vendredi 14 février 2014

Un vieillard qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle

Alsace-Lorraine

Il paraît qu'un proverbe africain énonce qu'un vieillard qui s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle. Ce serait étonnant qu'il s'agît d'un proverbe africain où les cultures traditionnelles relèvent plutôt de l'oralité ; l'indétermination de l'origine plaide plutôt pour une invention européenne (coloniale ?). Mais là n'est pas l'essentiel.

Mon voisin de 88 ans se meurt. Une bibliothèque brûle. Plusieurs fois, il m'a raconté ses souvenirs de famille et de guerre mais il n'a jamais voulu que je l'enregistre, que je l'écrive. Encore il y a une quinzaine, juste avant qu'on ne l'hospitalise, je tentais ma chance : "allez, je vais chercher mon magnétophone". Et lui : "non, on se mettra sur la terrasse, cet été, je répondrai à toutes vos questions, mais m'enregistrer, pour quoi faire ? Ou alors il faudra payer cher, hein !" Il rigolait, moi aussi. Je n'allais pas dire : c'est pour réécouter toutes vos histoires quand vous serez mort, nous en souvenir, c'est pour la mémoire, pour votre voix, votre accent, pour ne pas oublier. Manque de courage, pas envie de briser la complicité d'un moment de chaleur dans sa cuisine, je me suis tue. Et c'est ici que je dépose les dernières traces.

Paul est né en 1925, en Moselle. A 17 ans, il travaillait déjà à la Poste. On était en 1942. Deux ans plus tôt, les Allemands étaient revenus. On les connaissait bien, dans la région, les Allemands. La grand-mère de Paul était née française en 1860. En 1870, après la défaite de Sedan et l'annexion, elle avait dû devenir allemande ; heureusement qu'elle parlait le patois mosellan, qui lui permettait de se faire comprendre et d'être comprise des administrations. Tout avait été germanisé, l'école, les boutiques, les services publics. En 1918, une génération plus tard, ses petits-enfants avaient pu grandir Français, parler français, ils aimaient la France, des patriotes. 

Et puis, 1939 était arrivé. Une catastrophe pour l'Alsace-Moselle, qu'on appelait alors Alsace-Lorraine. Pensez donc,  expliquait Paul, se planquer derrière la ligne Maginot, opter pour l'infanterie alors que les Allemands avaient depuis plusieurs années une technique en laquelle les Français ne croyaient pas : les chars groupés. Ils en avaient acquis des centaines pour tout écraser sur leur passage. Résultat, en 1940, nouvelle annexion, germanisation accélérée et totale. Les noms des rues changés, tout Metz qui se prononce MeTTz, à l'allemande (voilà pourquoi les locaux le prononcent "MeSS" maintenant). Les maîtresses d'école françaises remplacées du jour au lendemain par des équivalents d'Outre-Rhin. Les Français d'hier obligés aujourd'hui de saluer à l'entrée des services publics par un "Heil, Hitler". Paul avait compris très vite que son chef était un collabo, il disait toujours : "vous savez, la police, les gendarmes, c'étaient des Français. A Oradour-sur-Glane, c'était des Français aussi !"
En 1942, Paul avait 17 ans. Il menait sa vie d'employé des postes. Il parlait allemand suffisamment, grâce au patois mosellan. Un jour, un courrier était arrivé à la maison. C'est son père, qui lui avait annoncé, assis à la table de la cuisine, au retour de Paul du travail. Il pleurait. Paul aussi pleurait quand il racontait cette histoire. Il devait partir, pris par les Allemands, incorporé de force dans la Wehrmacht. C'était ça ou la famille serait arrêtée, emmenée loin, allez savoir. Alors, Paul était parti, du haut de ses 17 ans. S'en était suivi tout un périple à travers l'Europe, des combats en Grèce et en Yougoslavie, aux côtés des Oustachis, contre les partisans de Tito. Il disait qu'il avait eu de la chance, de n'être pas envoyé sur le front russe, tant de camarades n'étaient pas revenus de Stalingrad. Car on envoyait les Lorrains à Stalingrad, on se méfiait des Lorrains dans la Werhmacht, traîtres au Reich, voilà comment ils étaient perçus. Paul qui comprenait l'allemand l'avait souvent entendu.
Paul par miracle avait survécu. Il disait qu'il avait été obligé de tuer, apprendre à tirer au fusil, c'était lui ou moi, vous savez. Il savait comme en tant de guerre, les hommes deviennent des bêtes, des barbares. Il disait qu'ils n'apprennent rien du passé, les hommes, qu'ils sont capables de tout. Tant de fois, il avait dû marcher à pied, passer d'un front à l'autre, voir des camarades mourir. A la fin, au moment de l'armistice, après un passage au Danemark, il était aux Pays-Bas quand l'armée canadienne l'avait arrêté.  Avec d'autres, ce qui restait de la Wehrmacht, de la SS. Un coup de chance, si ça avait été des Français, ils l'auraient peut-être tué. Il avait mis plusieurs mois avant de pouvoir revenir chez lui, en Moselle.
Il était maigre, sale, une barbe longue. On était en 1945. De retour chez lui, son chien lui avait léché les mains, ça avait été le seul à le reconnaître tellement il avait changé. Le vieux père le croyait mort. Il avait pleuré quand enfin il avait compris qui il avait devant lui. Et Paul, à 88 ans, pleurait encore en racontant cette histoire.

