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dimanche 23 janvier 2022

François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes

Une histoire poignante qui se passe en Chine. Un sinologue raconte, sous forme de roman, la vie de trois personnages secondaires de la vie du futur premier empereur de Chine, Zheng, le roi du royaume Qin. Trois personnages secondaires dans la vie du puissant monarque, mais centraux les uns pour les autres et pour les leçons de vie qu'ils enseignent, se déploient sous la plume informée et imaginative de François Cheng.

Ces trois personnages se rencontrent autour d'un verre, dans une auberge du royaume Yan. Chun-Niang, Dame Printemps, vendue par ses parents miséreux à des aubergistes (oui, oui, elle a des airs de Cosette, cette Dame Printemps), est abusée dès son plus jeune âge. Sa grande beauté la fait remarquer par le roi des Yan, le Prince Dan, dont elle devient la concubine, sans espoir de retour à la vie ordinaire.

Entre-temps, elle s'est liée à deux amis, Gao Jian-Li et Jing Ko. 

Gao Jian-Li joue du Zhou, une sorte de cithare, un instrument auquel il a été initié par un maître qu'il n'a pu s'empêcher de suivre, dès l'enfance ("Quand le destin lance son oracle, les humains n'ont qu'à obéir. Je partis", p. 23). 

Jing Ko est une sorte de mercenaire, qui a appris les arts martiaux, puis la sagesse qui aide à canaliser la violence. 

Les trois amis s'aiment, comme le chante le choeur du livre:

"Noble amitié, noble amour. Heureux ceux qui connaissent les deux dans le même temps. Si l'amour enseigne le don total et le total désir d'adoration, l'amitié, elle, initie au dialogue à coeur ouvert dans l'infini respect et à l'infini attachement dans la non-possession. Les deux, vraie amitié et vrai amour, s'épaulent, s'éclairent, se haussent, ennoblissant les êtres aimants dans une commune élévation. Moment miraculeux".

 François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 43

Par amour et amitié pour Chuan-Niang, pour la soustraire à son destin de concubine, Jing Ko s'engage dans la mission de tuer le roi Zheng, du royaume Qin, ce qui sauverait le royaume Yan. La mission est terrible, la suite du livre est tragique, il y a du sang, des larmes, des cadavres.

Mais surtout, il y a cet amour et cette amitié qui perdurent au-delà de la mort (l'amore), car les âmes errantes reviennent.

Gao Jian-Li le ressent :

"Comme il se dégoûte à rechercher encore de menus plaisirs physiques ! Il sait depuis longtemps que la saison de l'âme a commencé. L'âme ? C'est bien par elle que la vraie beauté d'un corps rayonne, c'est par elle qu'en réalité les corps qui s'aiment communiquent."

 François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 97

Chun-Niang l'exprime :

"Non, je ne doutais pas que nous nous serions ré-unis, mais je pensais que ce serait après ma mort.

Or, la faveur nous est accordée. J'aimerais croire que la frêle bougie qu'est devenue ma vie consumée, bougie jamais éteinte, bougie qui n'est plus que flamme, ait éclairé le chemin du retour de mes aimés. Cet énigmatique chemin terrestre.

Alors que je suis encore ici sur terre, je vis cette expérience de partage avec les deux êtres que je porte en moi, partage qui a lieu à intervalles réguliers, durant les nuits de pleine lune. Nous avons refait ensemble notre parcours à trois, lumière et ténèbres entrelacées. Chacun a pu dire ce qu'il a vécu, ressenti. Chacun a pu tout dire, sauf l'indicible."

 François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 113-114

Cela se termine par un long chant des âmes retrouvés. C'est beau. Et c'est la leçon : les âmes qui s'aiment se retrouvent au-delà de la mort. Soyez attentif.ve, à la prochaine pleine lune...





vendredi 31 décembre 2021

L'histoire de l'amour

 Quel magnifique roman que L'histoire de l'amour, de Nicole Krauss. C'est plein d'humanité et de surprises et même si ça se terminé par une mort (spoiler), cette histoire d'amour ne finit pas mal, en général.

C'est un entrelacement d'histoires, à travers le temps et l'espace. Celle de Léo, immigré juif polonais à New York, qui dans son enfance et son adolescence, juste avant la deuxième guerre mondiale, a aimé une fille prénommée Alma. 

Celle de Zvi, un ami perdu de vue de Léo, grâce et à cause de qui sera publiée l'histoire de Léo. 

Celle d'une jeune Alma américaine, prénommée ainsi d'après la première Alma (sans le savoir) , qui renouera les fils des histoires précédentes avec l'aide de son frère, Bird, qui est persuadé d'être le Messie.

Tous les personnages sont attachants, y compris le père décédé d'Alma et Bird, David, un survivaliste avant l'heure ; leur mère, une intello évaporée ; leur oncle Julian, un type un peu paumé ; Misha l'ami russe d'Alma. La femme de Zvi, Rosa, qui sait si bien garder les secrets.  Issac Moritz, l'écrivain qui est en fait le véritable héros de l'histoire. Et même Dieu. 

De multiples détails rendent ces figures présentes, vivantes. Les réflexions sur la vie que sème Nicole Krauss sont très justes, finement observées. Elle sait le rapport au passé, aux souvenirs, à la transmission, ne se prive pas de le labourer en tous sens.

La construction du roman est habile, mais le style patchwork est encore meilleur : ça tient à la fois du récit, du journal intime, de la correspondance, de la prise de notes et du manuscrit en train de se faire, du rêve et de la réalité.

Bref, j'ai adoré.

Quelques extraits, pour me souvenir :

 "Le moment était passé, la porte entre les vies que nous aurions pu avoir et les vies que nous avons eues s'était refermée à notre nez. Il vaudrait mieux dire, à mon nez. La grammaire de ma vie : empiriquement, à chaque fois qu'apparaît un pluriel, mettre un singulier."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 168

"Autrefois, il n'était pas du tout inhabituel d'utiliser un morceau de ficelle afin de guider des mots qui sinon auraient pu vaciller avant d'atteindre leur destination. Les gens timides avaient une petite pelote de ficelle dans leur poche, mais les personnes que l'on considérait comme des grandes gueules en avaient elles aussi besoin, puisque ceux qui ont l'habitude d'être écoutés par tout le monde sont souvent perdus quand il s'agit d'être écouté par une seule personne. La distance physique entre deux personnes utilisant une ficelle était souvent petite ; parfois, plus la ficelle était petite, plus le besoin de ficelle était grand.

La pratique d'attacher des gobelets à l'extrémité de la ficelle est venue bien plus tard. D'aucuns disent que cela vient du désir irrépressible de presser un coquillage contre une oreille afin d'entendre l'écho toujours vivant de la première expression du monde. D'autres disent que l'on doit cette pratique à l'homme tenant l'extrémité d'une ficelle qu'une jeune fille partie en Amérique avait déroulée d'une rive à l'autre de l'océan.

Quand le monde est devenu plus vaste et qu'il n'y eut plus assez de ficelle pour empêcher que ce que les gens voulaient dire ne disparaisse dans cette immensité, le téléphone a été inventé.

Parfois, il n'y a pas de longueur de ficelle suffisante pour dire les choses qui ont besoin d'être dites. Dans ces cas-là, tout ce que peut faire la ficelle, quelle que soit sa forme, c'est guider le silence de quelqu'un."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 214

"Lorsque nous allions nous baigner dans l'océan, j'observais son corps quand il plongeait dans les vagues et je ressentais à l'estomac quelque chose qui n'était pas une douleur mais autre chose."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 263

 "Il apprit à vivre avec la vérité. Pas à l'accepter, mais à vivre en sa compagnie. C'était comme s'il vivait avec un éléphant. Sa chambre était minuscule et, chaque matin, il devait se glisser le long de la vérité simplement pour se rendre à la salle de bains. Pour atteindre l'armoire et sortir des sous-vêtements, il lui fallait passer à quatre pattes sous la vérité, en priant pour qu'elle ne choisisse pas ce moment précis pour s'asseoir sur son visage. La nuit, quand il fermait les yeux, il la sentait planer au-dessus de lui."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 297


jeudi 8 avril 2021

La fin de la plainte, François Roustang

François Roustang, La fin de la plainte
Un ami m'a offert La fin de la plainte, de François Roustang. Je me suis demandée ce que cela signifiait, même et surtout quand l'ami s'est écrié que le titre ne m'était pas adressé, car je ne me plains pas (qu'il croit, ai-je pensé par devers moi).

J'ai mieux compris l'intention de l'ami et celle de l'auteur en lisant l'ouvrage. Il s'agit de se familiariser avec la pensée d'un psychanalyste échappé (défroqué ? C'est un ancien jésuite), qui emprunte des chemins de traverse. François Roustang cherche à  élaborer une approche thérapeutique qui conduise le patient malheureux à sortir de la plainte, au lieu de s'embourber dans sa peine. 

Pour Roustang, la plainte est un piège, surtout lorsqu'elle devient un mode d'existence, une identité à laquelle on se résume. La plainte, quand elle nous envahit, nous dévore et nous assèche.

