 12 novembre 2015

Le livre de ma mère

Albert Cohen, Le livre de ma mère
Au moment où ma mère chancelle et où je suis impuissante à la retenir, je pense au Livre de ma mère d'Albert Cohen. Ces phrases du début, qui m'ont tant accompagnée autrefois,  que j'ai copiées et recopiées, qui résument peut-être toute ma vie : "chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n'est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots".

La déclaration d'amour et de regret de Cohen à sa mère tant aimée, mise à distance parfois parce que comme toutes les mères, c'est à la fois la plus tendre des chattes et  la plus insatiable des mantes religieuses, cette déclaration d'amour et de regret m'avait touchée, quand j'avais peut-être 18 ans. Mais je ne me rendais pas compte, je ne pensais qu'à celui qui m'avait recommandé ce livre et qui avait approximativement l'âge que j'ai aujourd'hui. Et qui avait perdu sa mère. Aujourd'hui, je comprends mieux, davantage, plus profondément. Et je sais que je comprendrai encore mieux un jour, après le grand départ, quand il ne restera plus rien, quand je ne pourrai plus lire ce livre ou n'en aurai plus besoin.

"O mon temps passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants, vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica, papillon du gaz dans la cuisine, sirop d'orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j'allais faire mon petit voyage dans la lune avec mon mon ami un écureuil. O mon enfance, gelées de coings, bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche, convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à dentelures, dindes de Noël, fables de la Fontaine idiotement récitées debout sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales, genoux écorchés et j'arrachais la croûte toujours trop tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre auquel elle me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l'avance, cahiers neufs de la rentrée, sac d'école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes sergent-major, plumes baïonnette de Blanzy Poure,  goûters de pain et de chocolat, noyaux d'abricots thésaurisés, boîtes à herboriser, billes d'agate, chansons de Maman, leçons qu'elle me faisait repasser le matin,  heures passées à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs, gâteaux de Maman, sourires de Maman, ô tout ce que je n'aurai plus, ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons. Les rives s'éloignent. Ma mort approche".
 

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Folio, p. 55-56

 
"Avec les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler un peu. Avec ma mère, je n'avais qu'à être ce que j'étais, avec mes angoisses, mes pauvres faiblesses, mes misères du corps et de l'âme. Elle ne n'aimait pas moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil".
 

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Folio, p. 105

mardi 22 septembre 2015

Roland Barthes

Fragments d'un discours amoureux
"Je ressens toujours d’une façon poignante, le fait que souvent j’écris pour être aimé. Au fond, peut-être même parfois de tel ou tel. Et en même temps, je sais très bien que cela ne se produit jamais, qu’on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture."

 Roland Barthes, documentaire Roland Barthes (1915-1980), Le théâtre du langage

lundi 31 août 2015

Janne Teller, Guerre

GuerreA chaque fois que j'entends comment des réfugiés se font refouler sans ménagement aux portes de l'Europe, après avoir tout quitté, dépensé des fortunes et souffert des mois pour la rejoindre, je pense à ce livre extraordinaire de Janne Teller, Guerre, Et si ça nous arrivait ?. Un livre court, en nombre de pages, petit, format passeport, c'est fait exprès, et immense par la force du message qu'il véhicule. Il nous met dans la peau du réfugié - ou du migrant, comme on dit maintenant, comme pour garder l'autre à distance, avec ce mot qui ne dit rien des raisons pour lesquelles on doit un jour quitter sa maison.
 
Un dictateur et "son idée d'une Europe française" ont déclenché la guerre. Alors, n'en pouvant plus des privations, du manque d'eau, de nourriture, de chauffage, ta famille française et toi avez dû fuir vers le Sud. Vous vous êtes retrouvés dans un camp de réfugiés, avec les autres Européens, surtout les Scandinaves dont il vaut mieux se méfier.  Puis, finalement, avec un permis de séjour en Egypte, sous un soleil de plomb. Les années ont passé, tu n'as pas pu faire les études que tu aurais pu faire si tu étais resté en France. Maintenant, tu ne sais plus d'où tu es ni où tu as envie d'aller.
 
 En peu de pages, on comprend tout. Les "migrants" deviennent des humains, comme nous. C'est salutaire. C'est nécessaire.
 

Extraits :

"Votre famille, maintenant, se résume à un chiffre : cinq. Aucun pays n'est prêt à accueillir cinq réfugiés de plus. Des réfugiés qui, comme le disent les honnêtes gens, ne parlent pas la langue, ne savent pas se conduire en société - ils ne savent ni respecter leur voisin, ni recevoir un hôte, ni veiller sur la vertu des femmes. Des réfugiés qui ne savent pas vivre avec la chaleur. Non, pas un pays qui veut de ces décadents venus de l'autre rive de la Méditerranée. De ces libres penseurs qui ne feront que pervertir les mœurs des bons croyants. Ces hommes-là ne peuvent pas non plus travailler. Ils ne parlent pas l'arabe et ne sont pas habitués à trimer. Les réfugiés européens ne savent rien faire d'autre qu'être assis à un bureau et brasser du papier. Personne n'a besoin de ça. Voilà ce qu'on dit dans le monde arabe, le monde le plus proche qui soit encore en paix et offre une possibilité d'avenir".

Janne Teller, Guerre, p. 16-17
 
"La vie est dure. Rien n'est comme avant. Il n'y a pas de travail, et surtout pas quand on est étranger et qu'on ne parle pas la langue. Souvent, des gens s'énervent après toi dans la rue. Au marché, on te vend les moins beaux légumes; au café, tu attends plus longtemps que les autres. Tu as les cheveux bruns et la peau mate, mais tu ne peux pas dissimuler tes yeux bleus."

Janne Teller, Guerre, p. 35
 
"Tu te maries avec Carine. Pour les aider, elle et sa famille. Puis, à ton retour en Egypte, tu fais une demande de regroupement familial. Les lois ont été assouplies depuis le départ d'un grand nombre de réfugiés.
C'est bon d'avoir Carine auprès de toi. Le fait de se connaître depuis avant la guerre ressemble à s'y méprendre à de l'amour.
Tes parents aussi sont contents. Au moins, vous n'aurez pas de problème d'ordre culturel tous les deux et, quand la situation se sera améliorée en France, vous pourrez rentrer ensemble."