Ensuite, dans l'après-guerre, pendant des années, les humiliations d'être un traître à la France, combattant sous l'uniforme allemand. Devoir demander à être réintégré dans la nation française, prouver ses origines, même la grand-mère qui en était à sa cinquième nationalité depuis 1860. Devoir supporter  ce qu'on disait des "Boches", des "casques à pointe" car c'est comme ça que souvent on appelait les Mosellans, surtout les Français de l'Intérieur qui attendaient bien tranquillement à l'arrière que ça se passe. Ca avait été dur, mais Paul était vivant, chez lui. Dans les années 80 seulement, on avait commencé à évoquer et reconnaître la souffrance des "malgré-nous".

 Il a vécu une vie tranquille. Il est retourné à la Poste, devenu facteur. La paix, enfin. Il a su passer outre l'amertume, il était profondément bon et profondément optimiste. Pacifique, toujours. Toute la rue le connaissait, c'était convivial entre voisins, surtout tant qu'elle est restée une impasse dans laquelle on pouvait installer tables et chaises. Bien sûr qu'il râlait contre la jeunesse et disait qu'il y avait des coups de trique qui se perdent, surtout ces dernières années.  Il racontait pour nous faire peur les maisons de correction de son enfance, là où on envoyait ceux qui ne marchaient pas droit. Il était partisan de méthodes musclées en matière éducative... Mais je ne l'ai jamais vu agressif ou méchant. Toujours le sourire. Toujours un Saint-Nicolas en chocolat pour les enfants le 6 décembre, toujours à rigoler quand il nous rapportait un ballon malencontreusement jeté dans sa cour, il faut bien qu'ils s'amusent ces gamins, comme il disait. Quant il était petit, il avait eu un ballon en tissu avec lequel il avait beaucoup joué, ceci explique peut-être cela. Et une orange à Noël, ça suffisait.


Merci, Paul, pour ces années de voisinage et de jardinage, d'amitié. Merci pour la leçon de vie.  


Maintenant on est 5 jours après, le 19 février et le téléphone a sonné. Paul est mort. Le cœur même très grand et très résistant a fini par lâcher sous la morphine. Au revoir, Paul, je vous embrasse bien fort.
Maintenant on est 11 jours après, le 25 février. Paul est enterré. Il a voulu sur son cercueil le drapeau européen, à côté du français, de la bannière "honneur et patrie". Il voulait la paix, Paul, c'était son message de départ. A l'église, on nous a lu une partie de sa lettre d'adieux qui disait : "j'ai rangé mes espoirs dans un tiroir et j'ai perdu la clé". Et plus loin, "au revoir, dans un monde d'amour et de paix".

jeudi 6 février 2014

Lire ma soeur

Martine a empaillé sa soeurQuand ma sœur m'écrit, c'est comme si je lisais une version déformée de moi-même. Une version moins sérieuse, plus pétillante et plus plaintive. Une version non expurgée, tous affects et séduction dehors. Une version à qui il manquerait quelques années de psychanalyse ? Une version avec l'aplomb et l'amour en plus ? Une version Champagne, tandis que moi c'est plutôt cidre.



Ma sœur m'écrit parce que ça ne va pas (quand elle va bien, c'est-à-dire la plupart du temps, elle n'écrit pas). Ca commence par les sms, ensuite on passe aux mails, souvent après encore le téléphone. Plaintes. Ras-le-bol, tu comprends, hein ? Mais oui, bien sûr, ma sœur, je comprends, je suis pareille, un peu plus dans la pénombre, c'est tout.

