Au début, j'étais un peu irritée à la lecture de
La condition pavillonnaire. C'est du sous-Ernaux, ai-je pensé. J'avais l'impression d'avoir déjà lu cette histoire, bien mieux écrite, bien plus incarnée, dans
Les années. L'histoire d'une femme, de sa vie banale, soit : enfance dans un milieu modeste, études, amour et mariage, achat du pavillon, naissance des enfants,
cuisine, éducation des enfants,
travail, routine conjugale,
rencontre du collègue qui fait chavirer le cœur et finira bien sûr par partir,
chagrin d'amour,
dépression, yoga (elle ne fait pas de
footing, mais aurait pu),
re-travail,
sorties entre amies, naissance des petits-enfants, retraite, veuvage, mort... L'histoire de ma vie en somme, dont je pouvais voir la suite ici exposée, l'histoire de tant d'autres, nous
les femmes.
A tel point que l'héroïne du roman n'a pas de prénom, elle est juste nommée par des initiales, M.A. Elles apparaissent quand l'héroïne est enceinte, alors j'avais imaginé que ça voulait peut-être dire "Mère aimante", comme on écrit sur un forum Mom ou MILF. Ou alors, un prénom, Marie-Anne. Ou plutôt Emma, comme Bovary, puisqu'il s'agit de ça. En tout cas, c'est gênant de voir ces initiales revenir, alors que les autres personnages - mari, enfants, ami.e.s - sont clairement nommé.e.s.
Ce qui m'irritait aussi, c'était le ton, le tu sans cesse employé (peut-être pour se démarquer d'Annie Ernaux qui écrit élégamment à la troisième personne...), notamment pour décrire en détails des gestes d'une trivialité ahurissante :
"Tu appuies sur le bouton OFF de la télécommande et circulant d'une pièce à l'autre tu éteins les ampoules électriques, celle du salon puis celle du hall, François ferme à clef, vous montez les escaliers. Un coup d'œil dans la chambre de la petite, un coup d'œil dans la chambre du grand, un passage dans la salle de bains. Tu finis ta ronde en éteignant le couloir. Le pavillon a rejoint l'ombre nocturne de la zone, rehaussée cà et là par les halos jaunes des lampadaires. Tu te glisses sous la couette, plongeant dans un moelleux sentiment de sécurité, impression de confort accrue quand à l'extérieur il pleuvait sur les volets."
Sophie Divry, La condition pavillonnaire, p. 103
Comme si Sophie Divry voulait expliquer l'époque à des gens qui la liront dans un siècle. Parfois j'avais envie de lui dire, devant ses phrases de 10 lignes, ses points-virgules, ses descriptions à n'en plus finir des voitures, de la machine à laver, des courses au supermarché : bon arrête maintenant, Sophie, tu n'es pas Flaubert.
Et pourtant, comme à chaque fois quand je m'identifie, j'ai fini par me laisser prendre. Je trouve que certains moments sont extrêmement bien croqués, par exemple les dîners entre amis.
"Soudain tu te rappelles que vous êtes deux, que pendant la soirée vous n'échangerez pas les paroles ordinaires des repas du soir, mais des regards précis d'initiés. Ton mari a un rôle à tenir dans ton organisation, il doit éviter les sujets qui fâchent, remplir les verres, passer le sel, trancher le pain ; tu sais qu'il tiendra ce rôle ; de même que tu éviteras un plat trop cuit et des fromages au rabais, lui évitera la moindre dispute et, grâce à ces petites tâches qu'il remplira, ton mari prendra part à l'équilibre harmonieux du couple qui reçoit, pour que dans le contentement de l'après-réception, quand vous serez couchés et qu'il t'embrassera, en disant on a bien mangé et peut-être merci, il soit fier de lui et satisfait de toi."
Sophie Divry, La condition pavillonnaire, p. 140
Le déterminisme, le piège du pavillon et de la zone d'activités commerciales qui se referme sur les rêves de jeunesse, prend aux tripes. On dit condition pavillonnaire comme on pouvait dire avant condition ouvrière. Il n'y a pas de possibilité d'en sortir. Le roman en devient presque sociologique, sa portée dépasse largement celle de l'histoire individuelle de M.A, un peu comme chez Ernaux mais sans l'engagement affectif ou la gravité d'Ernaux, plutôt avec une ironie fataliste et une sorte de détachement que j'ai trouvé plaisants.
Et puis des petites choses me rendent M.A familière, comme ses études d'économie à Lyon et son studio de la rue des remparts d'Ainay (oui, oui !). Parfois, elle se promène dans des endroits que je connais, autour de Grenoble, où habite Sidonie, une amie rencontrée sur le tard... Salut, M.A, on se connaît, je crois.