Janne Teller, Guerre, p. 46-47
 
 
"Vous avez obtenu un permis de séjour permanent dans votre nouveau pays. Vos enfants sont nés avec la nationalité égyptienne. Leur première langue est l'arabe et, bien qu'ils soient chrétiens, ils connaissent mieux le Coran que la Bible. Tu te sens comme chez toi au café d'à côté ; tu es ami avec le cordonnier et le fils du concessionnaires de voiture ; au marché, on te vend les meilleurs produits.
Et pourtant, tu es un étranger. Et pourtant, tu penses sans cesse au jour où tu pourras rentrer chez toi."

Janne Teller, Guerre, p. 50
 
 

mercredi 8 juillet 2015

Musique intime

bras grands ouverts
Celle-là qui, les yeux clairs,
Marchait les bras grands ouverts,
Et qui voulait tout donner,
Et tout prendre,
Celle-là s'en est allée,
Le coeur d'amour, éclaté,
Les bras fourbus de se tendre,
Et d'attendre.

 Paroles de Barbara, et ma musique intime

vendredi 3 juillet 2015

Kafka on the Shore - Kafka sur le rivage

Murakami, Kafka on the shore
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"Sometimes fate is like a small sandstorm that keeps changing directions.  You change direction but the sandstorm chases you.  You turn again, but the storm adjusts. Over and over you play this out, like some ominous dance with death just before dawn. Why?  Because this storm isn't something that blew in from far away, something that has nothing to do with you. This storm is you. Something inside you.  So all you can do is give in to it, step right inside the storm, closing your eyes and plugging up your ears so the sand doesn't get in, and walk through it, step by step. There's no sun there, no moon, no direction, no sense of time. Just fine white sand swirling up into the sky like pulverized bones. That's the kind of sandstorm you need to imagine.

 And you really will have to make it through that violent, metaphysical, symbolic storm. No matter how metaphysical or symbolic it might be, make no mistake about it: it will cut through flesh like a thousand razor blades. People will bleed there, and you will bleed too. Hot, red blood. 

 You'll catch that blood in your hands, your own blood and the blood of others.  And once the storm is over you won't remember how you made it through, how you managed to survive. You won't even be sure, in fact, whether the storm is really over.  But one thing is certain.  When you come out of the storm you won't be the same person who walked in.  That's what this storm's all about."
 
Haruki Murakami, Kafka on the Shore




"Parfois, le destin ressemble à une tempête de sable qui se déplace sans cesse. Tu modifies ton allure pour lui échapper. Mais la tempête modifie aussi la sienne. Tu changes à nouveau le rythme de ta marche, et la tempête change son rythme elle aussi. C'est sans fin, cela se répète un nombre incalculable de fois, comme une danse macabre avec le dieu de la Mort, juste avant l'aube. Pourquoi ? Parce que la tempête n'est pas un phénomène venu d'ailleurs sans aucun lien avec toi. Elle est toi même et rien d'autre. Elle vient de l'intérieur de toi. Alors la seule chose que tu puisses faire, c'est pénétrer délibérément dedans, fermer les yeux et te boucher les oreilles afin d'empêcher le sable d'y entrer, et la traverser pas à pas. Au coeur de cette tempête, il n'y a pas de soleil, il n'y a pas de lune, pas de repère dans l'espace ; par moments, même, le temps n'existe plus. Il n'y a que du sable blanc et fin comme des os broyés qui tourbillonne haut dans le ciel. Voilà la tempête de sable que tu dois imaginer.


C'est un fait, tu vas réellement devoir traverser cette violente tempête. Cette tempête métaphysique et symbolique. Mais, si symbolique, si métaphysique qu'elle soit, ne te méprends pas : elle tranchera dans ta chair comme mille lames de rasoir affûtées. Des gens saigneront, et toi aussi tu saigneras. Un sang chaud et rouge coulera. Tu recueilleras ce sang dans tes mains : ce sera ton sang, et le sang des autres.


Une fois la tempête passée, tu te demanderas comment tu as fait pour la traverser, comment tu as fait pour survivre. Tu ne seras pas très sûr, en fait, qu'elle soit vraiment achevée. Mais sois certain d'une chose : une fois que tu auras essuyé cette tempête, tu ne seras plus le même. Tel est le sens de cette tempête."

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

vendredi 5 juin 2015

Les mains du miracle

Joseph Kessel, Les mains du miracle

Pactiser avec l'ennemi

Pactiser avec l'ennemi. Le faut-il et si oui, pourquoi et comment ? Ces questions sont au cœur du roman de Joseph Kessel, Les mains du miracle, paru en 1960 et qui n'a pas pris une ride. Une histoire vraie de la période nazie en Allemagne, la vie très romanesque de Frédéric Kersten, thérapeute manuel d'Heinrich Himmler. C'est mon premier Kessel, je n'ai même pas lu Le lion. Dans Les mains du miracle, le style me semble journalistique et inutilement dramatisé, pourtant on va jusqu'au bout sans avoir envie de s'arrêter en route, c'est déjà pas mal.

Soigner l'ennemi

Kersten n'a guère le choix que de soigner l'ennemi. Suédois exerçant son art de la kinésithérapie à Berlin dans les années 20 où il est venu faire ses études, il a pignon sur rue, avec une clientèle internationale partagée entre Berlin, la ville de ses études ; La Haye, où il possède une résidence secondaire ; et Rome, où il soigne la noblesse italienne. Il se tient à l'écart de la politique, n'apprendra l'arrivée d'Hitler au pouvoir que par ses patients. Pour lui, rien ne change pendant plusieurs années, le tumulte des années 1930 ne le touche pas. Fortune faite, il possède un beau domaine à la campagne, où sa femme élève leurs enfants et fait pousser de jolis légumes. Des joies simples, et la satisfaction de guérir. Jusqu'à ce qu'Himmler en personne lui demande de le soigner, et c'est là que ça se corse. Il ne peut refuser, cela serait imprudent.

