J'aime les sorcières. Entrer dans un livre de sorcière. Jouer à en être une, se raconter qu'on jette des sorts, qu'on fait de la magie noire, bien noire. Se déguiser, se maquiller. Je possède aussi une marionnette-sorcière qui fait peur. Secrètement, ça m'amuse, même si je la cache quand des enfants arrivent, on n'est pas des sauvages.
Mais là, c'est chez les sauvages. On ne joue pas. On est en 1692. Maryse Condé reconstitue la vie d'une des sorcières de Salem, celle que l'histoire a oubliée, que même Arthur Miller (paraît-il) laisse de côté dans sa pièce, celle qui était noire, bien noire. Elle est née à La Barbade, sa mère a blessé un colon blanc qui allait la violer, alors elle a été pendue ; car une esclave ne doit pas blesser le maître, même si c'est lui l'agresseur. La petite fille a été recueillie par une sorcière, qui lui a transmis les savoirs ancestraux, les rituels, les prières, les sacrifices. La seule période heureuse de sa vie. Ensuite, l'amour - ou plutôt le désir, Maryse Condé appelle ça ouvrir les vannes du corps et libérer les eaux du plaisir - la rattrape. Il s'appelle John l'Indien, celui qui libère les eaux du plaisir. Et voilà Tituba embringuée par ce John l'Indien chez une maîtresse cruelle, puis vendue. Un destin terrible qui l'emmène de la Barbade au continent américain, jusqu'à Salem. La sorcière est ainsi prise dans la double logique meutrière de l'esclavage et du puritanisme américain. Elle survit, comme elle peut. Sa magie lui donne un peu de force, de rêve. Mais c'est aussi la magie, associée à sa couleur de peau, qui la conduit à un ostracisme radical de la part des rustres WASP de Salem et au procès. La prison est peut-être moins pire que sa vie de même pas bonne à tout faire des blancs.
Tituba pourtant essaie de vivre, de résister, de se souvenir de son enfance à La Barbade. Consolation des souvenirs d'enfance, mémoire d'insouciance. Et puis, la cuisine. Comme un réconfort, même dans l'infâme prison. Extrait :
"La nourriture la plus avariée est toujours trop bonne pour le prisonnier. Des carrioles amenaient dans la cour de la geôle des légumes dont l'odeur douceâtre ne laissait aucun doute sur la condition. Choux noirâtres, carottes verdâtres, patates douces bourgeonnant de mille verrues, épis de maïs charançonnés achetés moitié prix aux Indiens. Une fois la semaine, le jour du Sabbat, on offrait aux détenus la faveur d'un os de bœuf bouilli dans des litres d'eau et de quelques pommes séchées. Je préparais ces tristes aliments, retrouvant malgré moi le souvenir d'anciennes recettes. Cuisiner présente cet avantage que l'esprit demeure libre tandis que les mains s'affairent, pleines d'une créativité qui n'appartient qu'à elles et n'engage qu'elles. Je hachais toutes ces pourritures. Je les assaisonnais d'un brin de menthe poussé par hasard entre deux pierres. J'y ajoutais ce que j'avais pu tirer d'une botte d'oignons nauséabonds. J'excellais à confectionner des gâteaux qui bien qu'assez durs n'en étaient pas moins savoureux." (p. 185).
Et, plus bas, cette phrase sublime, tellement vraie :
"La mer, c'est elle qui m'a guérie". (p. 185).Maryse Condé a un style simple mais enlevé, elle parle le langage de la colonie, le langage de l'esclavage. Partageant cette langue, ainsi que les tribulations de la sorcière, on frémit plus qu'on espère.
A la fin, Tituba finit par retourner à la Barbade mais on n'arrive pas à se réjouir parce que c'est encore le désespoir et la misère, là-bas. Il y a un épisode avec un Juif qui m'a particulièrement touchée, une petite douceur, qui m'en a rappellée d'autres avec un ami juif, autrefois. Pour le reste, j'ai eu honte d'être blanche, d'appartenir à ce monde qui a martyrisé les noirs pendant des siècles - et continue à le faire, plus discrètement désormais.
Un livre qui parle du colonialisme et des Juifs. En pleine affaire Dieudonné, drôle de coïncidence...
Un livre qui parle du colonialisme et des Juifs. En pleine affaire Dieudonné, drôle de coïncidence...