jeudi 29 janvier 2015

Petit Prince, encore

"Pour vous qui aimez aussi le petit prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose…
Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change…Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance !

 Le Petit PrinceÇa c’est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C’est le même paysage que celui de la page précédente, mais je l’ai dessiné une fois encore pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu.
Regardez attentivement ce paysage afin d’être sûrs de le reconnaître, si vous voyagez un jour en Afrique, dans le désert. Et, s’il vous arrive de passer par là, je vous en supplie, ne vous pressez pas, attendez un peu juste sous l’étoile ! Si alors un enfant vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : écrivez-moi vite qu’il est revenu…"

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, p. 95-97




Le Petit Prince

Dans la vie, il y a toujours un moment où on revient au Petit Prince. A Saint-Ex. Surtout dans un moment de tristesse.

J'ai beaucoup regardé ce dessin, autour du 7 janvier 2015. Je ne sais pas qui l'a dessiné mais qui que ce soit, c'était une bonne chose que de faire apparaître Le Petit Prince dans cette noirceur. Alors, vous voyez, Antoine, il est revenu... Pas en Afrique, pas dans le désert, à Paris... Et je vous écris, pour vous prévenir, que vous ne soyez pas triste... J'aime bien écrire à mes amis pour qu'ils ne soient pas tristes. Ne vous inquiétez pas, ils ne lui feront pas de mal, les conflits et les armes n'atteignent pas Le Petit Prince.

Un mouton, une rose, regarder le ciel et se méfier des grandes personnes... Voilà ce qu'il nous a appris, voilà qui a tellement d'importance. Sagesse.






mercredi 21 janvier 2015

Le problème Spinoza

Problème SpinozaJ'aime bien les livres d'Irvin Yalom. Mon préféré reste Mensonges sur le divan, une réflexion touchante et drôle sur  la dissimulation de soi dans ce qui devrait être l'espace de la mise à nu et de l'authenticité, la thérapie analytique.
Désormais, Yalom est passé à des livres qui s'appuient sur l'œuvre d'auteurs classiques. Il mêle pop pyschology et pop philosophy dans un mélange que je trouve plaisant, nourrissant et en même temps facile à digérer... Ici, il s'agit d'évoquer Spinoza. Baruch dit Bento Spinoza, 1632-1677.

Bento Spinoza est un problème. En quoi, pourquoi ? Spinoza est un problème parce qu'il est juif. Et oui, être juif, qu'il y ait des juifs, ca pose problème à certains (pas à moi #jesuisjuive #jesuismusulmane #jesuiscatholique  #jesuischarlie etc.).  Spinoza, juif apostat, est chassé de sa communauté au XVIIème siècle parce qu'il exerce sa raison critique à l'égard des textes sacrés et met en doute leur nature divine. Spinoza est ensuite admiré des plus grands poètes et philosophes allemands, ceux là même qui, pour les nazis, marqueront la supériorité de leur civilisation sur les autres. Il est admiré pour avoir affirmé que la raison doit l'emporter sur la passion, et que la religion (institutionnalisée et ritualisée), comme la passion, obstrue la clarté du jugement.

"C'est pourquoi dans la vie, il est avant tout utile de parfaire l'entendement, autrement dit la Raison [...] en cela seul consiste la souveraine félicité ou béatitude de l'homme. Car la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction même de l'âme, qui naît de la connaissance intuitive de Dieu."
(extrait de L'Ethique, cité dans Le problème Spinoza, p. 443)
Que Goethe ou Nietsche révèrent Spinoza pose problème à un futur nazi nommé Alfred Rosenberg, né dans l'Estonie de la première guerre mondiale. Et c'est tout l'intérêt du livre de Yalom de rapprocher les deux époques, celle de Spinoza et celle de la montée du nazisme, pour montrer la difficulté à faire entendre raison  quand les passions se déchaînent. Alfred Rosenberg est très jeune fasciné par les théories raciales de Chamberlain et Gobineau. Ses maîtres, érudits et sages, le contraignent à recopier Goethe évoquant son admiration pour Spinoza, puis à lire Spinoza lui-même. Ils espèrent que la voie de la connaissance et du savoir le détournera de l'inanité des théories raciales. Ils espèrent également que, constatant la qualité de la pensée se Spinoza, Rosenberg renoncera à penser que les juifs sont faibles et dégénérés (comme moi, j'espère toujours que mes étudiants, formés aux sciences sociales par mes soins, n'adhéreront pas aux théories du complot). Cela ne se produit pas, évidemment.

Alfred Rosenberg fera une brillante carrière, comme directeur de la propagande hitlérienne, puis comme ministre du Reich, avant d'être condamné à mort à Nuremberg. Habilement, Yalom  restitue sans l'excuser ce qu'il conçoit de la psychologie de Rosenberg : le décès de la mère, la froideur du père, l'absence de relation avec le frère, la recherche de boucs-émissaires à son malaise et la fascination pour Hitler, sorte de père de substitution. Ce portrait psychologique est rapproché du problème que représente pour Rosenberg l'exigence de Spinoza, la liberté de Spinoza, la judéité de Spinoza, qui personnifie le combat contre la passion aveugle, contre les explications simples, contre la bêtise. C'est comme une question existentielle qui revient dans la vie de Rosenberg et ne le quittera pas, participera même de sa folie.