Réduire l'ennemi

Puis, il se découvre puissant, et même très puissant, quand il comprend qu'Himmler ne peut se passer de lui. Que lui Kersten, le pacifiste, l'homme tranquille qui ignore la guerre, a même le pouvoir d'arracher à Himmler des juifs promis à la chambre à gaz, par la seule puissance de ses mains. Pactiser avec l'ennemi signifie ainsi réduire, contourner l'ennemi, sauver des êtres humains condamnés à la prison ou à la déportation. Procurer le soulagement du massage en échange de services. Avec la peur au ventre, quand même, pour le Dr. Kesrten et sa famille. A la fin de la guerre, quand Hitler ordonne de faire sauter tous les camps de concentration, Kersten dissuade Himmler d'appliquer la directive. Il joue sur l'orgueil immense d'Himmler, lui faisant croire qu'il restera dans l'histoire comme le sauveur des juifs... Ce n'est pas la première fois que Kersten utilise la ruse :
"Le 17 mars [1945, NDL], pendant l'un de ses derniers traitements, le docteur demanda de la façon la plus naturelle à Himmler :
- Que diriez-vous si un délégué du Congrès Mondial Juif venait mettre complètement au point avec vous la libération des Juifs que vous m'avez promise ?
Himmler fit un bond sur sa couche et cria :
- Mais vous êtes fou, voyons ! Fou à lier ! Mais Hitler me ferait fusiller sur-le-champ ! Quoi ! Les Juifs sont nos ennemis mortels et vous voulez que moi, le second dans le Reich, je reçoive un de leurs représentants ?
Kersten secoua la tête.
- Ce n'est plus le moment, dit-il, pour l'Allemagne , ni pour vous, de compter qui sont les amis et qui sont les ennemis. Vous ne devez plus avoir qu'un seul souci : l'opinion du monde et de l'Histoire. Eh bien, si après tout ce qui a été fait en Allemagne contre les Juifs, vous recevez un de leurs représentants, l'opinion dira : "Il n'y a eu dans le IIIème Reich qu'un seul chef germanique vraiment courageux et vraiment intelligent : Heinrich Himmler".
Déjà le Reichsführer n'était plus sûr de lui, hésitait. Il demanda :
- Vous le croyez vraiment ?
- J'en ai la certitude absolue, dit Kersten."

         Joseph Kessel, Les mains du miracle, p. 363 

 

jeudi 14 mai 2015

L'Ombre de l'eunuque

L'Ombre de l'eunuqueEncore un roman sublime de Jaume Cabré. Le titre n'est pas très parlant, rien à voir avec un gynécée. Ca a à voir avec le métier du narrateur, Miquel, qui est critique culturel à Revista, critique et pas compositeur ou musicien, émasculé donc, à Revista, une revue de gauche, dans les années 1980, du moins on suppose de gauche, et on suppose les années 80, mais là n'est pas l'essentiel, car il n'y a pas d'essentiel dans les romans de Cabré, seulement du récit, la puissance et la magie du récit qui emporte tout sur son passage et la lectrice avec.

En surface, c'est l'histoire d'un journaliste, Miquel Gensana, qui raconte sa vie à une collègue, une amie, Julia, dans l'ancienne immense maison familiale de Feixes devenue un restaurant à la mode, avec un serveur agaçant. Mais il y a bien plus, en dessous, l'histoire d'une amitié entre trois garçons, l'histoire d'un amour pour une violoniste et surtout l'histoire ample et désespérée d'une famille barcelonaise sur deux siècles.

Le roman est très antérieur à Confiteor mais j'y ai trouvé la même impression d'être emportée dans un tourbillon qui laisse étourdie et émerveillée. Miquel est le centre du tourbillon. Miquel est le produit d'une chaîne de Miquel, de Pere et d'Anton. Il s'appelle Miquel après son frère mort, et surtout après l'unique amour empêché de son oncle Maurici qui écrit l'histoire de la famille. Maurici est un être attachant, esprit subtil et dérangé dont la vie est consacrée à la littérature, à l'écriture, à la poésie et au souvenir de son unique amour, Miquel.
Maurici sans Terre est le champion des surnoms et l'as de la chronologie familiale, il n'a pas son pareil pour replacer Miquel troisième du nom dans un mouvement historique, familial et surtout romanesque qui le dépasse. Car le livre est surtout magnifique dans sa capacité à montrer comment le récit change la vie, est la vie même. Et nous, nous ne sommes que de petits personnages de rien du tout. Même Miquel Gensana n'est qu'un petit personnage de rien du tout, malgré sa jeunesse dans la clandestinité et son attrait pour la violence révolutionnaire dans les années 70.

Comme dans Confiteor, c'est un style enlevé, personnel, un style tellement barcelonais tout en étant tellement universel que je ne peux que réitérer mes encouragements à qui me lit aujourd'hui de courir découvrir ou redécouvrir Jaume Cabré.

Extrait, pour la route :

"Je suis un cas à part, mon fils, parce que appartenant à la deuxième génération j'aurais dû relever de la deuxième partie de l'axiome qui dit que la première génération crée à partir du néant, que la deuxième impulse et développe et la troisième dilapide tout dans le whisky. Mais étant Maurici sans Terre je n'avais aucune obligation avec l'Histoire et j'ai pu consacrer toute ma vie à étudier sous les angles qui m'ont intéressé. Et comme j'ai fait ce que j'ai voulu, j'en rends grâce à Fransec Sicart, mon père, qui est mort d'amour pour sa chère Carlota, dont je ne me souviens plus parce que trop d'années se sont écoulées pour moi et que la présence de maman Amèlia a fait que je l'ai regrettée sans en souffrir. Si bien que, de mon père, j'ai reçu cette capacité brutale de mourir par amour. Et encore que ce ne soit pas exact, aucune fabrique. J'en suis content, parce que ainsi il ne m'est pas arrivé ce sur quoi a achoppé ton père, qui a vu la fabrique péricliter précisément parce que la crise du pétrole se fiche bien des axiomes qui disent que la deuxième génération est celle qui développe. En tout cas ce qui est sûr c'est que toi, la troisième génération, tu te désintéresses royalement de la fabrique et des dettes et de... Bravo, mon fils. Aussi, je pense que tu es plus mon fils que tu ne l'es de Pere, Pere n'est pas arrivé à t'apprendre comment on fait les bobines, quelles sortes de navettes sont les plus employées et en quoi consistent les inventions de Jacquard ; ni les catégories de fils en fonction de la fibre, de l'élasticité, de l'épaisseur. La teinture et ses secrets. Il n'a pu t'enseigner rien de tout cela parce que quand il pouvait le faire tu es parti mener ta guerre, et quand tu es revenu c'était trop tard, tu avais trop tué. Tu as tué, Miquel ? Et je t'ai happé, je t'ai appris à reconnaître une sonate baroque, une sonate classique, la différence entre le Nocturne de John Field et celui de Chopin, et pourquoi Quevedo est un artiste comme De Chirico. Et j'en suis orgueilleux. J'ai réussi à faire de toi un parfait inutile, mon fils, Miquel II Gensana le Sans Terre."