"Si nous sommes malades ou malheureux, c'est que le sol de nos existences s'est appauvri, que, détournés des circonstances nouvelles qui s'imposent à nous, nous nous sommes laissés aller à la plainte, que notre nappe phréatique est au plus bas niveau, qu'il nous faut donc la reconstituer pour que puissent y pousser des arbres et des fleurs."

                            François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 57 

Pour sortir de la plainte, François Roustang propose de se concentrer sur le corps, les sens et les sensations. Etre disponible au présent, se couler dans ce qui advient, s'ouvrir aux autres. C'est ce qu'enseignent bien des philosophies orientales, dont la philosophie chinoise, sur laquelle Roustang s'appuie en mobilisant la notion de Chi, l'énergie vitale.

D'abord, passer par une "cure de désintoxication narcissique", comme il qualifie l'hypnose (p. 175). Se débarrasser de la réflexion sur soi, de l'élaboration par le langage, de la psychanalyse, superflue et inefficace :

"Les psychanalystes savent bien que la prise de conscience n'a jamais guéri personne. Non seulement le souci de soi ou le regard tourné vers soi-même n'opère aucun changement, mais il peut avoir les conséquences les plus néfastes. On peut les répertorier cliniquement sous trois clefs : narcissisation, déréalisation, dépression. A force de se préoccuper de sa prétendue vie intérieure, de ses pensées, de ses fantasmes et de ses rêves, on se perd dans l'analyse de soi, on devient, comme Narcisse, amoureux de sa propre image et on lui substitue l'intérêt que devraient avoir les choses et les êtres de chair et de sang."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 62-63 

"L'attention excessive portée à ses faits et gestes, l'analyse indéfinie de ses émotions petites et grandes, le besoin permanent d'être reconnu, la justification à ses propres yeux de ses dires et de ses actes, la plainte qui ne veut cesser, tout cet ensemble ouvre la voie au refus et au déni de la réalité.  Mais cela n'est qu'un début ; celui qui s'attarde à lui-même et ne se prête pas chaque jour au jeu des événements en vient à s'étioler et à s'anémier. Il a voulu se suffire et se clore, il ne dispose plus que de ses propres forces dont les réserves vont aller s'épuisant. Il voulait ignorer que, pour se fermer sur soi-même de façon durable et efficace, il fallait s'ouvrir au-dehors. Maintenant il n'en peut plus, il est déprimé et implore la délivrance de lui-même."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 174

François Roustang souligne à juste titre la dimension culturelle de la plainte. Dire ses sentiments, exposer son intimité, concevoir un esprit séparé du corps sont des spécificités occidentales. Il signale aussi la dimension sociale et relationnelle de la plainte, l'imbrication de la psyché individuelle dans un collectif inter-générationnel bien plus grand que l'individu isolé.

 "Le malheur, la façon de souffrir, le mal-être révèlent toujours un système social et une insertion desquels le patient ou la patiente n'a pas la force de se détacher. Les limites du bonheur ont été tracées par l'entourage. Les franchir fait courir fait courir le risque du rejet dans des abîmes de solitude. Parler de conflits psychiques est une erreur, il n'y a de conflits que relationnels. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de souffrance ou de malheur personnels, cela signifie que la manière de souffrir et d'être malheureux est un produit de relations, pas seulement avec papa et maman, mais avec tout un milieu dans la suite des générations. Changer l'existence de quelqu'un, c'est sans doute à la fin changer sa vie intérieure, mais par le biais du changement de sa place relative."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 79-80 

C'est pourquoi le transfert, au sens où on l'entend en psychanalyse, n'existe pas dans l'approche de Roustang. Il est remplacé par une relation sans cesse remaniée, changeante, où thérapeute et patient sont à égalité.

Ensuite, plutôt que par la pensée, imaginer une thérapie qui passe par le fait de renouer avec le corps, le corps du patient et le corps de l'Autre. Donner ainsi au terme "manipulation" une connotation unifiée, par opposition à celle qui sépare manipulation physique et manipulation psychique. Pour cela, François Roustang propose notamment de procéder par la visualisation, par l'attention aux mouvements, par la gestuelle. Créer une sorte de ballet, d'échange d'énergie entre le thérapeute et le patient. C'est ce qui, selon lui, est en jeu dans l'hypnose. 

Pour Roustang, l'hypnose est donc une rencontre des corps et des esprits, dans laquelle l'hypnotisé se soumet aux injonctions de l'hypnotiseur. Injonctions qui sont en fait une mise en acte du désir de l'hypnotisé, une façon de le remettre en mouvement. La sujétion et la soumission à l'apprentissage de l'hypnotiseur (hétéronomie) ouvrent à la liberté (autonomie) de l'hypnotisé.

"Nous venons demander à quelqu'un de nous apprendre ou de nous réapprendre à vivre, nous nous soumettons donc par avance aux apprentissages qu'il faudra bien nous enseigner. (...) Or ces apprentissages d'un ordre particulier, qui peuvent prendre mille diverses figures, n'ont pas une autre structure que ceux proposés par l'école, la famille ou la société. Ils ne se résument pas à une autre forme d'expression que celle de l'impératif: "faites le maintenant". Car, comme de tout le reste, on ne fait l'apprentissage de l'humanité que par la pratique.

En ce cas l'hypnose n'a rien d'original, si ce n'est qu'elle prend au sérieux cette structure et qu'elle ne craint pas de l'utiliser. (...) On voit donc comment fonctionne l'hétéronomie. Elle ne détruit pas l'autonomie, elle la convoque, la provoque et la suscite éventuellement. De même que dans l'apprentissage le maître ne peut pas faire à la place de l'élève ou de l'apprenti, mais que celui-ci doit trouver en lui les ressources suffisantes pour prendre l'acte à son propre compte, de même l'hypnotiseur peut bien suggérer avec tout son pouvoir ou tout le pouvoir qui lui est octroyé par l'hypnotisé, il ne peut pas décider pour lui. Le pas ou le saut décisif sont garants de l'initiative et de la liberté de l'hypnotisé."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 166-168

Par cette rencontre qu'est l'hypnose, il s'opère une transformation. Pour se sentir mieux, il faut en effet tendre à devenir comme une "chose".  Un caillou tranquille, une calme rivière. Trouver sa place dans l'environnement, et l'environnement répondra (cela fait penser à la fameuse "loi de l'attraction", très en vogue dans les philosophies New-Age et autres recettes de développement personnel). Retrouver son corps, oublier les peurs et les angoisses, se détourner de son petit nombril pour être disponible au présent et à la relation.

"Guérir l'esprit, c'est entreprendre le réapprentissage du corps ou son apprentissage à l'égard du monde, qui commence par le retour à la chose."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 182

Enfin, pour terminer ce livre qui brasse des tas d'idées et de références (avec même un "Petit guide du changement", à la fin), François Roustang insiste sur la notion de rite, présente dans l'hypnose comme dans d'autres thérapies. J'ai beaucoup aimé, cette partie sur le rite. Le rite est ce qui met en jeu le sacré, et avec lui le rapport à la mort. Il est ce qui nous enseigne que la vie nous a précédés, et continuera après nous. Il nous décentre. En même temps, il nous met en relation les uns avec les autres, nous fait sentir l'harmonie du groupe et au-delà, celle du monde.

"Accomplir le rite, c'est-à-dire marcher dans la Voie qui préexiste à l'existence humaine, n'a rien d'une soumission passive. Il s'agit non de se courber sous la menace d'un destin écrit pour toujours dans le ciel, mais de répondre à la manière dont les choses se passent, à la Voie que suivent les choses."

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob poches, p. 182

J'ai été néanmoins parfois désarçonnée par l'ouvrage de Roustang, particulièrement par l'insistance à se débarrasser de toute réflexion sur soi-même, et plus largement de toute théorie : la non-pensée, est-ce vraiment un horizon souhaitable ? Comment conjuguer le mouvement et l'action qui réalise l'intention, avec l'absence de désir et l'immobilité qui caractérisent le caillou ? Cela m'a fait penser à cette phrase de mon prof de philo, entendue autrefois : "Il n'y a que les imbéciles qui soient heureux". Par moments, j'avais l'impression que Roustang nous conseillait de devenir des imbéciles heureux (et bien sûr amoureux, comme dans la chanson de Ronan Luce, on espère). Roustang semble remplacer une illusion (celle de la connaissance par le langage et de la toute-puissance du désir, propres aux cultures occidentales) par une autre (celle d'une absence de désir et d'une harmonie facile avec le monde). 