Ma petite sœur est pleine d'énergie et de joie de vivre. Charmante. Souriante. Rayonnante. Depuis toute petite, c'est une princesse. C'est elle qui obtenait les jouets qu'elle voulait quand elle voulait. Plus tard, qui passait des heures dans la salle de bain. Qui allait au café avec sa bande. Qui avait à ses pieds les mecs du lycée. Comme je le dis à mes enfants qui en rigolent de toutes leurs dents, tout le monde la connaissait et c'est à moi qu'on demandait qui j'étais, un comble pour une aînée. Parfois, maintenant que nous sommes quadras, je lui trouve des airs de poupée Barbie mal vieillie, comme défraîchie. Ca doit être la jalousie, je me dis. La jalousie d'être la moins jolie. Elle, elle n'est jamais prise en défaut sur les photos : toujours souriante, toujours l'air cool, les yeux bleus grands ouverts sur le monde, la blondeur tellement convaincante.

Ma petite sœur a un talent particulier : celui de s'entourer de dépressifs.  Parce que son but ultime, c'est d'être une reine, mais une reine spéciale, la reine des désespérés qu'elle s'emploie à rassembler et consoler. Elle porte consciencieusement ses fardeaux quotidiens : la directrice en burn out perpétuel qui s'épanche sur elle, les collègues qui ne font pas le boulot, le mari qui ne se plaît jamais où il est, la vieille amie devenue obèse qui lui fait pitié. Elle entre là-dedans comme d'autres à la piscine ou au cinéma. Explique à ces malheureux ce qu'il conviendrait de faire pour aller mieux.  Elle fait le clown pour les distraire, comme autrefois petite, elle faisait le clown et restait ainsi la petite préférée, la charmante, la souriante, la reine. Celle qui peut-être arracherait un sourire au père.

Dans le monde de ma sœur, les dépressifs un temps vont mieux, ils sont réchauffés par son soleil, espèrent guérir, que son sourire et son énergie fassent contagion. Ainsi elle existe. La vie coule, la vie cool.

Et puis un jour, la reine en a marre parce que les dépressifs malgré tous ses efforts ne guérissent pas. Elle ne leur arrache plus de sourire, doute de ses pouvoirs. Et si elle n'était pas la magicienne qu'elle croyait ? Elle se sent à son tour un peu déprimée. Alors, elle m'écrit. Je la lis attentivement. Je réponds des choses rassurantes, un peu toujours les mêmes, c'est un passage, ça va aller., tout s'arrangera. Un rien suffit à la faire redevenir locomotive, un brin de mer ou de soleil et ça repart, je la connais, ma sœur.

A la fin elle dit ou elle écrit : et toi, ça va ? Je réponds alors, en détails, mes amis mes amours mes emmerdes. Sérieusement, minutieusement, comme toujours. Inutile, elle n'écrit plus, préfère nous coller en photo sur Facebook. Plus le temps pour un e-mail. Jusqu'à la prochaine fois.

mardi 28 janvier 2014

Vénus Beauté Institut

Venus Beauté Institut
Vénus est amoureuse. C'est un peu le printemps avant l'heure, au Vénus Beauté Institut. Elle est toute souriante, on rigole comme toujours et même un peu plus. Elle est vraiment jolie aujourd'hui, l'élégance habituelle avec quelque chose de différent. Alors je demande, toute curiosité : "qu'est-ce que je vous souhaite, pour 2014 ?" Et elle, le regard bleu azur planté dans le mien, qui s'embue : "d'y voir clair".  Ah, je devine, il est revenu ? Oui, c'est ça, il est revenu, après des mois d'absence, comme à chaque fois. Un sale type ou l'homme idéal, on ne sait pas trop.

Dans ma tête, je chante.

Dis, quand reviendras-tu ?
Dis, au moins le sais-tu
Que tout le temps qui passe
Ne se rattrape guère
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus

Vénus est heureuse, amoureuse et jolie. L'amant est revenu, au diable le mari. Pas facile, quand même. Elle raconte comment il l'a retrouvée contre vents et marées, comme il l'aime toujours et elle aussi, elle raconte un peu gênée, un kleenex écrasé sans fin dans la main droite. Elle en fait une boule antistress, de son mouchoir, intérieurement je plains ce pauvre mouchoir écrasé avant d'être haché menu en miettes blanches minuscules. Quand elle était malheureuse, à l'automne, de l'avoir quittée, elle martyrisait déjà ce pauvre mouchoir, ou un de ses semblables. Comme je compatis. Comme elle est prise là-dedans, telle la mouche dans une toile d'araignée. Ma chère Vénus. Je lui dis de vivre, vivre et penser à elle ; elle sourit, elle s'émeut, dit oui d'une petite voix. Ajoute : vous savez, je lui ai posé mes conditions. Elle et moi, on sait que ce n'est pas tout à fait vrai, il est toujours plus fort, l'amour c'est comme ça, que voulez-vous, on ne pose pas de conditions. Je voudrais tellement pouvoir la protéger.