Jaume Cabré, L'Ombre de l'eunuque,

Babel, p. 346-347

vendredi 17 avril 2015

Ishiguro

Kazuo Ishiguto, Remains of the Day
"But that doesn't mean to say, of course, there aren't occasions now and then- extremely desolate occasions—when you think to yourself: 'What a terrible mistake... I've made with my life.' And you get to thinking about a different life, a better life you might have had. For instance, I get to thinking about a life I may have had with you, Mr. Stevens. And I suppose that's when I get angry about some trivial little thing and leave. But each time I do, I realize before long—my rightful place is with my husband. After all, there's no turning back the clock now. One can't be forever dwelling on what might have been."



Kazuo Ishiguro, Remains of the Day



Les romans de Kazuo Ishiguro sont remplis de ces citations merveilleuses qui font du bien à l'âme. Un jour, je prendrai le temps d'écrire plus longuement sur ses romans sensibles.

mercredi 18 mars 2015

Cage des mots



Cette cage des mots il faudra que j'en sorte
Et j'ai le coeur en sang d'en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs qui m'ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte

Louis Aragon, Le roman inachevé,

Extrait de "je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes"

dimanche 22 février 2015

Aux animaux la guerre



Aux animaux la guerre
C'est un polar disons complexe. Ou plutôt destructuré. En fait, pas vraiment un polar, plutôt un récit multiple où le fait-divers est prétexte à parler d'autre chose, capitalisme mondialisé, prostitution,  déclin industriel, connerie humaine, et j'en passe. Le roman s'ouvre à Oran, attentats et assassinats de l'OAS. On croit que c'est une piste mais non, pas du tout ! On se retrouve propulsé dans une usine qui perd de l'argent, au milieu des syndicalistes et des intérimaires. On croit tenir une piste, mais non, pas du tout ! Et tout le long du roman, c'est pareil, de la boucherie du village au lycée technique qu'on devrait rebaptiser lycée de la relégation sociale. Un peu fatiguant parfois, j'ai passé l'âge de jouer aux devinettes. Dans les polars, j'aime suivre quelques personnages et lieux - pas toute une tripotée - et que ça finisse par s'emboîter, que ça fasse sens. Là, ça finit par (presque) s'emboîter mais en passant par bien des détours peut-être pas tous utiles. 

Pour l'intrigue donc, il vaut mieux repasser.  Le livre me semble être  dans une logique de conte noir et d'association d'idées plutôt que de polar ; rien à voir avec la précision au cordeau de la série Millenium ou,  dans un autre genre, de Didier Daeninckx. Mais pour le style, le talent dans les descriptions, la galerie de personnages, ça tient en haleine. C'est comme une soirée qui s'étire en longueur, une soirée où on médirait et où on jouerait à se faire peur, une chose en entraînant une autre. Un peu chaotique, mais on écoute le conteur dévider ses histoires en espérant que ça continue toute la nuit. A chaque péripétie, on s'arrête sur les personnages, même s'ils sont secondaires, voire anonymes.  Tout cela, les détails qui font mouche, n'a guère de sens, ce n'est pas grave car la vie n'a pas de sens et tous ces personnages sont comme des poulets à la tête tranchée qui continuent leur trajectoire-réflexe : Rita l'inspectrice du travail, Martel le syndicaliste, Victoria la jolie pute, Jordan l'amoureux transi, Bruce la brute épaisse. Tous humains avec leurs failles et leur connerie chevillée au corps, y compris la DRH, Pierre Duruy ou Nadia la bonne copine (j'ai regretté qu'on ait perdu de vue Jonathan le serveur).

Extraits au hasard :
"Le monde d'avant se poursuivait quelque part en lui, avec ses rituels, l'odeur des bottes en caoutchouc, les marrons dans la cour, la hotte aspirante, la buée sur les fenêtres avant le déjeuner, le pyjama avec une étoile de shérif sur la poitrine.
- Putain, fit Bruce en allumant le moteur.
Et il se mit à fouiller dans le cendrier. Au milieu des mégots et de la cendre, il trouva deux grammes de coke emballés dans une papillote en cellophane. Avec sa carte Vitale, il se prépara deux traits bien nets au dos du Black Album. La poudre était d'un blanc rosâtre sur la pochette du CD. Il roula un billet de vingt euros et se tapa les deux rails à la suite".

Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, p. 226

"Depuis près de vingt ans, dès que l'hiver fait un pas en arrière, Rita file sur la départementale. Elle rachète les verres de trop, le mal qu'elle se fait en général, clopes, colère, coup de blues. Tout est lavé dans la course.
Dix minutes passent, puis vingt, et la lumière déjà moins oblique déborde la verticalité des arbres. La journée se dresse et la route s'allonge, glisse comme un tapis sous la foulée régulière de Rita. Elle n'a plus besoin de protéger ses mains et sort la tête de ses épaules. Elle commence à transpirer. Elle a des regrets. Cette vie qu'elle mène, il faudrait tout changer. Elle se tient droite, perpendiculaire à la route, trace une ligne parfaite, sans à-coup, mécanique dans sa progression, ses jambes très longues comme les bras d'un compas, si bien qu'on ne sait plus si elle avance ou si la route recule." 

Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, p. 284

Les dialogues sont savoureux également. Pas vraiment de fin, mais on n'en a pas besoin...

mercredi 18 février 2015

En finir avec Eddy Bellegueule

Eddy Bellegueule
Je n'ai pas pu en finir avec Eddy Bellegueule. C'est un livre d'une brutalité et d'une cruauté qui m'ont semblées finalement insupportables. Et pas seulement là où on pourrait le croire.

Au début, on s'accroche. On compatit même au récit du jeune Eddy, né dans un village paumé du Nord, élevé dans une famille pauvre aussi bien matériellement qu'intellectuellement, dans un milieu où l'alcool, la virilité et le langage grossier font office de valeurs éducatives. Evidemment, on est effaré de ce qu'il souffre, et des jeunes malotrus qui le torturent au collège. Evidemment, on voudrait qu'il puisse vivre efféminé, pédé s'il le souhaite. Qu'il ait le droit d'essayer le théâtre, le maquillage, les vêtements de filles, un de ses rares moments de joie. Que ses parents ne lui parlent pas de cette façon atrocement vulgaire. Que le piège du village, de la connerie, de la misère et du bal du samedi soir ne se referme pas sur lui.

L'entreprise (louable) de ce roman de mettre à jour les ressorts du piège et les difficultés du passage d'un univers social à l'autre fait penser au magnifique Retour à Reims, de Didier Eribon, à qui le livre est dédié. On trouve dans les deux cas des éléments très intéressants sur le rapport des milieux populaires au politique, aux élites, à la bourgeoisie, à leur place dans la société... Des bribes quasi-sociologiques. Pourtant, il me semble qu'il y a une différence essentielle entre les deux démarches : Retour à Reims, écrit à l'âge de la maturité,  n'a pas besoin d'en passer par la cruauté ni la crudité. Il fait la part entre l'attachement, les sentiments et les ressorts sociologiques de la domination.