En même temps, La fin de la plainte contient beaucoup de sagesse, pour les Occidentaux éternels insatisfaits que nous sommes, notamment par les ponts qui sont faits avec la pensée chinoise (cela m'a fait penser à l'essai Cinq concepts proposés à la psychanalyse, du sinologue François Jullien). En particulier, le rappel que la vie et le sacré ne font qu'un et nous dépassent, que la vie était là avant nous et sera là après nous. Qu'on vit plus heureux en se souvenant que le sacré peut s'inviter dans chacune de nos actions et de nos relations,  pour peu que l'on se rende disponible, attentif à l'invisible et à la beauté des choses. Que par moments, s'imaginer être une pierre ou une rivière, ou un chat ou un petit pont de bois, fait du bien. Et puis, je  suis comme le renard, j'aime les rites... 


jeudi 25 mars 2021

Bobin-Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas

Ca a du bon de fréquenter les divans de psychanalystes. Pas seulement pour les divans, pas seulement pour les psychanalystes, également pour les salles d'attente. C'est donc dans une salle d'attente de psychanalyste que j'ai ouvert et très progressivement découvert l'album  Donne-moi quelque chose qui ne meure pas. Un album qui entrelace textes de Christian Bobin et photographies en noir et blanc d'Edouard Boubat. Un album bouleversant de simplicité et de tendresse, qui fait du bien dans une époque de cynisme et de désenchantement généralisés. A tel point que le lire quelques minutes à la volée ne m'a bientôt plus suffi. Je possède désormais cet objet, publié en 1996 et toujours de première fraîcheur.

Christian Bobin commente tranquillement la personne et l'oeuvre photographique d'Edouard Boubat, tout en livrant quelques anecdotes et autres réflexions sur la vie. J'aime bien l'entremêlement des textes avec les photos, non classées, ni chronologiquement, ni par aire culturelle. On passe de la Russie (comme ci-dessous) à Paris ou au Mexique, quand Boubat prend en photo des enfants. De la Bretagne au Brésil à l'Inde aux Pyrénées-Orientales quand il photographie des paysans, et ainsi de suite. 

Comme l'écrit Christian Bobin,

"Mexique, Portugal, France, Inde, Côte-d'Ivoire, Maroc, Chine, années cinquante, années soixante, années quatre-vingt, les vêtements, les objets et les rues changent, demeurent les rires, la peine et la douceur, le pain que l'on mange et les enfants que l'on berce, les mêmes atomes partout, les images captent ce qui passe, dans ce qui passe il y a ce qui ne passe pas, la vie élémentaire, résistante, une communauté de songe et de fatigue."

Christian Bobin, Edouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 (pages non numérotées)

Bobin ne se prive pas d'ajouter au sympathique désordre iconographique de Boubat quelques considérations décousues mais très sages. Il nous gratifie d'une anecdote toute mignonnette, une visite au magasin pour aller acheter des fromages, en fait un développement sur le regard de Boubat, sur les gens de peu, sur nous en fait. 

Et puis il produit ce paragraphe qui magnifie tout, l'enfance, la rencontre, l'amitié, l'amour : 

"La confiance est la matière première de celui qui regarde : c'est en elle que grandit la lumière. La confiance est la capacité enfantine d'aller vers ce que l'on ne connaît pas comme si on le reconnaissait. "Tu viens d'apparaître devant moi et je sais qu'aucun mal ne peut me venir de toi puisque je t'aime, et c'est comme si je t'aimais depuis toujours." La confiance est cette racine minuscule par laquelle le vivant entre en résonnance avec toute la vie - avec les autres hommes, les autres femmes, comme avec l'air qui baigne la terre ou le silence qui creuse un ciel. Sans confiance, plus de lien et plus de jour. Sans elle, rien." 

Christian Bobin, Edouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 (pages non numérotées)


C'est beau, c'est juste, c'est tellement chouette quand ça survient, la confiance... 



lundi 22 mars 2021

George Eliot, Le moulin sur la Floss

"Si à 50 ans on n'a pas lu un bouquin dans la Pléiade, c'est qu'on a raté sa vie", a peut-être pensé l'ami qui m'a offert ce magnifique ensemble de deux romans de George Eliot, Le moulin sur la Floss et Middlemarch, parus récemment. Cela faisait plusieurs années que, patiemment, il remettait sur le tapis de nos échanges littéraires le nom de George Eliot, écrivaine du XIXème siècle, très classique au Royaume-Uni mais relativement peu connue en France. Il a fini par me l'offrir, et moi par me décider à lire.

Au préalable, dépasser ma timidité devant l'objet "Pléiade", un objet pour amateurs cultivés (snobs ?) qui m'a toujours paru bien éloigné de mon univers. Je pensais qu'il serait difficile de déchiffrer ces petits caractères sur papier bible. Je craignais d'y laisser mes yeux de néo-quinquagénaire et d'abandonner très vite, ce qui me ferait honte, la honte de ne pas être digne de ce beau cadeau.  Eh bien, pas du tout ! Tout naturellement, j'ai pris en mains l'ouvrage (léger), muni de deux marques-pages hyper pratiques pour garder d'un côté la page où on en est, de l'autre la progression dans l'appareil de notes, très fourni et très érudit, annexé en fin de volume. J'ai tranquillement avancé, prise dans l'écriture et les rebondissements multiples imaginés par George Eliot.

Car Eliot a le sens du drame. Les personnages principaux du Moulin sur la Floss sont un frère et une soeur, Tom et Maggie Tulliver. Leurs années de jeunesse, au moulin de leur meunier de père, sont paisibles. Pourtant, le fossé se creuse entre Tom, qui a le privilège de recevoir une éducation mais n'a aucun goût pour l'étude, et Maggie, très vive, grande lectrice, condamnée en tant que femme à ne recevoir pour seul bagage intellectuel que quelques préceptes religieux. 

George Eliot sème le roman de leurs vies d'épisodes terribles : 

- le revers de fortune du père aimant, doublé de la condamnation morale d'une famille mesquine et très à cheval sur les conventions (genre Précieuses ridicules à l'anglaise) ; 

- l'amitié tendre et belle entre Maggie et le fils handicapé du meilleur ennemi et créancier de son père, que Tom empêche à toute force ; 

- l'arrivée d'un fiancé improbable qui fera commettre à Maggie une transgression entachant pour toujours sa réputation ; 

- et pour finir, une catastrophe naturelle. Les histoires d'amour, amour familial comme amour amoureux, finissent mal, chez Eliot. Par moments, on se croirait dans un Zola, plus bourgeois quand même. L'intrigue est construite de main de maître, les surprises coupent le souffle.

Last but not least, l'écriture est superbe, fine, précise, parfois ironique car Eliot sait se moquer de ses personnages. Elle nous assène pas mal de morale chrétienne, tout en faisant comprendre entre les lignes qu'elle n'y croit pas vraiment. Elle manie aussi beaucoup les références à la nature, ainsi que les métaphores afférentes, ce que j'apprécie tout particulièrement. Et puis, j'aime bien qu'elle prenne sans cesse à témoin son lecteur/sa lectrice, qu'elle nous engage fermement à écouter et regarder ce qui se passe.

Voici donc trois extraits choisis au hasard, car je me limite, je ne vais pas tout recopier, surtout pour un retour sur ce blog longtemps abandonné (pour ceux qui passeraient par là et que cela intéresserait, c'est parce que je terminais mon Habilitation à diriger des recherches. Et que je faisais pas mal de Kundalini yoga. D'ailleurs, j'ai commencé un autre blog à ce sujet. Et puis, le confinement, tout ça...)

"Vous ne pourriez pas vivre au milieu de ces gens là ; vous étouffez parce que rien ne vous permet de vous échapper vers quelque chose de beau, de grand ou de noble ; vous êtes agacé par ces hommes et ces femmes médiocres, parce qu'ils forment une population en désaccord avec la terre sur laquelle ils vivent - avec cette riche plaine où la grande rivière coule sans cesse vers la mer et met en rapport les faibles pulsations de cette vieille ville anglaise avec les battements puissants du coeur du monde."

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 295

"La destinée de Maggie nous est donc cachée  pour le moment, et nous devons attendre qu'elle se révèle comme le cours d'une rivière qui n'est pas encore tracé sur les cartes ; nous savons seulement que la rivière est pleine et rapide, et que toutes les rivières ont la même destination finale."

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 437

"A quand remontait cet instant odieux où, pour la première fois, elle avait pris conscience d'éprouver un sentiment qui entrait en conflit avec ce qui était pour elle la vérité, l'affection et la gratitude, sans le repousser avec horreur, comme un objet répugnant ?"

G. Eliot, Le moulin sur la Floss, La Pleiade, 2020, p. 501

samedi 23 mars 2019

Douleur, Zeruya Shalev

J'avais déjà été ébahie à la lecture de Ce qui reste de nos vies, de Zeruya Shalev. Je le suis à nouveau avec Douleur, son dernier livre. 

Zeruya Shalev prend aux tripes, les tord sans relâche, elle presse les émotions comme des citrons, les beaux citrons de Galilée, ça fait mal et ça fait du bien.

Il faudrait raconter l'histoire, au moins le début. Iris, victime d'un attentat 10 ans plus tôt, sent soudainement ses douleurs-séquelles se raviver. Elle est mariée à un type banal, Micky, le genre ours mal léché, scotché à son ordi, à jouer aux échecs. Iris est aussi mère de deux enfants presque adultes, qui se cherchent. Elle s'est accomplie professionnellement, dirige une école, assure l'accueil d'enfants en difficultés, on sent que son métier la tient. Mais, fatiguée et percluse de maux, elle se retrouve dans le service spécialisé d'un hôpital de Jerusalem.