Rosenberg ne comprendra jamais Spinoza. Il ne comprendra jamais que Spinoza a accepté de payer le prix de la  vérité et de la Raison, le prix de la liberté : être seul, écarté de la communauté, y compris par ceux qui lui sont le plus chers, sa sœur chérie et son frère. Qu'il a renoncé à l'amour qui l'effrayait (c'est le seul moment où peut-être, la passion s'exprime, quand il renonce à l'amour, pensant ne pas en être capable, et préfère son travail qu'il nommera la passion de la Raison). Un prix que Rosenberg lui, ne peut concevoir ni supporter, car la passion qui l'aveugle et le fait vivre, c'est d'aimer et d'être aimé d'Hitler.

Comme souvent dans les livres de Yalom, il y a un passeur, un personnage qui essaie de faire entendre la raison dans la folie, un psy intelligent et doux, Friedrich.

Il nous faudrait davantage de Friedrich, ces temps-ci, me dis-je en écoutant les vociférations à la radio. 

Lire le dentiste, (faire semblant de) lire chez le dentiste

Dentiste
Il se confirme que j'apprécie Nouveau Dentiste l'Optimiste. Un type bienveillant, qui s'enquiert de savoir si j'ai mal, fait une petite blague en passant quand la fraise s'enfonce douloureusement dans mes chairs à vif. Et il voit les choses du bon côté, t'inquiète pas, laissons faire le temps, on va la sauver ta dent. Comme j'aimerais le croire.
 Depuis toujours, je goûte le mystère et la dissimulation, preuves tangibles qu'il est possible de se soustraire au regard de l'Autre. Chez Nouveau Dentiste l'Optimiste, je suis servie. En se croisant dans le couloir, on fait mine de rien, un vague sourire, me reconnaît-il seulement, je ne sais. Ensuite, je m'installe dans la salle d'attente avec un livre, que je ne lirai pas puisque j'écoute les conversations. Dissimulation. J'entends dire que Nouveau Dentiste l'Optimiste est pénible parce qu'il est toujours en retard ; mais qu'il est tellement agréable et compétent. C'est vrai, pensé-je. Je reste longtemps, dans la salle d'attente, me faufile dans le cabinet entre deux patients, on me regarde bizarrement, je ne vais quand même pas leur dire que je me surajoute à son agenda déjà archi-plein. Je suis la première à détester les privilèges, c'est tellement énervant. Je m'énerve moi-même d'être venue, qu'est-ce que je fous là, c'est quoi cette idée qu'un copain d'un copain me soigne, n'importe quoi.
 Au bout d'un moment, l'assistante me fait entrer, elle devine la relation vaguement amicale avec son patron  puisque, la porte refermée, on s'embrasse gentiment sur les deux joues : "salut, ça va ?". Elle reste discrète, s'enquiert seulement de savoir si je suis musicienne. Non, je réponds en souriant. Pas de détails, restons dans le mystère. Nouveau Dentiste l'Optimiste se dissimule aussi, parlera surtout de ce qu'il conviendrait de faire maintenant. Je me sens gênée, de le connaître dans son environnement professionnel, sa blouse blanche doucement appuyée contre mon pull bleu ; je préférais quand on buvait un verre la semaine dernière. Peut-être que lui aussi se sent gêné, de connaître mes caries, mes couronnes, mon haleine de chacal, une intimité un peu dégoutante (existe-t-il des intimités qui ne soient pas un peu dégoutantes ?), tellement différente de la vie dehors.

On n'évoquera pas non plus ses états d'âme, ses textes mélancoliques ou ironiques qu'il m'est arrivé d'entendre chantés ou de lire, à la dérobée, par dessus une épaule familière.  Dissimulation. Représentation.

A la prochaine, alors, Nouveau Dentiste, peut-être pas si optimiste. 

vendredi 2 janvier 2015

Un quinze août à Paris

Un quinze août à Paris
Depuis une semaine ou deux, j'ai envie de rouvrir la boutique pour râler contre le livre de Céline Curiol, Un quinze août à Paris. Histoire d'une dépression. A mon sens, il s'agit d'une pâle imitation francophone de l'essai anglophone de Siri Hustvedt, La femme qui tremble, que déjà je trouvais très surfait. Alors quand on me sert deux variantes d'un mets déjà très surfait, je me sens comme écoeurée, surtout après les agapes de fin d'année, sans parler des conneries post-beuveries qui accompagnent.