Rien de tel chez Eddy Bellegueule, raison pour laquelle je n'ai pu en finir avec lui. Il enchaîne les scènes de violence, les stéréotypes sur les ouvriers bêtes, aliénés, sales, méchants. Classes laborieuses, classes dangereuses. Zola à côté est l'humanité faite homme. Ici, aucun éclair de vie,  aucune tendresse, aucune espèce de distance de l'auteur. Même l'épisode où le père, ouvrier bientôt alcoolique, dit au fils, "je t'aime", est glacial :

"Je me suis approché. Mon père m'a tendu quelque chose, une bague, son alliance. Il m'a invité à la mettre, à en prendre soin Parce que là je le sens, faut que je te le dise, papa va mourir, je le sens que là je vais pas tenir bien longtemps. Faut que je te dise aussi un truc, c'est que je t'aime et que t'es mon fils, quand même, mon premier gamin. Je n'avais pas trouvé ça, comme on pourrait le penser, beau et émouvant. Son je t'aime m'avait répugné, cette parole avait pour moi un caractère incestueux."

Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, p. 58



Au bout d'un moment, je n'en pouvais plus de ce dégoût d'Eddy. On dirait que le jeune homme, devenu Edouard, a tellement bien endossé l'identité du transfuge (comme il s'auto-désigne), tellement bien intériorisé les façons de penser et de faire de la bourgeoisie qu'il en adopte également les travers. Sa détestation du village, de la famille, de ceux qui l'ont entouré (enterré ?) reflète surtout sa soumission aux codes des "milieux dans lesquels j'ai voulu parvenir" (p. 94). Les bourgeoises aisées qui lisent doivent en frissonner dans leur lit, jouir d'être confortées dans leurs stéréotypes de classe, ah oui les pauvres gens, qui ne font que s'invectiver et qui finissent en bac pro (pour les garçons) et enceinte à 17 ans (pour les filles), quel malheur, quelle horreur, surtout laissons les entre eux, ils sont tellement différents. A la limite, leur envoyer des éducateurs, tiens, montrons notre générosité et croyons en l'école républicaine.

Edouard, jeune homme, un jour vous comprendrez peut-être, la maturité aidant, qu'en écrivant ce roman, vous jouez au même jeu de conformité sociale que celui qui vous poussait à essayer d'être viril, à vous confondre dans la masse des enfants de classes populaires ; vous avez juste changé de modèle et votre idéal est devenu cet Edouard, homosexuel raffiné, obstiné à retourner le stigmate, plus accessible pour vous qu'Eddy. De ce point de vue, comme de celui de la création et du style, vous êtes tout le contraire d'Annie Ernaux, je ne comprends pas qu'on vous mette dans le même sac littéraire. Ernaux s'attache à l'authenticité, au courage d'être soi malgré le mouvement historique et social, au maniement du langage des puissants sans trahir les origines. Vous faites tout le contraire, en transcrivant sans médiation cette parole nue et terriblement misérable des petites gens que vous fuyez comme la peste (par moments, on a vraiment l'impression qu'il s'agit d'une maladie, la maladie de la misère, qu'il s'agit pour vous de vous décontaminer).

Bien sûr, il y a le mot "roman" sur votre couverture. Tout ceci n'est que fiction, n'est-ce pas... Même mon avis ici est de la fiction. Et vous n'avez pas de leçon d'humanité à recevoir d'une transfuge, bien sûr. Mais ça n'excuse pas tout, jeune homme.

jeudi 29 janvier 2015

Petit Prince, encore

"Pour vous qui aimez aussi le petit prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose…
Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change…Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance !

 Le Petit PrinceÇa c’est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C’est le même paysage que celui de la page précédente, mais je l’ai dessiné une fois encore pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu.
Regardez attentivement ce paysage afin d’être sûrs de le reconnaître, si vous voyagez un jour en Afrique, dans le désert. Et, s’il vous arrive de passer par là, je vous en supplie, ne vous pressez pas, attendez un peu juste sous l’étoile ! Si alors un enfant vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : écrivez-moi vite qu’il est revenu…"

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, p. 95-97




Le Petit Prince

Dans la vie, il y a toujours un moment où on revient au Petit Prince. A Saint-Ex. Surtout dans un moment de tristesse.

J'ai beaucoup regardé ce dessin, autour du 7 janvier 2015. Je ne sais pas qui l'a dessiné mais qui que ce soit, c'était une bonne chose que de faire apparaître Le Petit Prince dans cette noirceur. Alors, vous voyez, Antoine, il est revenu... Pas en Afrique, pas dans le désert, à Paris... Et je vous écris, pour vous prévenir, que vous ne soyez pas triste... J'aime bien écrire à mes amis pour qu'ils ne soient pas tristes. Ne vous inquiétez pas, ils ne lui feront pas de mal, les conflits et les armes n'atteignent pas Le Petit Prince.

Un mouton, une rose, regarder le ciel et se méfier des grandes personnes... Voilà ce qu'il nous a appris, voilà qui a tellement d'importance. Sagesse.






mercredi 21 janvier 2015

Le problème Spinoza

Problème SpinozaJ'aime bien les livres d'Irvin Yalom. Mon préféré reste Mensonges sur le divan, une réflexion touchante et drôle sur  la dissimulation de soi dans ce qui devrait être l'espace de la mise à nu et de l'authenticité, la thérapie analytique.
Désormais, Yalom est passé à des livres qui s'appuient sur l'œuvre d'auteurs classiques. Il mêle pop pyschology et pop philosophy dans un mélange que je trouve plaisant, nourrissant et en même temps facile à digérer... Ici, il s'agit d'évoquer Spinoza. Baruch dit Bento Spinoza, 1632-1677.

Bento Spinoza est un problème. En quoi, pourquoi ? Spinoza est un problème parce qu'il est juif. Et oui, être juif, qu'il y ait des juifs, ca pose problème à certains (pas à moi #jesuisjuive #jesuismusulmane #jesuiscatholique  #jesuischarlie etc.).  Spinoza, juif apostat, est chassé de sa communauté au XVIIème siècle parce qu'il exerce sa raison critique à l'égard des textes sacrés et met en doute leur nature divine. Spinoza est ensuite admiré des plus grands poètes et philosophes allemands, ceux là même qui, pour les nazis, marqueront la supériorité de leur civilisation sur les autres. Il est admiré pour avoir affirmé que la raison doit l'emporter sur la passion, et que la religion (institutionnalisée et ritualisée), comme la passion, obstrue la clarté du jugement.