Et là, par un hasard bouleversant, elle retrouve son amour d'adolescente, Ethan, celui qui lui a brisé le coeur 30 ans plus tôt, celui qui est à l'origine d'un traumatisme bien plus grand et bien moins guérissable que la bombe du bus. Celui qui a disparu dans le silence.
C'est très vite la passion et le chaos.  Les mots se bousculent. La vie d'Iris, bien rangée en apparence, vole en éclats puis se recompose, entre Jerusalem où elle vit et aime, et Tel-Aviv où vit sa fille. 

Il faudrait parler surtout de la cosmogonie Shalev. Dans le monde de Zerya Shalev, tout est dans tout, le battement d'ailes d'un papillon à Shanghaï produit des effets à Mexico. Ce qu'on a vécu à 18 ans vous revient en boomerang 30 ans plus tard. Ce que pense, désire, rêve et ressent une femme de 45 ans change la vie de sa fille de 20 ans, la sauve illico ou la précipite dans le chaos. C'est ainsi, c'est le destin, ou une forme de superstition et de toute-puissance maternelles tellement ancrées qu'elles en deviennent plausibles.

Le roman est plein de la voix intérieure de la narratrice, du récit produit par cette voix, qui façonne le réel à force d'être imaginé. C'est un excellent roman. Auquel je m'identifie, évidemment, sociologiquement cela ne peut pas être autrement, et sentimentalement non plus. Et je suis envieuse de la capacité de Zeruya Shalev à mettre en mots les ouragans intérieurs... 

Extraits :

"Si seulement on savait s'aimer autant que se fâcher, embellir autant qu'enlaidir, donner et prendre du plaisir autant que donner et prendre des coups."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 238-239

"Oui, soupire-t-elle, on est condamnés à se languir du stade précédent, qui n'était pourtant pas la panacée."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 379

"Couchée sans bouger dans le lit étranger d'une jeune fille étrangère, elle se demande pourquoi tous ces souvenirs l'assaillent à présent, en général, elle n'a pas le temps de les laisser remonter, mais voilà, il aura suffi d'un instant de désoeuvrement pour qu'elle soit rattrapée par sa réalité d'enfant abandonnée." 
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p. 382-383

"Et souvent une seule fois ne suffit pas, nous devons donner et redonner la vie à nos enfants, veiller encore et encore sur la flamme de leur souffle, les aider encore et encore à choisir cette vie qu'on leur a offerte sans qu'ils aient rien demandé, et c'est ce qu'elle est en train de faire à présent, voilà pourquoi elle a si mal, comme pour son accouchement, par la nuit froide où son jeune corps plié de douleur se séparait de la créature qui s'était tranquillement installée en elle."
Zeruya Shalev, Douleur, Gallimard/Folio, 2017, p.  431

lundi 4 février 2019

La maison Golden

Résultat de recherche d'images pour "la maison golden"Je n'ai que très peu lu Salman Rushdie et c'est un peu par hasard qu'à la bibliothèque, je suis tombée sur La maison Golden. Un roman parfaitement dans l'air du temps, puisqu'il y est question de riches personnes installées aux Etats-Unis, d'identité transgenre, d'art contemporain,  et même de Trump. Un roman américain, en somme. Associé à de multiples références à l'histoire du monde antique (Empire romain et tragédie grecque), à l'Inde (le pays dont les protagonistes ne disent pas le nom), au cinéma, et à plein d'autres choses, qui en font un voyage subtil et érudit. Parfois, on est à la limite de l'ennui, ce qui est de mon point de vue plutôt une qualité pour un roman. Car c'est à la limite de l'ennui que se glisse le rebondissement, et que se joue le bonheur de lire.

L'histoire est celle d'une famille, la famille Golden. En voisin, le narrateur observe la famille Golden. Elle vient de s'installer dans cette résidence protégée, luxueuse, new-yorkaise,qui s'appelle "Les jardins." La résidence où le narrateur a grandi  (note à moi-même : si un jour je possède une belle maison avec beau jardin, penser à la baptiser "Les jardins").

La famille Golden, un père et ses trois garçons adultes, est arrivée d'Inde après un événement mystérieux dont on ne comprend pas grand chose, à part qu'il fut dramatique et douloureux. Chacun tente de continuer sa vie, à sa façon, loin de la ville natale. L'un en autiste, l'autre en artiste, le troisième en transgenre, et le père de famille en hommes d'affaires véreux, amoureux d'une Russe superbe (et machiavélique). Le narrateur également s'invente, dans cette histoire, en documentariste, cinéaste et romancier. Et en amoureux fou quoi qu'un peu paumé d'une vidéaste hyper-active, engagée dans la campagne d'Hillary Clinton de 2016.

C'est franchement un régal, autant dans le comique que dans le tragique.
Car c'est très tragique. Une folie érudite et douloureuse.

C'est peut-être l'époque qui veut ça.

Extraits du voyage narratif de la Maison Golden :

"Il y a toujours, au début, quelque douleur à soulager, quelque blessure à soigner, quelque vide à remplir. Et toujours, à la fin, l'échec, la douleur incurable, la blessure qui ne guérit pas et le vide mélancolique persistant."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 84

"Dans cette maison c'est différent. Ce ne sont peut-être pas des personnes qui sont possédées mais la maison elle-même. Vous avez apporté le mal avec vous en venant du vieux pays et à présent il est dans les murs, les tapis, les coins sombres et même dans les toilettes. Il y a des fantômes qui habitent ici, peut-être les vôtres, peut-être de plus anciens et il faut les chasser."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  142

"Je suis un homme direct, mister René, je parle sans détour et je n'ai jamais rencontré le moindre sujet qui mérite qu'on tourne autour du pot. Et je vous dis donc à propos de votre deuil qu'il s'agit de votre deuil. Vos parents sont partis, ne vous préoccupez plus d'eux, ils n'existent plus. Préoccupez-vous de vous-même. Et pas seulement parce que vous êtes blessé et qu'il vous faut guérir. Mais aussi parce que maintenant vos aînés ne font plus écran entre la tombe et vous. C'est ça, l'âge adulte. Vous voilà en première ligne et la tombe béante vous attend. Donc acquérez de la sagesse, apprenez à être un homme. Si vous êtes d'accord, je vous offre mon aide."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  171

"De nos jours, le seul dont tu penses qu'il te ment, c'est le spécialiste qui justement connaît la question. C'est celui qu'on ne peut pas croire parce qu'il fait partie de l'élite et que l'élite est contre le peuple et cherche à l'humilier. Connaître la vérité c'est faire partie de l'élite. Si tu affirmes avoir vu le visage de Dieu dans une pastèque, tu convaincras plus de monde que si tu as découvert le chaînon manquant parce que si tu es un savant, tu appartiens à l'élite. La téléréalité est un mensonge mais elle n'a rien à voir avec l'élite, alors on achète. Les informations : ça, c'est l'élite."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  245

"Ce fut l'année des deux bulles. Dans l'une de ces deux bulles, le Joker hurlait et les rires préenregistrés du public se déchaînaient au moment ad hoc. Dans cette bulle, le changement climatique n'existait pas et la fonte des glaces dans l'Arctique n'était qu'une nouvelle opportunité pour l'industrie du bâtiment. Dans cette bulle, ceux qui commettaient des assassinats au moyen d'armes à feu ne faisaient qu'exercer leurs droits constitutionnels mais les parents des enfants assassinés étaient anti-Américains. (...) Dans cette bulle, le savoir était l'ignorance, le haut était le bas et la bonne personne pour détenir en son pouvoir les codes nucléaires était le rigolo aux cheveux verts, à la peau blanche et à la bouche comme une balafre rouge qui demanda à quatre reprises à des conseillers militaires chargés de le briefer ce qu'il y avait de tellement mal à recourir aux armes nucléaires. (...) Dans l'autre bulle, comme mes parents me l'avaient de longue date appris, il y avait la ville de New York."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p.  273-275








lundi 26 février 2018

Soumission, Michel Houellebecq

soumission Houellebecq
Je pense avoir lu tous les romans de Michel Houellebecq.
L'extension du domaine de la lutte, ou Les particules élémentaires, j'avais adoré. Lire que nos vies sont régies par les principes du capitalisme, que l'amour est juste une façon de masquer qu'on est des produits sexuels sur un marché. Ou qu'on ne va nulle part, on ne fait que s'agiter en attendant la mort... Ca faisait rire, grincer, et ça faisait du bien.
Plus récemment, La carte et le territoire m'a bien fait voyager et amusée (il y a eu une controverse parce que Houellebecq avait repompé Wikipedia, mais ce n'est pas très important).

Arrivée au bout de la lecture de Soumission cette semaine, je me dis que finalement, un livre de Houellebecq, c'est un cocktail, toujours à peu près le même, grosso modo :

- un anti-héros cynique : un homme (jamais une femme), incapable de sentiments. En général, c'est un intello, ce qui justifie les références de tous ordres (littéraires, scientifiques, artistiques...). Dans Les particules, ils étaient deux frères, mais on suivait surtout le plus cynique des deux.

- une question d'actualité : ici, l'islam politique, après le capitalisme, le tourisme (éventuellement sexuel), ou le monde de l'art, avec des arguments pour discuter cette question qui mobilisent une bonne dose de provoc'. Et toujours, l'idée du déclin de la civilisation européenne.

