Le titre est excellent, meilleur il me semble que l'original In One Person (traduction de Josée Kamoun et Olivier Grenot). Le livre l'est moins.
Quand j'ai lu Le monde selon Garp, à la fin des années 80, j'avais adoré la fantaisie d'Irving. Le monde selon Garp raconte l'histoire d'un type né de la volonté farouche d'une infirmière féministe et d'un soldat en état quasi-végétatif. Garp est élevé dans l'école où sa mère travaille. Il apprend la lutte, devient écrivain, fait un voyage initiatique à Vienne, épouse après moult péripéties celle qu'il aime, fonde une famille. Une de ses amies est transsexuelle. Puis , il y a ce terrible accident (dont on ne peut s'empêcher de rigoler, rapport aux circonstances dans lesquelles il se déroule. Moment jouissif où le lecteur se sent au bord du rire tout en étant envahi d'effroi). La famille continue avec peine, mais les péripéties sont toujours racontées avec drôlerie et finesse. J'ai retrouvé le même plaisir souriant avec L'hôtel New Hampshire, Une prière pour Owen ou L'œuvre de Dieu, la part du diable.
Dans A moi seul bien des personnages, on se replonge dans cet univers. C'est le récit autobiographique d'un jeune homme élevé dans un pensionnat, qui découvre sa sexualité, voyage à Vienne, devient écrivain, rencontre comme il se doit des lutteurs sur son chemin. Mais pour une fois dans un roman d'Irving, le héros est bisexuel. Cela fait la trame de l'histoire, avec un message plein de bonnes intentions : acceptons les sexualités différentes, le transgenre (comme il le remarque lui-même, autrefois le transgenre n'existait pas ; on parlait de transsexualisme voire de travelot).
Le héros du roman s'accommode plutôt bien de son identité sexuelle ambigüe. Par une série de hasards et de coïncidences habilement emboîtés, il fait des rencontres qui lui révèlent son désir d'être écrivain en même temps que sa capacité à vivre et assumer sa sexualité. Du Irving, quoi. A certains passages, j'ai souri, par exemple quand Bill le héros parle avec tendresse de "l'amour des amis" avec son amie d'enfance, Elaine (il y a souvent une amie d'enfance, chez Irving...) :
"Elaine et moi allions tenter la vie commune, bien des années plus tard, après avoir tous deux essuyé assez de désillusions dans nos vies respectives. Ca ne marcherait pas - du moins pas très longtemps - mais nous étions trop bons amis pour ne pas essayer. Et puis nous étions assez grands, quand nous nous sommes embarqués dans cette aventure, pour savoir que les amis valent mieux que les amants - et surtout que l'amitié dure généralement plus longtemps que les amours. (...).
- Ca veut dire quoi ? demandai-je à Elaine, allongé à côté d'elle dans notre appartement miteux de Post Street.
- Adagio signifie lentement, en douceur, me répondit-elle.
On n'aurait su mieux définir nos travaux d'approche érotiques. Parce que nous avions essayé de faire l'amour, aussi - expérience tout aussi infructueuse que celle de la vie commune - mais nous avions essayé. "Adagio" disions nous, avant l'amour, ou après, quand nous cherchions le sommeil. Le mot s'était installé : nous l'avons dit en quittant San Francisco, et nous l'écrivons encore aujourd'hui au bas des lettres ou des e-mails que nous échangeons. Tel est l'amour, pour nous - adagio -, lentement, en douceur. L'amour des amis, en somme." (p. 188-189).
Pourtant, le roman me semble sonner assez faux, comme si Irving restait prisonnier de ses bonnes intentions. Pouvait-on vraiment être bisexuel dans l'Amérique des années 60, dans le Vermont qui plus est, vivre dans une certaine joie, entouré d'un grand-père qui aimait s'habiller en femme, d'une cousine lesbienne et d'un beau-père très ouvert d'esprit ? Ca manque d'épaisseur, de souffrance, d'introspection. L'absence de crédibilité des histoires ne m'a jamais gênée chez Irving, mais là c'est un défaut de profondeur du (et même des) personnage(s), Bill surtout qui apparaît comme indifférent, uniquement préoccupé de lui-même. J'ai l'impression qu'Irving a également du mal à y croire, il se singe, nous refourgue ses procédés habituels de séjours viennois et de transsexuels faute de mieux. Ou bien c'est moi qui ai changé et qui suis devenue plus sombre, ou plus exigeante...
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