"C'est pourquoi dans la vie, il est avant tout utile de parfaire l'entendement, autrement dit la Raison [...] en cela seul consiste la souveraine félicité ou béatitude de l'homme. Car la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction même de l'âme, qui naît de la connaissance intuitive de Dieu."
(extrait de L'Ethique, cité dans Le problème Spinoza, p. 443)
Que Goethe ou Nietsche révèrent Spinoza pose problème à un futur nazi nommé Alfred Rosenberg, né dans l'Estonie de la première guerre mondiale. Et c'est tout l'intérêt du livre de Yalom de rapprocher les deux époques, celle de Spinoza et celle de la montée du nazisme, pour montrer la difficulté à faire entendre raison  quand les passions se déchaînent. Alfred Rosenberg est très jeune fasciné par les théories raciales de Chamberlain et Gobineau. Ses maîtres, érudits et sages, le contraignent à recopier Goethe évoquant son admiration pour Spinoza, puis à lire Spinoza lui-même. Ils espèrent que la voie de la connaissance et du savoir le détournera de l'inanité des théories raciales. Ils espèrent également que, constatant la qualité de la pensée se Spinoza, Rosenberg renoncera à penser que les juifs sont faibles et dégénérés (comme moi, j'espère toujours que mes étudiants, formés aux sciences sociales par mes soins, n'adhéreront pas aux théories du complot). Cela ne se produit pas, évidemment.

Alfred Rosenberg fera une brillante carrière, comme directeur de la propagande hitlérienne, puis comme ministre du Reich, avant d'être condamné à mort à Nuremberg. Habilement, Yalom  restitue sans l'excuser ce qu'il conçoit de la psychologie de Rosenberg : le décès de la mère, la froideur du père, l'absence de relation avec le frère, la recherche de boucs-émissaires à son malaise et la fascination pour Hitler, sorte de père de substitution. Ce portrait psychologique est rapproché du problème que représente pour Rosenberg l'exigence de Spinoza, la liberté de Spinoza, la judéité de Spinoza, qui personnifie le combat contre la passion aveugle, contre les explications simples, contre la bêtise. C'est comme une question existentielle qui revient dans la vie de Rosenberg et ne le quittera pas, participera même de sa folie.

Rosenberg ne comprendra jamais Spinoza. Il ne comprendra jamais que Spinoza a accepté de payer le prix de la  vérité et de la Raison, le prix de la liberté : être seul, écarté de la communauté, y compris par ceux qui lui sont le plus chers, sa sœur chérie et son frère. Qu'il a renoncé à l'amour qui l'effrayait (c'est le seul moment où peut-être, la passion s'exprime, quand il renonce à l'amour, pensant ne pas en être capable, et préfère son travail qu'il nommera la passion de la Raison). Un prix que Rosenberg lui, ne peut concevoir ni supporter, car la passion qui l'aveugle et le fait vivre, c'est d'aimer et d'être aimé d'Hitler.

Comme souvent dans les livres de Yalom, il y a un passeur, un personnage qui essaie de faire entendre la raison dans la folie, un psy intelligent et doux, Friedrich.

Il nous faudrait davantage de Friedrich, ces temps-ci, me dis-je en écoutant les vociférations à la radio. 

vendredi 2 janvier 2015

Un quinze août à Paris

Un quinze août à Paris
Depuis une semaine ou deux, j'ai envie de rouvrir la boutique pour râler contre le livre de Céline Curiol, Un quinze août à Paris. Histoire d'une dépression. A mon sens, il s'agit d'une pâle imitation francophone de l'essai anglophone de Siri Hustvedt, La femme qui tremble, que déjà je trouvais très surfait. Alors quand on me sert deux variantes d'un mets déjà très surfait, je me sens comme écoeurée, surtout après les agapes de fin d'année, sans parler des conneries post-beuveries qui accompagnent.

Céline Curiol utilise les mêmes procédés que Siri Hustvedt, bien que dans une recette à la sauce parisienne plutôt que new-yorkaise : une pincée de récit autobiographique et des kilos de citations délayées dans des litres de fiches de lecture. Cela donne une construction bancale qui camoufle surtout ce qui me semble un genre de copier-coller chronologique... A la fin, elle a un certain toupet d'adresser des "Remerciements chaleureux à ceux qui ont rendu, à leur façon, ce texte possible : Paul A. et Siri H.". On rigole jaune (même s'ils se connaissent peut-être, étant tous publiés chez Actes Sud). Cela fait penser à Régine Deforges rendant hommage à Margaret Mitchell en ouverture de La bicyclette bleue, après avoir repompé la structure narrative d'Autant en emporte le vent

Je n'ai pas aimé Un quinze août à Paris. Histoire d'une dépression. J'admets que ma déception est sans doute liée à des attentes démesurées  dans la compréhension de la (ma) mélancolie. Je reconnais également que beaucoup des propos m'ont interpellée, intéressée, touchée, notamment quand l'auteure restitue sa vérité émotionnelle ; à travers la singularité de l'expérience s'exprime quelque chose qui la dépasse. Certains passages sonnent très juste :

""Etre comme les autres" était une idée à mesure variable, une combinaison commode que l'on pouvait enfiler à volonté quand un référent devenait nécessaire. Il était difficile de ne pas résister à une adhésion bornée à la norme mais être jugée "extravagante", "anormale" avait l'amertume d'une punition. Conserver un équilibre entre la constitution d'une individualité viable et ses possibilités d'évolution sociale n'était pas une entreprise facile".   (p. 88).
"Je me blotissais contre l'idée que cela allait passer, mais cela ne passait pas, bien que cela ne puisse appartenir à ma destinée telle que je l'avais envisagée. Cela était pourtant de la même substance que moi. Il fallut une photographie pour me rendre compte que mon visage avait changé" (p. 93).