- un ou des voyages du anti-héros : en France ou à l'étranger, pour résoudre ses questions existentielles, ce qui l'amène à faire des rencontres ou à entériner des ruptures.

- des femmes, du cul, et des pannes sexuelles : un anti-héros, ce n'est jamais un bon coup... Il n'est pas facilement excité, le bougre, et il n'aime que la chair fraîche, disons 20 ans maxi (ce qui se comprend puisque, incapable de sentiments, il ne peut ressentir que des satisfactions esthétiques).

Avec Soumission, une fois encore, j'ai ri, à certains moments... et me suis posé des questions, pas tellement sur l'islam politique, plutôt sur la lâcheté humaine, surtout dans le monde universitaire qui est bien décrit. Le roman montre comment on peut instaurer quelque chose qui ressemble à de la collaboration, mais sans aucune violence, avec juste un peu de stratégie, en flattant les petits egos et les bassesses. 

Comme souvent chez Houellebecq, le cocktail finit par donner un peu mal à la tête. Je ne sais pas pourquoi, cela m'a fatiguée, j'ai eu envie de sauter des passages. Je vieillis, comme Houellebecq. Son cynisme m'épuise, il n'est plus original ou inattendu : le monde entier est cynique, de nos jours.

Quelques extraits qui donnent le ton, j'ai eu du mal  à choisir. Parce que, chez Houellebecq, les extraits sont souvent meilleurs que le roman entier :

"Vêtues pendant la journée d'impénétrables burqas noires, les riches Saoudiennes se transformaient le soir en oiseaux de paradis, se paraient de guêpières, de soutiens-gorge ajourés, de strings ornés de dentelles multicolores et de pierreries ; exactement l'inverse des Occidentales, classe et sexy pendant la journée parce que leur statut social était en jeu, qui s'affaissaient le soir en rentrant chez elles, abdiquant avec épuisement toute tentative de séduction, revêtant des tenues décontractées et informes."

Michel Houellebecq, Soumission, éditions J'ai lu, p. 98 

"A une époque plus ancienne, les gens constituaient des familles, c'est-à-dire qu'après s'être reproduits ils trimaient  encore quelques années, le temps que leurs enfants parviennent à l'âge adulte, puis ils rejoignaient leur Créateur. Mais c'est plutôt vers l'âge de cinquante ou de soixante ans, maintenant, qu'il était raisonnable pour un couple de se mettre en ménage, au moment où les corps endoloris, vieillis, n'éprouvent plus que le besoin d'un contact familier, rassurant et chaste ; au moment aussi où la cuisine de terroir, telle qu'elle est célébrée par exemple dans Les escapades de Petitrenaud, prend définitivement le pas sur les autres plaisirs."

Michel Houellebecq, Soumission, éditions J'ai lu, p. 120-121

"Je mis ensuite de côté les factures et avis de prélèvement, documents faciles, qu'il me suffirait de classer dans des dossiers adéquats, afin d'isoler les correspondances de mes deux interlocuteurs essentiels, ceux qui structurent la vie d'un homme : l'assurance maladie, les services fiscaux."

Michel Houellebecq, Soumission, éditions J'ai lu, p. 183

"Et l'existence d'un débat politique même factice est nécessaire au fonctionnement harmonieux des médias, peut-être même au sein de la population d'un sentiment au moins formel de démocratie."

Michel Houellebecq, Soumission, éditions J'ai lu, p. 211

 "L'humanité ne m'intéressait pas, elle me dégoûtait même, je ne considérais nullement les humains comme mes frères, et c'était encore moins le cas si je considérais une fraction plus restreinte de l'humanité, celle par exemple constituée par mes compatriotes, ou par mes anciens collègues. Pourtant, en un sens déplaisant, je devais bien le reconnaître, ces humains étaient mes semblables, mais c'était justement cette ressemblance qui me faisait les fuir ; il aurait fallu une femme, c'était la solution classique, éprouvée, une femme est certes humaine mais représente un type légèrement différent d'humanité, elle apporte à la vie un certain parfum d'exotisme." 

Michel Houellebecq, Soumission, éditions J'ai lu, p. 217

dimanche 11 février 2018

J'aurai ta Pau, Cesare Battisti

A la faveur d'une pêche improbable dans une boîte à livres, j'ai (re)passé un moment avec Le poulpe, le héros de la série éponyme créée par Jean-Bernard Pouy. Le poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, enquêteur improbable, habitué du café au Pied de porc à la Sainte-Scholasse, renifleur  hors pair d'affaires louches, amant de la belle Cheryl et ami à la vie à la mort de Pedro, antifranquiste et imprimeur de talent (pratique pour les faux papiers et les armes de contrebande).

Le poulpe, c'est toute ma jeunesse, je l'ai connu étudiante, à un festival du polar, me suis laissé emprisonner dans ses tentacules parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, à l'époque. J'ai une tendresse particulière pour les poulpes de Didier Daenincx, Nazis dans le métro et Ethique en toc (qui porte sur l'incendie de la bibliothèque universitaire de Lyon II). J'avais aussi bien aimé La petite ecuyère a cafté, de Jean-Bernard Pouy, et Les Pis Rennais, de Pascal Dessaint, et ensuite, j'ai décroché.  Je saturais de toute cette noirceur, qui me minait. Et puis ce style lourdingue et ces intrigues compliquées, la répétition des personnages et des situations, ça suffisait. C'est comme ça que j'ai arrêté.

Et puis hop, 20 ans plus tard, je tombe sur J'aurai ta Pau, bien planqué au fond du bac. Vu que c'est Cesare Battisti, ça sent le souffre, et je trouve rigolo de revenir au poulpe après tout ce temps. Et puis, je me demandais ce que devenait Battisti. Je vois sur Wikipedia qu'il n'a toujours pas réglé ses problèmes de statut et de fugitif. A plus de 60 ans, quelle vie.

Mais revenons à la lecture de J'aurai ta Pau, livre court, mais pas très efficace question intrigue. Je trouve que ça a mal vieilli, ces histoires de notables de province qui tiennent tout, de l'usine du coin à la mairie en passant par le commissariat et le trafic de stups. Je n'arrive même plus à y croire un tout petit peu, le tout petit peu nécessaire à une concentration sans faille sur l'intrigue. 

Ca existe sûrement encore, mais on y croit plus, peut-être parce que des intrigues politico-affairistes, on en bouffe toute la journée, et pas que localement, de nos jours.

En plus, dans celui-là, on croise à peine Cheryl et Vlad.

Une déception donc, malgré mon amitié pour la cité de Pau, dont Minerva est originaire. La confirmation qu'il ne faut jamais revenir aux anciennes amours, on est toujours déçu.e.

Petite citation quand même, pour la route, qui est longue jusqu'aux Pyréenées :
"Gabriel regarda l'heure, la Lilly allait exploser dans exactement huit minutes. Il sourit, les dents serrées, parce que, pour quelqu'un qui joue sa vie sur un coup de dé, c'est déjà beaucoup qu'il ne le fasse pas avec des larmes dans les yeux. Il glissa sa main dans sa poche et répandit sur le bureau une poignée de petits éléphants roses. Le tic de Cuomo entra de nouveau en action.
_ La brigade des stups est déjà sur place et si je ne sors pas d'ici il faudra ajouter le meurtre de flics à votre CV.
Cuomo le regarda incrédule, hocha la tête et éclata de rire.
Gabriel sentit quelque chose de froid et de dur contre sa nuque. Au même moment, il vit la silhouette d'une mitraillette passant la porte."

Cesare Battisti, J'aurai ta Pau, Librio noir, 1997, p. 92




jeudi 11 janvier 2018

La fin de l'homme rouge, Svetlana Alexievitch

Livre magistral. Une claque politique pour qui s'intéresse à la fin de l'URSS, qui cherche à comprendre la Russie d'aujourd'hui, Poutine, les oligarques et la guerre en Tchétchénie, ou le conflit du Haut-Karabagh. Une claque émotionnelle pour tous ceux qui sont sensibles aux fins, aux moments de transition d'un monde à l'autre.

Il s'agit moins d'un roman que d'un recueil de témoignages agencé de façon à montrer la réalité soviétique, ses bonheurs et ses horreurs, et l'abîme qu'a représenté la fin de cette réalité. Les illusions perdues. L'impression de se faire avoir à tous les coups, de subir et souffrir. Continuer malgré tout. Continuer parce que les petites gens toujours continuent. Parce que c'est la grandeur et le destin du peuple russe.

Une longue complainte russe, rude, cruelle, dont on ne voit pas la fin... ça dure près de 700 pages, quand même.




