Un artiste du monde flottant est un roman particulièrement réussi. Un complément scriptural et contemporain du Tokaido de Hiroshige. Le versant conflictuel et un peu pourri de l'exquise subtilité japonaise. Cela parle de l'incompréhension des êtres, de ce qui conduit à rejeter un passé honni, autrefois perçu comme
glorieux. Tout se déroule dans le calme et pourtant tout est d'une cruauté singulière.
Le livre se passe dans l'immédiat après-guerre. C'est l'histoire d'un peintre, un artiste. Il a eu une belle carrière, possède une maison magnifique héritée d'un de ces prédécesseurs qui reconnaissait son talent, est devenu à force d'obstination un maître en peinture, certains de ses anciens élèves sont célèbres.
Au fur et à mesure du roman, on comprend pourtant que quelque chose cloche. Ses filles sont très respectueuses avec leur père, toujours polies, mais une pointe de colère leur échappe parfois. La plus jeune, surtout, l'accuse à demi-mot d'être un obstacle à son mariage. Le vieux monsieur semble balayer cela d'un revers de la main, il ne pense qu'à la peinture, au monde flottant, conscient d'avoir été quelqu'un malgré la modestie affichée.
Le maître a eu son heure de gloire pendant l'ère expansionniste du Japon. Mais les temps ont changé. Le café où il allait, son quartier de plaisir, n'est plus fréquenté. Ses anciens élèves ne veulent plus entendre parler de lui. Il a peut-être commis des fautes très graves envers autrui. Son art même est banni. Il va devoir faire son auto-critique. C'est l'acmé du livre, p. 142.
"Certains diront que ce sont des gens comme moi qui portent la responsabilité des événements terribles qui ont frappé notre nation. En ce qui me concerne, je reconnais franchement que j'ai fait beaucoup d'erreurs. J'admets qu'une bonne part de ce que j'ai fait a fini par nuire à notre nation, que mon influence s'inscrivait dans un mouvement qui a abouti à des souffrances sans nom pour notre peuple. Je le reconnais, monsieur, voyez-vous, je reconnais tout cela sans réserve."
Ce qui rend le livre tellement attachant, c'est ce moment de tension et la façon dont on y arrive, la violence de la remise en question par lequel le vieil homme doit passer, par contraste avec la délicatesse avec laquelle il dépeint sa propre situation (car il s'agit toujours de peinture, de peinture écrite). De même la politesse et la douceur apparentes avec lequel on le traite dans son grand âge. A sa déclaration auto-critique, on répond avec bonhomie que non, il ne devrait pas parler ainsi, il est un grand peintre, trop dur avec lui-même. Mais lui sait. Il sait qu'il doit en passer par là, quoi qu'il lui en coûte et quoi qu'il ne l'exprime pas, pour que sa fille puisse se marier, pour retrouver la paix. Il finira par s'en féliciter. Ses filles même changeront d'attitude, le reconnaîtront à nouveau comme père. L'harmonie et la concorde familiales reviendront, tout le monde fera même comme si cet épisode n'avait jamais existé.
Pour moi ce roman est comme une maladie à bas bruit ; lentement, on comprend et on accède à ce qui dysfonctionne. Puis, une fois l'abcès crevé, on peut doucement se retirer et en sortir. Ou bien, ce serait un jardin zen perturbé par le vent de la guerre puis de l'occupation américaine et que, pierre après pierre, ratissage patient après ratissage patient, il faudrait remettre en place, sans pour autant qu'il puisse redevenir ce qu'il était antérieurement. Kazuo Ishiguro, bien que Britannique, rend admirablement compte de cette période japonaise de perturbations et de doutes. Le dernier film de Miyazaki, Le vent se lève, est dans la même veine. Tout en harmonie et désastreux en même temps.
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