"J'étais comme ces personnages de dessin animé qui battent des bras avidement, dans l'espoir vain et instinctif de demeurer en suspension par leurs propres moyens, de réchapper en la dénigrant à la force de gravité, alors que le bord du précipice a déjà été franchi. Les limites étaient brouillées, trop perméables. La retenue n'opérait plus par réflexe, en amont et indépendamment de décisions conscientes, qu'il était de toute façon difficile d'appliquer. "Je ne pleurerai pas", me disais-je. Et quelques dizaines de secondes plus tard, j'éclatais en sanglots. Rien ne venait plus endiguer mes débordements émotionnels. Je pleurais chez l'analyste, je pleurais devant mes proches, lamentable fontaine. Je n'étais que réactions. Hors du temps, j'allais beaucoup trop vite. C'était la précipitation immobile. " (p. 136-137).
"Notre vie intérieure n'est peut-être que la résolution des défis successifs que nous lance notre imagination." (p. 181).

Longtemps après la lecture, la justesse reste mais n'annule pas l'agacement. Par exemple au début du livre, quand une série d'anaphores (pas sûr qu'il s'agisse du terme exact) fait savoir que les romanciers et autres intellectuels visitent en nombre et en profondeur la question de la dépression. Je comprends la démarche visant à "dépathologiser" la chose, à en montrer le caractère finalement peut-être pas si exceptionnel ou médical, mais l'assimilation d'un tas de termes et la répétition (de l'italique aussi) m'ont semblé peser des tonnes, et surtout risquer de trahir le propos unique de chacun de ces auteurs.

"Pour Fernando Pessoa, elle se nomme l'intranquillité" (p. 19).
"Pour Donald Winicott, elle est une réévaluation intérieure de l'être" (p. 22).
"Pour Marguerite Duras, elle se nomme la maladie de la mort" (p. 24).
"Pour Rainer Maria Rilke, elle se nomme l'existence en surnombre" (p. 31).
"Pour Russel Banks, elle se nomme la volonté agitée" (p. 34).
Qu'elle s'attaque à Russel Banks, dont l'écriture est si retenue et distanciée, m'a particulièrement énervée. (Il me semble aussi qu'à un moment le spleen baudelairien est cité, ce qui m'énerve presque autant).
Et puis, les fiches et citations qui reprennent très sérieusement des recherches entreprises sur le sujet... Comme c'est ennuyeux et académique. Le livre pouvait être réduit de moitié, retaillé comme un diamant, le diamant de ce que la narratrice traverse au long de cet épisode où sa vie est en jeu, dans un espace tout à la fois hors de l'événement, de la géographie et de l'imagination. Quand elle perd jusqu'au goût de l'écriture et de la lecture, quand elle ne peut trouver à l'extérieur une consolation, quand aucun de ses stratagèmes patiemment forgés contre l'anxiété n'opère plus. Mais rien de tel, absolument rien, on se trouve face à un pavé indigeste dont il faut extraire la moëlle. Cela me met en colère, peut-être par un renvoi douloureux à mes propres manières de faire, d'écrire, de lire, d'échapper à la mélancolie...
Enfin, il me semble fou, et caractéristique d'une époque prompte au recyclage comme à l'imitation, que des citations et paraphrases puissent constituer le fondement d'une œuvre de création littéraire sans que personne n'y trouve à redire (mais je n'ai pas lu tous les compte-rendus concernant cet ouvrage). Par comparaison, Houellebecq qui a pourtant été très critiqué pour avoir recopié Wikipédia, apparaît bien timide dans La carte et le territoire.

mercredi 5 novembre 2014

Never Let me Go


Never Let me Go
"I keep thinking about this river somewhere, with the water moving really fast. And these two people in the water, trying to hold onto each other, holding on as hard as they can, but in the end it's just too much. The current's too strong...They've got to let go, drift apart. That's how it is with us. It's a shame, Kath, because we've loved each other all our lives. But in the end, we can't stay together forever."

Kazuo Ishihuro, Never Let me Go





mercredi 3 septembre 2014

L'amour et les forêts

Eric Reinhardt, L'amour et les forêts
L'amour et les forêts, d'Eric Reinhardt, est un roman auquel il est facile de s'identifier. Cela se passe dans une ville que je fréquente, aux lieux et aux personnages familiers, le libraire, l'hôpital, l'autoroute même. Le romancier appelle l'héroïne "ma lectrice" ; la rencontre entre eux, d'abord épistolaire, s'opère à l'occasion d'une expression d'admiration. Ca aurait pu être moi, cette fille, en plus élégant. On fait à peu près le même métier. Et l'écrivain, ça aurait pu être quelqu'un que je connais, ils ont comme un vague air de ressemblance, sur la photo, un quelque chose dans les cheveux. Dans les premiers chapitres, je pensais à ça, surtout : comment une expression d'admiration mêlée à des confidences presque involontairement lâchées finit par devenir matière pour écrivain chevelu.

Mais le processus d'identification s'est arrêté là parce qu'elle me faisait pitié, la fille. Le roman me remue, l'héroïne me fait pitié.  L'écrivain aussi, à sa façon, qui se repaît des confidences de sa victime, dont il se fait un devoir de raconter l'histoire, tout en n'entreprenant rien pour l'aider concrètement. Est-ce qu'il vaut mieux que le mari qui la harcèle, ce n'est pas sûr. Bénédicte est aux prises avec des hommes faibles, lâches et méprisants, elle ne sait pas sa propre valeur ni sa liberté. Elle se laisse faire quand ils s'appuient sur elles pour survivre, quand ils la dévorent toute crue. Elle avait 20 ans, l'homme qu'elle aimait l'avait quittée. Elle s'est rabattue sur un autre, un abruti, une victime qui fait des victimes. Elle est sa victime. Il la poursuit, la possède, la claquemure, lui ôte toute joie. Elle est d'une exigence extrême, essaie d'être à la hauteur de ses attentes à lui, qui sont aussi ses attentes à elle, qui ne cessent de grandir tandis qu'ils vivent ensemble et que les enfants naissent. Au bout de 15 ans, exténuée, elle se tourne une nuit de lassitude vers Meetic. C'est un des excellents moments du livre, hilarant de connerie mâle, une jubilation. Sur Meetic, Benedicte fait enfin une belle rencontre. Belle rencontre qui donne encore lieu à quelques pages magnifiques, très romantiques, on se croirait dans un roman du XVIIIème siècle, chez un type de la forêt, merveilleux, délicat ; on espère pour elle, on compte sur le Prince charmant qui d'un baiser réveillera la princesse endormie. Extrait (p. 100) :

"Leur baiser dura longtemps.
Tant d'évidence dans l'entente instinctive de leurs bouches étonna Bénédicte Ombredanne, elle qu'aucun homme n'avait plus embrassée depuis de très nombreuses années (son mari n'utilisait jamais ses lèvres pour enchanter les siennes, exception faite des smacks qu'ils échangeaient quotidiennement, matin et soir, de pure routine, comme une carte magnétique qu'on passe sur une cellule optique pour entrer et sortir d'un bâtiment). Un chant d'oiseau lui parvenait, un peu de vent caressait son visage. Leur baiser fut vorace, tendre, lascif, sérieux, mélancolique et ambitieux - à l'égal d'une pensée en mouvement, une pensée qui s'accomplit brillamment jusqu'à sa conclusion victorieuse."

