Je n'ai que très peu lu Salman Rushdie et c'est un peu par hasard qu'à la bibliothèque, je suis tombée sur La maison Golden. Un roman parfaitement dans l'air du temps, puisqu'il y est question de riches personnes installées aux Etats-Unis, d'identité transgenre, d'art contemporain, et même de Trump. Un roman américain, en somme. Associé à de multiples références à l'histoire du monde antique (Empire romain et tragédie grecque), à l'Inde (le pays dont les protagonistes ne disent pas le nom), au cinéma, et à plein d'autres choses, qui en font un voyage subtil et érudit. Parfois, on est à la limite de l'ennui, ce qui est de mon point de vue plutôt une qualité pour un roman. Car c'est à la limite de l'ennui que se glisse le rebondissement, et que se joue le bonheur de lire.
L'histoire est celle d'une famille, la famille Golden. En voisin, le narrateur observe la famille Golden. Elle vient de s'installer dans cette résidence protégée, luxueuse, new-yorkaise,qui s'appelle "Les jardins." La résidence où le narrateur a grandi (note à moi-même : si un jour je possède une belle maison avec beau jardin, penser à la baptiser "Les jardins").
La famille Golden, un père et ses trois garçons adultes, est arrivée d'Inde après un événement mystérieux dont on ne comprend pas grand chose, à part qu'il fut dramatique et douloureux. Chacun tente de continuer sa vie, à sa façon, loin de la ville natale. L'un en autiste, l'autre en artiste, le troisième en transgenre, et le père de famille en hommes d'affaires véreux, amoureux d'une Russe superbe (et machiavélique). Le narrateur également s'invente, dans cette histoire, en documentariste, cinéaste et romancier. Et en amoureux fou quoi qu'un peu paumé d'une vidéaste hyper-active, engagée dans la campagne d'Hillary Clinton de 2016.
C'est franchement un régal, autant dans le comique que dans le tragique.
Car c'est très tragique. Une folie érudite et douloureuse.
C'est peut-être l'époque qui veut ça.
Extraits du voyage narratif de la Maison Golden :
"Il y a toujours, au début, quelque douleur à soulager, quelque blessure à soigner, quelque vide à remplir. Et toujours, à la fin, l'échec, la douleur incurable, la blessure qui ne guérit pas et le vide mélancolique persistant."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 84
"Dans cette maison c'est différent. Ce ne sont peut-être pas des personnes qui sont possédées mais la maison elle-même. Vous avez apporté le mal avec vous en venant du vieux pays et à présent il est dans les murs, les tapis, les coins sombres et même dans les toilettes. Il y a des fantômes qui habitent ici, peut-être les vôtres, peut-être de plus anciens et il faut les chasser."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 142
"Je suis un homme direct, mister René, je parle sans détour et je n'ai jamais rencontré le moindre sujet qui mérite qu'on tourne autour du pot. Et je vous dis donc à propos de votre deuil qu'il s'agit de votre deuil. Vos parents sont partis, ne vous préoccupez plus d'eux, ils n'existent plus. Préoccupez-vous de vous-même. Et pas seulement parce que vous êtes blessé et qu'il vous faut guérir. Mais aussi parce que maintenant vos aînés ne font plus écran entre la tombe et vous. C'est ça, l'âge adulte. Vous voilà en première ligne et la tombe béante vous attend. Donc acquérez de la sagesse, apprenez à être un homme. Si vous êtes d'accord, je vous offre mon aide."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 171
"De nos jours, le seul dont tu penses qu'il te ment, c'est le spécialiste qui justement connaît la question. C'est celui qu'on ne peut pas croire parce qu'il fait partie de l'élite et que l'élite est contre le peuple et cherche à l'humilier. Connaître la vérité c'est faire partie de l'élite. Si tu affirmes avoir vu le visage de Dieu dans une pastèque, tu convaincras plus de monde que si tu as découvert le chaînon manquant parce que si tu es un savant, tu appartiens à l'élite. La téléréalité est un mensonge mais elle n'a rien à voir avec l'élite, alors on achète. Les informations : ça, c'est l'élite."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 245
"Ce fut l'année des deux bulles. Dans l'une de ces deux bulles, le Joker hurlait et les rires préenregistrés du public se déchaînaient au moment ad hoc. Dans cette bulle, le changement climatique n'existait pas et la fonte des glaces dans l'Arctique n'était qu'une nouvelle opportunité pour l'industrie du bâtiment. Dans cette bulle, ceux qui commettaient des assassinats au moyen d'armes à feu ne faisaient qu'exercer leurs droits constitutionnels mais les parents des enfants assassinés étaient anti-Américains. (...) Dans cette bulle, le savoir était l'ignorance, le haut était le bas et la bonne personne pour détenir en son pouvoir les codes nucléaires était le rigolo aux cheveux verts, à la peau blanche et à la bouche comme une balafre rouge qui demanda à quatre reprises à des conseillers militaires chargés de le briefer ce qu'il y avait de tellement mal à recourir aux armes nucléaires. (...) Dans l'autre bulle, comme mes parents me l'avaient de longue date appris, il y avait la ville de New York."
Salman Rushdie, La maison Golden, Actes Sud, 2017, p. 273-275