Extraits :

"... Dès qu'on a donné un peu de liberté, on a vu surgir de partout le mufle de la bourgeoisie. Pour Akhromeïev, un ascète et un homme désintéressé, cela a été un choc. Un coup en plein coeur. Il n'arrivait pas à croire que le capitalisme pouvait s'installer chez nous. Avec notre histoire soviétique, avec notre peuple soviétique... (Une pause). Je revois encore des scènes... Une jeune fille blonde qui se promène dans la datcha de fonction où il vivait avec sa famille de huit personnes, en criant : "Non, mais regardez ça ! Deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ! C'est qui, ce maréchal Akhromeïev, pour avoir deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ?" Maintenant, on ne dit plus rien, on ne parle plus de ce genre de choses... Question datchas, appartements, voitures et autres privilèges, tous les anciens records ont été battus depuis longtemps... Des automobiles de luxe, des bureaux meublés à l'occidentale, des vacances non en Crimée, mais en Italie... Nous, dans nos bureaux, nous avions des meubles soviétiques, et nous nous déplacions dans des voitures soviétiques. Nous portions des costumes et des chaussures soviétiques. Khrouchtchev venait d'une famille de mineurs... Kossyguine était d'origine paysanne... Comme je l'ai déjà dit, ils étaient tous issus de la guerre. Leur expérience de la vie était limitée, bien sûr. Il n'y avait pas que le peuple qui vivait derrière un rideau de fer, les dirigeants aussi... Nous étions tous comme dans un aquarium.  (Une pause).  Encore une fois... Peut-être que c'est un petit détail, mais la disgrâce du maréchal Joukov, après la guerre, n'était pas due seulement à la jalousie de Staline pour sa gloire, mais aussi à la quantité de tapis, de meubles et de fusils de chasse qu'il avait rapportés d'Allemagne et qu'il entreposait dans sa datcha. Même si toutes ces richesses auraient pu tenir dans deux camionnettes... Mais un bolchevik ne pouvait pas posséder autant de choses... Cela paraît ridicule, maintenant".

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 191-192



"Le camp, pour eux, c'était un travail ! Ils étaient des fonctionnaires ! Et vous venez me parler de crimes ! De l'âme et du pêché. Ceux qui étaient enfermés, c'était le peuple. Et ceux qui les envoyaient dans les camps et qui les gardaient, c'était aussi le peuple, pas des occupants ni des gens venus d'ailleurs, non. Le même peuple, le nôtre. Notre peuple à nous. Maintenant, tous le monde a enfilé sa tenue de bagnard. Ils sont tous des victimes. Le seul coupable, c'est Staline... mais réfléchissez un peu... C'est une simple question d'arithmétique. Ces millions de zeks, il fallait bien les traquer, les arrêter, les interroger, les transporter, leur tirer dessus s'ils sortaient des rangs. Il y avait bien des gens pour le faire ! On les a bien trouvés, ces millions d'exécutants..."

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 373



Des Tadjiks vivant à Moscou :
"_ C'est bien Moscou, il y a beaucoup de travail ici. Mais on a tout le temps peur. Quand je marche dans la rue tout seul, même pendant la journée, je ne regarde jamais les jeunes dans les yeux, ils seraient capables de me tuer. Il faut prier tous les jours...
_ Dans mon train de banlieue, trois types se sont approchés de moi... Je revenais du travail. "Qu'est-ce que tu fous ici ? _ Je rentre chez moi. _ C'est où, chez toi ? Qui t'a demandé de venir ici ?" Ils ont commencé à me taper dessus. Ils criaient : "la Russie aux Russes ! Vive la Russie"."

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 556  

dimanche 4 juin 2017

Sentiment d'urgence

Après l'attentat de Londres le 3 juin 2017, 7 morts, 48 blessés (bilan provisoire).



jeudi 1 juin 2017

Le Royaume

Le Royaume
J'ai hésité à écrire sur Le Royaume, d'Emmanuel Carrère. 

Pas seulement parce qu'Emmanuel Carrère m'irrite, avec sa manie de se mettre en scène dans ses livres. Je me souviens que ça m'avait particulièrement heurtée dans D'autres vies que la mienne : il racontait une tragédie, la fin de vie de sa belle-soeur atteinte de cancer. Une authentique héroïne, elle, magistrate d'exception, flanquée d'un mari dépassé, d'enfants bientôt orphelins...Et Mister Carrère ne pouvait pas s'empêcher de parler de lui, comme si c'était important ses soucis, savoir qu'il rencontrait machin ou truc à tel ou tel endroit. Impudeur obscène.

Ca m'a moins énervée, quoique pas laissée indifférente, dans Limonov. Tu t'attends à lire une biographie, et tu lis en même temps la relation de l'écrivain avec Limonov. Mais bon, c'est un beau roman, c'est une belle histoire... Tu comprends que Carrère, c'est le genre de type qui ne sait pas s'effacer, le genre ego monstrueux, failles narcissiques béantes, qui ne peut pas se contenter de vendre des millions de best-sellers, il faut en plus qu'il soit partout dans ses propres bouquins. Un puits sans fond de narcissisme. Par certains côtés, c'est touchant.

Pour Le Royaume, j'ai surtout hésité du fait de la difficulté à synthétiser ce gros bouquin, foisonnant, hyper-documenté, sans le dénaturer. Les livres de Carrère, notamment celui-ci, sont impressionnants par leur précision, leur érudition, une rigueur dans l'enquête. C'est ce que je préfère, dans son travail. Et c'est pourquoi je me décide, parce que je veux garder une trace de cette lecture qui date déjà de quelques mois et à laquelle je pense souvent.

Le Royaume est en voyage au coeur des Evangiles, et plus particulièrement une étude de l'Evangile selon Saint-Luc et des Epîtres de Saint-Paul. A travers cette relecture, Carrère revisite l'histoire des premiers chrétiens et en dresse un panorama plus complexe que les représentations imagées qu'on peut en avoir au catéchisme. Il s'appuie sur les documents authentiques et comble en même temps les trous par le roman. Cela donne une version contemporaine, connectée au monde d'aujourd'hui, de ce mythe fondateur de la naissance de la chrétienté (avec une tendance de l'auteur à projeter ses préoccupations, mais bon, on ne se refait pas).

L'hypothèse de Carrère, c'est qu'après la mort de Jésus, ce type complètement bizarre et même fou au regard des standards de l'époque, les apôtres ne s'entendaient pas ou plus. Ils étaient paumés et divisés. Les plus proches de Jésus, notamment son frère Jacques, ou Pierre, sur lequel était censée se bâtir l'Eglise,  ou Marc, sont restés à Jérusalem et dans le giron du judaïsme. Ils ont essayé de se faire oublier. Profil bas. Ils étaient une secte dissidente mais leur loi essentielle était la Loi juive.

Un seul a pris une voie différente, parce qu'étant un Romain étranger à l'Eglise, ancien persécuteur de juifs (un collabo, quoi), converti sur le tard, il n'était plus le bienvenu à Jérusalem : Paul de Tarse. Paul est parti vers l'Ouest, vers la Grèce, où il s'est mis à convertir non seulement des juifs, mais aussi et surtout des païens. C'est comme ça qu'une sorte de double naissance du christianisme s'est produite, l'une au sein de la religion juive, à Jérusalem même, l'autre loin de l'épicentre hébreu, à Antioche en Syrie, à Ephèse ou à Smyrne en Asie, à Athènes, à Corinthe ou à Thessalonique en Grèce. Paul a fondé des églises, auxquelles il écrivait en prodiguant ses conseils (d'où les fameux "épîtres de Saint-Paul apôtre"). 

Le jeune Luc, un médecin, Macédonien, non juif, raconte dans son évangile sa version de la vie de Jésus, qu'il n'a pas connu, et les aventures de Paul, dont il était proche et qu'il a suivi dans ses voyages. A travers cette histoire, Carrère montre que c'est un concours de circonstances qui fait que la branche "païenne" de l'Eglise l'emportera : après l'incendie de Rome, après que les Hébreux se sont soulevés contre l'Empire, que Néron a écrasé Israël, puis s'est suicidé, que Vespasien est devenu empereur, que l'armée de Titus a détruit le temple de Jerusalem, les juifs sont rejetés. Et les Eglises non juives de Paul peuvent tenter de plaire aux Romains pour s'imposer, les décennies et siècles suivants. C'est ce qui fera à terme le succès du christianisme.

"Les églises de Paul souhaitaient plaire aux Romains, et le fait que leur Christ ait été crucifié sur l'ordre d'un gouverneur romain leur posait un sérieux problème. On ne pouvait pas nier le fait brut, mais on a fait tout ce qu'on a pu pour en atténuer la portée. On a expliqué, quarante ans après, que Pilate avait agi à contrecoeur, la main forcée, et que même si formellement la sentence étaient le fait des Romains, l'instruction et la vraie responsabilité étaient celui des Juifs - qu'on a dès lors fourrés dans le même sac. "Les pharisiens et les sadducéens", disent Matthieu, Marc et Luc, comme s'ils allaient tout le temps la main dans la main. "Les Juifs" dit carrément Jean. Le parti ennemi. Naissance de l'antisémitisme chrétien."

Le Royaume, p. 347-348 



Pour une fois, les disgressions de Carrère sur sa vie m'ont paru comme des pauses sympathiques, des sortes de respirations plaisantes sur le chemin (tortueux) de Damas. Il raconte par exemple plusieurs épisodes mystiques de sa jeunesse, les certitudes et les interrogations existentielles, les dilemmes du croyant et de l'incroyant. Il raconte aussi regarder du porno sur internet, ça m'a plu cet outing au milieu des considérations sur Paul...