(L'image du smack de pure routine comme une carte magnétique qu'on passe sur une cellule optique est formidable, n'est-ce pas ?). Cependant, ce baiser, cet amour et ce bonheur qui réveillent Bénédicte ne changent rien, car Bénédicte est trop attachée à son malheur. Trop ancrée dedans, depuis trop longtemps. Elle se raconte des histoires pour tenir le coup, mais la vérité c'est qu'elle est devenue le malheur et qu'elle est bien incapable d'en sortir. Ce qu'on apprendra à la fin, comme il se doit, l'écrivain par la même occasion se dédouanant de toute responsabilité.  Evidemment, allons, il s'agit d'une fiction.

Je ne sais pas si j'ai aimé ce roman pour son réalisme psychologisant et sa dénonciation implicite du bovarysme contemporain, ou si je l'ai détesté, tellement il montrait une femme impuissante à s'échapper du piège qu'elle s'était construit, ses rêves romanesques, sa naïveté littéraire et son idéalisme confrontés à une certaine ineptie masculine. Un lapin pris dans les phares d'une voiture, comme il est dit p. 19, une expression qu'on avait également employée à mon sujet il y a quelques années (cela m'a fait drôle). Je me suis surprise 1000 fois à penser : je ne suis pas comme ça. Je sens la vie qui bat et je me fais plaisir dans mon jardin secret et jamais je ne me laisserai autant humilier. Pourquoi avoir besoin de le penser et se le dire, alors ? Ah, ça...

vendredi 4 juillet 2014

Insomnie (avec Jérôme Ferrari)

Insomnie, Jérôme FerrariNuit d'insomnie avec Jérôme Ferrari. Je tournais dans les draps, écoutant le souffle paisible de mon compagnon, espérant qu'il me contaminerait de sa tranquillité de corps et d'esprit. A un moment, lasse d'attendre, je me suis décidée à attraper mes lunettes, et ce Un dieu, un animal pas encore ouvert et avec lequel j'avais peur de m'ennuyer, rapport à l'expérience précédente d'Aleph zéro. Me suis affalée sur le canapé telle un cachalot échoué sur la plage, nouée de ces angoisses qui se réveillent dans l'obscurité, qu'il faut supporter jusqu'à ce qu'elles passent. Aux premières pages, me voilà prise et surprise. Pas commencé depuis cinq minutes que je me noie dans des phrases de dix lignes de long, des considérations qui commencent à l'adolescence et parsèment une vie d'homme, des histoires de deuil et de village. Jérôme Ferrari a de ces fulgurances, j'en ai fini le bouquin, au petit matin. C'est bien plus profond que Le sermon sur la chute de Rome. La même écriture lente et forte mais dans une veine plus tragique, au service de l'errance et de la solitude. L'amitié entre des garçons devenus mercenaires par hasard, par désoeuvrement, par ras-le-bol du village ; la guerre ; le souvenir d'une fille qui marque l'un d'eux, le fait revenir vers elle un instant, puis s'éloigner. On voudrait croire un moment en l'amour, mais ça ne dure pas car les anciens mondes ne reviennent jamais. A la fin,  il ne reste que la disparition ou le retour à la norme ; la vie, c'est marche ou crève, voilà la morale de l'histoire, en tout cas celle que je ré-interprète dans mon habit de cachalot ensommeillé et surexcité à la fois.

L'insomnie avec Jérôme Ferrari, ça laisse comme une sorte de fièvre, ça donne envie de recopier citation sur citation. Tu te retrouves à corner des pages comme une malade. Et puis à recopier, aujourd'hui, un peu comme à l'école, hein, d'ailleurs Ferrari est prof.

"Il fait apporter une bouteille de whisky et un seul verre, il t'a servi à boire et il a dit, certains pensent qu'ils sont venus pour l'argent, d'autres doivent inventer chaque jour la raison pour laquelle ils sont ici, mais, toi et moi, nous savons la vérité depuis le début, nous n'avons pas besoin de nous raconter de conneries, nous ne mentons pas, nous sommes venus pour la guerre, la seule raison valable, la guerre, ces histoires de défaite et de victoire ne nous intéressent pas, laisse ça aux Arabes, laisse ça aux Américains, tu vaux mieux que ça, et tu as acquiescé mais tu t'es dit qu'il commençait à t'emmerder avec sa philosophie nazie." p. 17
 "L'émotion se répand comme un gaz toxique", p. 27

"Elle sait bien que le charme irrésistible des vies qu'on n'a pas eues, c'est qu'elles n'existent pas. Les regrets n'ont aucun sens. Elle n'a renoncé à rien. Elle a simplement ajusté ses choix en fonction de ce qu'elle était et à quoi elle ne pouvait rien. Elle a fait de son mieux. Elle a suivi toutes les règles. Les règles visibles, les règles cachées. Les règles de la réussite professionnelle, les règles de l'épanouissement individuel. Il n'est pas possible de désigner un coupable. Les choses tournent mal. Car les hommes ont besoin, pour vivre, de quelque chose de plus grand qu'eux et, en désignant ce qui est grand, ils ne donnent que leur propre mesure." p. 53-54

"Tu lui assures que tu ne méprises personne mais elle ne te croit pas, elle dit qu'il n'y a rien de plus facile que de tourner les gens en ridicule mais qu'il est inévitable qu'ils s'attachent à leur travail et le trouvent important, comment vivraient les hommes s'ils étaient incapables d'accorder de l'importance à ce qu'ils font ? comment as-tu vécu toi-même ? et tu lui fais remarquer que c'est un sujet que tu n'as même pas abordé mais elle ne t'écoute pas, je t'ai vu, répète-t-elle, je t'ai vu, et plus elle parle, plus elle est en colère, il faut faire preuve d'un peu de bienveillance, tout le monde a droit à un peu de bienveillance, pas seulement toi, mais les autres aussi, tu ne peux pas dire aux gens que leur vie ne vaut rien, tu ne peux pas juger le monde comme ça et, encore une fois, elle se sent déborder d'un inexplicable amour fraternel pour ses collègues et elle est soudain triste et désabusée parce que tu as rejeté une part d'elle-même." p. 92-93