Céline Curiol utilise les mêmes procédés que Siri Hustvedt, bien que dans une recette à la sauce parisienne plutôt que new-yorkaise : une pincée de récit autobiographique et des kilos de citations délayées dans des litres de fiches de lecture. Cela donne une construction bancale qui camoufle surtout ce qui me semble un genre de copier-coller chronologique... A la fin, elle a un certain toupet d'adresser des "Remerciements chaleureux à ceux qui ont rendu, à leur façon, ce texte possible : Paul A. et Siri H.". On rigole jaune (même s'ils se connaissent peut-être, étant tous publiés chez Actes Sud). Cela fait penser à Régine Deforges rendant hommage à Margaret Mitchell en ouverture de La bicyclette bleue, après avoir repompé la structure narrative d'Autant en emporte le vent

Je n'ai pas aimé Un quinze août à Paris. Histoire d'une dépression. J'admets que ma déception est sans doute liée à des attentes démesurées  dans la compréhension de la (ma) mélancolie. Je reconnais également que beaucoup des propos m'ont interpellée, intéressée, touchée, notamment quand l'auteure restitue sa vérité émotionnelle ; à travers la singularité de l'expérience s'exprime quelque chose qui la dépasse. Certains passages sonnent très juste :

""Etre comme les autres" était une idée à mesure variable, une combinaison commode que l'on pouvait enfiler à volonté quand un référent devenait nécessaire. Il était difficile de ne pas résister à une adhésion bornée à la norme mais être jugée "extravagante", "anormale" avait l'amertume d'une punition. Conserver un équilibre entre la constitution d'une individualité viable et ses possibilités d'évolution sociale n'était pas une entreprise facile".   (p. 88).
"Je me blotissais contre l'idée que cela allait passer, mais cela ne passait pas, bien que cela ne puisse appartenir à ma destinée telle que je l'avais envisagée. Cela était pourtant de la même substance que moi. Il fallut une photographie pour me rendre compte que mon visage avait changé" (p. 93).

"J'étais comme ces personnages de dessin animé qui battent des bras avidement, dans l'espoir vain et instinctif de demeurer en suspension par leurs propres moyens, de réchapper en la dénigrant à la force de gravité, alors que le bord du précipice a déjà été franchi. Les limites étaient brouillées, trop perméables. La retenue n'opérait plus par réflexe, en amont et indépendamment de décisions conscientes, qu'il était de toute façon difficile d'appliquer. "Je ne pleurerai pas", me disais-je. Et quelques dizaines de secondes plus tard, j'éclatais en sanglots. Rien ne venait plus endiguer mes débordements émotionnels. Je pleurais chez l'analyste, je pleurais devant mes proches, lamentable fontaine. Je n'étais que réactions. Hors du temps, j'allais beaucoup trop vite. C'était la précipitation immobile. " (p. 136-137).
"Notre vie intérieure n'est peut-être que la résolution des défis successifs que nous lance notre imagination." (p. 181).

Longtemps après la lecture, la justesse reste mais n'annule pas l'agacement. Par exemple au début du livre, quand une série d'anaphores (pas sûr qu'il s'agisse du terme exact) fait savoir que les romanciers et autres intellectuels visitent en nombre et en profondeur la question de la dépression. Je comprends la démarche visant à "dépathologiser" la chose, à en montrer le caractère finalement peut-être pas si exceptionnel ou médical, mais l'assimilation d'un tas de termes et la répétition (de l'italique aussi) m'ont semblé peser des tonnes, et surtout risquer de trahir le propos unique de chacun de ces auteurs.

"Pour Fernando Pessoa, elle se nomme l'intranquillité" (p. 19).
"Pour Donald Winicott, elle est une réévaluation intérieure de l'être" (p. 22).
"Pour Marguerite Duras, elle se nomme la maladie de la mort" (p. 24).
"Pour Rainer Maria Rilke, elle se nomme l'existence en surnombre" (p. 31).
"Pour Russel Banks, elle se nomme la volonté agitée" (p. 34).
Qu'elle s'attaque à Russel Banks, dont l'écriture est si retenue et distanciée, m'a particulièrement énervée. (Il me semble aussi qu'à un moment le spleen baudelairien est cité, ce qui m'énerve presque autant).
Et puis, les fiches et citations qui reprennent très sérieusement des recherches entreprises sur le sujet... Comme c'est ennuyeux et académique. Le livre pouvait être réduit de moitié, retaillé comme un diamant, le diamant de ce que la narratrice traverse au long de cet épisode où sa vie est en jeu, dans un espace tout à la fois hors de l'événement, de la géographie et de l'imagination. Quand elle perd jusqu'au goût de l'écriture et de la lecture, quand elle ne peut trouver à l'extérieur une consolation, quand aucun de ses stratagèmes patiemment forgés contre l'anxiété n'opère plus. Mais rien de tel, absolument rien, on se trouve face à un pavé indigeste dont il faut extraire la moëlle. Cela me met en colère, peut-être par un renvoi douloureux à mes propres manières de faire, d'écrire, de lire, d'échapper à la mélancolie...
Enfin, il me semble fou, et caractéristique d'une époque prompte au recyclage comme à l'imitation, que des citations et paraphrases puissent constituer le fondement d'une œuvre de création littéraire sans que personne n'y trouve à redire (mais je n'ai pas lu tous les compte-rendus concernant cet ouvrage). Par comparaison, Houellebecq qui a pourtant été très critiqué pour avoir recopié Wikipédia, apparaît bien timide dans La carte et le territoire.