Bref, un super livre, dont on se souvient. Je recommande.

jeudi 25 mai 2017

La tête en friche

Pendant que j'y suis, une autre petite chronique sur un livre touchant dans sa naïveté, La tête en friche. C'est l'histoire d'une dame âgé et très cultivée, Margueritte, qui rencontre un jeune homme pas très fûté, Germain. C'est qu'ils partagent le même banc, au parc, et se livrent à la même activité de comptage de pigeons.

Elle lui apprend des choses, des mots, des expressions. Lui, il lui tient compagnie, il prend soin d'elle et de sa vue qui baisse. C'est une autre histoire d'amitié, moins sophistiquée que L'amie prodigieuse, mais mignonne, distrayante. Germain, enveloppé de mots et respecté, va devenir plus humain et plus heureux. Et elle, elle va exister pour quelqu'un.

Le narrateur, c'est Germain, il écrit comme il parle et parle comme il pense. Ca donne ça :

"Avec Margueritte aussi, j'ai fait gaffe au début. Je ne voulais pas lui montrer tout d'un coup qu'elle me faisait marrer, qu'elle m'apprenait des trucs. Pas me montrer trop familier, non plus, ce qui tombait très bien, parce qu'elle restait un peu sur sa réserve défensive, elle aussi. Gentille, vous voyez ? Mais polie. 
D'habitude, les gens comme ça, je m'en méfie. Ceux qui ressemblent à Jacques Devallée, ou bien à Berthaulon, le nouveau maire, qui parlent de façon tellement compliquée qu'ils te noient le poisson dans de la fioriture. Ces mecs, le jour où ils leur prend l'envie de se foutre de toi, c'est fait si poliment que tu les remercies. 
Moi, je n'ai pas été "bien élevé". On m'a dressé à coup de pierres, comme on fait aux clébards qui traînent dans la rue. (C'est façon de parler. Ma mère était barjot, mais pas à ce point là.) Enfin, disons que je n'ai pas eu une enfance facile.
Du coup, je ne fais pas toujours dans la dentelle, les gens me trouvent un peu raide, je sais. Quand je veux m'exprimer, je sens bien que je choque, rien qu'à voir leur façon de tordre un peu la bouche, ou de plisser le nez à croire que ça pue".

        Marie-Sabine Roger, La tête en friche, p. 122-123 


J'ai énormément pensé à quelqu'un que je connais et qui aurait ressemblé à Margueritte en vieillissant, si elle avait eu cette chance... 

L'amie prodigieuse

C'est le premier tome d'une trilogie italienne. Napolitaine. On est en Italie, dans les années 50 ou 60. C'est la galère économique, la mafia est un peu partout dans le quartier, et ça se bagarre beaucoup. Mais là n'est pas l'essentiel. L'histoire est surtout celle de la relation de Lila, l'amie et de Lenù, ou Elena, la narratrice. 

Lila, c'est la fille qui a tout pour elle, à part ses parents qui sont de sombres abrutis : elle est super intelligente, curieuse, effrontée, pleine de vie et d'originalité, avec un sens de la répartie sans pareil. De nos jours, on dirait qu'elle est populaire. Elle est sans y penser dans la supériorité. 

L'amie prodigieuse
Lenù, la narratrice, c'est celle qui est à côté, la discrète, la studieuse à l'école, celle qui a toujours besoin de se comparer. Mais elle est assez orgueilleuse aussi, alors elle suit Lila dans ses délires. C'est comme ça qu'elles deviennent amies, dès la petite enfance.

Le livre nous permet de les voir grandir, se rapprocher l'une de l'autre, s'éloigner, se rapprocher à nouveau... et prendre des chemins différents. Lila, à cause de ses parents, ne peut pas continuer ses études, alors elle travaille à la cordonnerie du père. Elle se passionne pour les chaussures, rêve de richesse, finira par se marier avec Stefano, le fils de l'épicier-mafieux Don Achille (désolée de spoiler). Lenù, on sent chez elle la future intello, un peu malgré elle puisqu'elle est de ce quartier où généralement, on ne fait pas d'études. Lenù, toute jeune, franchit les limites du quartier devenu trop petit, d'abord avec Lila, puis rapidement seule. On devine qu'elle finira par mépriser, ou du moins regarder avec distance, tous ces gens de son enfance. 

J'ai trouvé le style enlevé, il y a des phrases formidables comme par exemple, à propos de l'adolescence : "cette année-là, j'eus l'impression de me dilater comme une pâte à pizza. Je devins de plus en plus ronde - ma poitrine, mes cuisses, mes fesses." (p. 140). 

Ou bien, concernant le silence épistolaire de l'amie : "C'était une vieille crainte, une crainte qui ne m'était jamais passée : la peur qu'en ratant des fragments de sa vie, la mienne ne perde en intensité et en importance. Et le fait qu'elle ne me réponde pas accentuait mon inquiétude. Si je m'efforçais dans mes lettres de lui communiquer ma joie d'être à Ischia, mon flot de paroles et son silence me semblaient démontrer que, si ma vie était splendide, elle était aussi pauvre en événements, au point que j'avais le temps de lui écrire tous les jours, tandis que sa vie était sombre mais mouvementée." (p. 271).  

Ou encore, sur l'arrogance : "Signe que Lila avait peut-être raison : les gens de cette espèce il faut les combattre en s'inventant une vie supérieure, telle qu'ils ne sont même pas capables de l'imaginer". 

C'est un livre à la fois très ancré, très napolitain, et en même temps universel comme l'amitié est universelle, fait du bien et fait du mal. Chouette livre. Je lirai peut-être la suite, histoire de prendre des nouvelles des deux filles.

dimanche 6 novembre 2016

Pour trois couronnes, roman

Pour trois couronnes
Pour trois couronnes, de François Garde, est un roman auquel on s'accroche de bout en bout. On aura voyagé beaucoup, de New York où commence l'histoire à Bourg-Tapage, une île française (imaginaire mais tellement réelle) des mers australes, en passant par Dijon, Paris et Beyrouth. Et on se sera posé bien des questions sur la vie, l'héritage, la construction politique des repères "identitaires", la guerre civile, le vol, le temps qui passe aussi. Le roman commence par un étrange récit de jeunesse : un homme d'affaires, qui vient de mourir, laisse un petit texte relatant un épisode de ses 20 ans. Il était marin, avait fait escale dans un port, s'était vu aborder par un type qui lui avait demandé rien moins que de coucher avec une femme inconnue, contre de l'argent... Le marin avait obtempéré, couché avec la femme masquée, obtenu 3 couronnes d'or, puis il avait repris le bateau, s'était installé aux Etats-Unis où il avait fondé une compagnie de commerce maritime.

Le temps s'est écoulé, l'homme d'affaires français vivant aux Etats-Unis est mort, après avoir amassé une impressionnante fortune. Sur requête de sa veuve, un "curateur aux documents privés", profession inventée par le narrateur et qui consiste à trier les documents et affaires personnelles des personnes décédées,  s'attelle à enquêter sur l'épisode de jeunesse. C'est plein de détails passionnants sur les recherches dans les archives et les enquêtes auprès de témoins ou de spécialistes de tel ou tel sujet. De recoupement en recoupement, le narrateur/curateur reconstitue l'itinéraire du marin devenu homme d'affaires. Il se retrouve à Bourg-Tapage, une société insulaire non seulement hiérarchisée socialement, mais surtout fortement clivée politiquement entre "insulaires" et "non insulaires". Des affrontements violents, une guerre civile, ont eu lieu il y a peu. Les cendres du conflit du temps des "Troubles" ne sont pas éteintes.

On lit des pages formidables sur la construction des clivages politiques, qui résonnent avec une grande justesse. Par exemple, p. 130 :

"Je ne connais pas de douleur plus brutale et plus intime que cet effroi : entendre un politicien annoncer que vous n'êtes pas d'ici. Il ne parle pas de vous chasser, de vous exclure, de vous menacer. Il dit, simplement, et devant une foule qui trépigne de joie et applaudit, que tels et tels ne sont pas d'ici, et vous savez en l'écoutant, et chacun sait que vous faites partie de ceux qu'il signale ainsi. Lui et les siens se sont donné le droit de trier, de trancher dans ce qui était indifférencié jusqu'alors, de séparer, de se mettre, eux, du bon côté, du côté des gens d'ici. Et vous, de l'autre côté de cette barrière qu'ils viennent d'inventer : ailleurs, n'importe où, mais pas avec ceux d'ici.
Vous, bien sûr. Et pas davantage votre père âgé, votre soeur, le voisin du fond du jardin, l'épicier, le chauffeur, l'institutrice.
Et pourtant, d'une manière absolue et craintive, vous savez que sans avoir à demander d'autorisation à quiconque, vous êtes d'ici, vous ne pouvez pas ne pas l'être. Vous y êtes né. Tout ce que vous possédez est ici, et tous vos amis, vos projets, vos souvenirs, vos ambitions, vos remords."

Et puis, parfois, on lit comme un aphorisme :

"Une vie, ce n'est pas seulement la somme des choix que l'on a faits. Elle est cette somme, multipliée par le regard des autres, et divisée par le coefficient indescriptible du hasard."


François Garde, Pour trois couronnes, Folio


Le trouble procuré par le livre vient de ce qu'il est étrangement plausible. Très bien documenté ou très bien imaginé, on ne sait. Et chaque épisode maintient sur le qui-vive.

dimanche 2 octobre 2016

Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev

Un livre bouleversant. Rare. Cela raconte l'histoire d'une mère mourante, Hemda, et de ses deux enfants, la fille Dina, qui n'a pas été aimée de sa mère ; et le fils, Avner, qui a été adoré de sa mère. Cela se passe à Jerusalem et pourtant c'est universel. Ca parle des choix de vie qu'on fait sans trop savoir, et qu'on n'arrive pas à défaire après ; une fois qu'on est marié, parent, amoureux ou plus amoureux. Ca parle des relations qu'on a dans les familles, du mélange d'amour et de haine qu'il y a dedans. Ca parle aussi de la haine d'être soi. Des liens entre nous.

Hemda

Hemda, c'est la femme qui a subi, toute sa vie. Elle a subi l'éducation stricte du père, l'absence de la mère, le mari, elle a subi la vie au Kibboutz et quand elle a choisi de vivre en ville, elle n'a pas aimé. Pourtant elle garde comme une petite lueur, une lumière de vie.

Dina

Dina, c'est la femme révoltée, éprise d'absolu. Elle a souffert dans sa chair de n'être pas aimée de sa mère, a vomi ses tripes dans les crises de boulimie, continue à se sentir rejetée, à reprocher à Hemda d'avoir été une mère horrible. Et elle a choisi, choisi un homme qu'elle aimait plutôt qu'un homme gentil, une fille qu'elle adore, un désir enfant contre le monde entier. Elle s'est aussi fâchée contre l'injustice si répandue à l'université, a abandonné sa thèse et perdu sa meilleure amie. Elle vit dans la frustration professionnelle. Elle a 46 ans, doit apprendre à laisser partir sa fille.

Avner

J'ai surtout aimé Avner, Avni pour les intimes, pour les jolies filles stagiaires de son cabinet d'avocat. Avner aussi vit dans la frustration professionnelle, celle du défenseur des droits humains qui se heurte à un Etat tyrannique. A la maison, il se laisse martyriser par sa femme-ogresse, l'imposante Salomé. Jusqu'au jour où, rendant visite à sa mère à l'hôpital, il tombe sur un couple qui lui montre autre chose, le transforme, le fait sortir de lui-même.

Il est difficile d'isoler des passages de citations car tout se tient dans le roman. Les phrases sont longues, articulées, le style intimiste. On entend les voix intérieures des personnages, c'est un roman de voix et de voyages intérieurs.

Avner, alors :

"Elle chuchote, ne t'inquiète pas, tu seras bientôt soulagé, et Avner hoche la tête, reconnaissant, comme si cette promesse réconfortante lui était adressée, tu seras bientôt soulagé, ne t'inquiète pas, mais comment ne s'inquiéterait-il pas s'il n'entrevoit pas d'issue, voilà des années que les mêmes questions le taraudent, qu'est-ce que je fais avec cette femme, qu'est-ce que je fais avec ce travail, qu'est-ce que je fais avec ce pays ? Pendant longtemps il avait pensé être utile à quelque chose en accomplissant sa mission, mais depuis peu il a l'impression d'avoir perdu une certaine légitimité, celle-là même qui, sans jamais avoir été démontrée, offrait au moins une explication simple, du genre, à démarche erronée catastrophe annoncée et à démarche juste salut assuré, avec le temps, il sent que des forces souterraines triomphent de la logique qui guidait ses pas, il ne peut s'empêcher de penser que s'il avait eu sa chance il l'avait loupée, mais peut-être n'avait-il jamais eu sa chance.
Je suis piégé, aimerait-il raconter à la femme en chemisier de satin rouge,  j'ai été piégé très jeune et n'ai pas réussi à me libérer. J'avais à peine vingt-trois ans que j'épousais ma première petite amie, aujourd'hui encore je ne comprends pas comment je me suis laissé prendre. Pendant des années, je me suis réfugié dans le travail mais je n'ai plus d'énergie, j'ai perdu espoir, tandis que le voisin, lui, en a encore, de l'espoir, du moins d'après ce qu'il répond à sa femme d'une voix grave et agréable, oui je sais, et pour un instant sa certitude, leur certitude à tous les deux, semble pouvoir vaincre les avis des médecins, les pronostics et les statistiques, je sais qu'il n'y a aucune raison de s'inquiéter, je sais que bientôt je serai soulagé."

Zeruya Shalev, Ce qui reste de nos vies, Folio, 50-51

jeudi 21 avril 2016

Opération Sweet Tooth

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth

Le style de Ian McEwan, remarquable en anglais dans Enduring Love, est aussi plaisant traduit en français. Un mélange d'élégance et d'ambiguïté voire de roublardise, car McEwan est un adepte du mélange des genres et du jeu entre fiction et réalité. Particulièrement ici, dans ce qui semble être le récit autobiographique d'une espionne : Serena Frome (prononcez Frume, comme c'est précisé), fille bien née d'évêque anglican, est embauchée au MI5 à l'issue de sa licence de maths à Cambridge, à la fin des années 1960. Dans une ambiance qui mêle guerre froide et machisme à l'ancienne, elle prend part à une opération de recrutement d'écrivains favorables au camp occidental, fait connaissance dans ce cadre avec un jeune auteur de nouvelles, T.H Haley dit Tom. Et tombe amoureuse, bien sûr. La suite, lisez-la vous-même, ce serait dommage de dévoiler ici la surprise (la supercherie ?) du livre.


J'ai apprécié le personnage de Serena, la fille à la fois inculte, bien élevée, belle et déterminée. Une grande lectrice, Serena. Pas au sens littéraire, au sens quantitatif. Je suppose que bien d'autres lectrices amateures s'y retrouvent.

Extraits

"Je pouvais engloutir un bloc de texte ou tout un paragraphe en une seule gorgée visuelle. Il me suffisait de laisser mes yeux et mes pensées se ramollir comme de la cire pour que les mots s'y impriment aussitôt. Au grand agacement de mon entourage, je tournais les pages toutes les quelques secondes d'un coup de poignet impatient. Mes exigences étaient simples. J'attachais peu d'importance aux thèmes ou aux phrases bien tournées, je sautais les descriptions soignées du temps qu'il faisait, des paysages et des intérieurs. Il me fallait des personnages auxquels je puisse croire, et je voulais que l'on me donne envie de savoir ce qui allait leur arriver. En général, je préférais qu'ils tombent amoureux ou se séparent, mais je ne leur en voulais pas trop s'ils essayaient de faire autre chose. C'était une attente vulgaire, mais j'aimais entendre avant le dénouement quelqu'un demander : "Veux-tu m'épouser ?" Les romans sans héroïnes ressemblaient à un désert aride. Conrad était trop loin de mes préoccupations, comme la plupart des nouvelles de Kipling et de Hemingway. Je ne me laissais pas davantage impressionner par la réputation d'un auteur. Je lisais ce qui me tombait sous la main. Romans de gare, grande littérature, et tout ce qu'il y avait entre les deux : je réservais à chaque livre le même traitement cavalier."

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 20-21


"J'avais soif d'un certain réalisme naïf. Je prêtais une attention particulière, tendais mon cou de lectrice à la moindre mention d'une rue londonienne que je connaissais, de la coupe d'une robe, d'une célébrité de la vie réelle, d'une marque de voiture, même. Là, au moins, je disposais d'une unité de mesure, je pouvais juger la qualité de l'écriture à l'aune de son exactitude, de sa capacité à recouper mes propres impressions ou à les embellir. (...) Je n'étais pas convaincue par ces écrivains (éparpillés à travers les continents sud et nord-américains) qui envahissaient leur propres pages comme s'ils faisaient partie de la distribution, bien décidés à rappeler au malheureux lecteur que tous les personnages, eux-mêmes compris, étaient pure invention et qu'il n'existait aucune différence entre la vie et la fiction. Ou à insister, au contraire, sur le fait que la vie était de toute façon une fiction. Selon moi, seuls les romanciers risquaient de confondre les deux. J'étais une empiriste-née."

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 105


"La misanthropie ou la haine de soi - étaient-elles si éloignées ? - devaient faire partie de sa nature. Je découvrais que l'expérience de la lecture est faussée lorsque l'on connaît l'auteur, ou qu'on s'apprête à le rencontrer. J'avais pénétré dans l'esprit d'un inconnu. Mue par une curiosité grossière, je me demandais si chaque phrase confirmait, niait ou masquait une intention secrète. Je me sentais plus proche de Tom Haley que si je l'avais eu comme collègue au Fichier central ces neuf derniers mois. Mais malgré ce sentiment de proximité, difficile de dire ce que je savais au juste. Il me fallait un outil, un instrument de mesure, l'équivalent narratif d'un compas de navigation pour calculer la distance séparant Haley d'Edmund Alfredus." 

Ian Mc Ewan, Opération Sweet Tooth, p. 164