Comme si c'était possible. On n'apprend rien ni de soi ni des autres.


Ca finit toujours pareil.


Je tangue, je chavire, et comme la rengaine,
Je vais, je viens, je vire, je me tourne, je me traîne,
Ton image me hante, je te parle tout bas,
Et j´ai le mal d´amour, et j´ai le mal de toi

Ce que je préfère chez Barbara c'est après :


Je reprendrai la route, le monde m'émerveille
J'irai me réchauffer à un autre soleil
Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin
Je n'ai pas la vertu des femmes de marins


C'est tellement vrai.

dimanche 19 janvier 2014

Lire le chrono

chrono
Courir. Mettre les baskets, le chrono autour du cou, partir, même s'il fait froid ce matin. Allez, courage, ça va me faire du bien. La rue, le monsieur avec son chien, qu'est-ce qu'il a à s'approcher comme ça, pourvu qu'il ne me bouffe pas.  Faire comme si je ne l'avais pas vu. Ca y est, je suis au parc, en même pas 2 minutes. Des gens bêchent leur jardin, me regardent passer, je leur souris. Je foule le chemin du parc, tranquillement, passe le virage, rejoins la sortie latérale. Entendre mon souffle, souffler. L'inspiration, c'est automatique. Souffler, expirer par contre, ça compte, surtout au début, quand on n'a pas le rythme. Pas envie d'avoir un point de côté, alors je surveille.
Sortir du parc, tourner à droite, croiser des promeneuses, ne pas se laisser déconcentrer, souffler. Devant l'école, personne, c'est dimanche. Des oiseaux dans le ciel. Je me demande quand les oiseaux migrateurs passeront à nouveau, c'était tellement beau de les voir, de les entendre aussi, à l'automne. Comme c'est calme, ce matin. Les jeux d'enfants aussi sont désertés, il fait froid, et si je m'inscrivais à un cours de yoga à la MJC ? Venus m'a dit que c'était bien, mais je me connais, je ne prendrai pas le temps. Y aller, pourquoi pas, mais quand, plus de trou dans mon planning, je ne vais pas encore me rajouter des trucs. Je pense soudain à toi, tu me manques. Je passe le passage pour piétons, attaque la montée. Ca fait mal aux jambes. C'est toujours là que c'est le plus difficile, un peu de fatigue, de lassitude.  Les cuisses lourdes. Je pense à toi. Quand je suis lasse souvent je pense à toi. Quand je cours souvent je pense à toi. Après je pense au boulot, j'ai des trucs à finir, tenir le rythme. Puis je pense que j'ai envie de lentilles, en rentrant je cuisinerai des lentilles du Puy. Je vais peut-être m'arrêter, là, j'en peux plus, j'ai chaud, je suis en nage... et puis non, quoi, allez, t'es bien partie... Déjà 12 minutes, lis-je sur le chrono. Continuer. Monter l'escalier. Et voilà la descente, ouf. Souffler. Continuer à courir. Courir. Je suis bien là, enfin. Elle est mignonne, cette petite maison à droite. Tous ces petits vieux, dans le quartier, ils doivent tous se connaître.
Traverser la route. Monter encore un peu, le sentir dans les jambes. Redescendre. Retrouver le bruit de la ville. A gauche, il y a un petit chemin. La semaine prochaine, je passerai par là. Ca fait combien de semaines que je me dis ça, déjà ? Il faut croire que j'aime bien mon itinéraire habituel. J'ai fait un drôle de rêve, cette nuit, je me demande pourquoi j'enchaîne ces rêves où on me rejette. La semaine dernière, je n'étais pas sélectionnée pour un projet ; cette fois, j'entendais des collègues évoquer ma vacuité. Sans compter toutes les fois où je me réveille parce que je n'ai rien à dire devant un auditoire qui attend quelque chose de moi. J'ai l'impression d'avoir le moral mais ça ne va peut-être pas si bien que ça, je ne sais ce que l'inconscient cherche à me dire. Encore un chien, décidément c'est ma journée. Courir. Entendre mon souffle, mon cœur qui bat dans mes oreilles. Lire le chrono. J'en suis à combien de pulsations, il faudrait peut-être songer à acheter un cardiotensiomètre. Je ralentis devant la boutique. Tiens, la fleuriste a sorti de jolies primevères. Et des crocus. Et des jacinthes. Bientôt le printemps. Je suis bien contente qu'elle continue à présenter des choses dehors malgré l'écriteau qui indique qu'en raison de vols, la marchandise ne pourra plus être exposée à l'extérieur. Poursuivre, passer encore trois rues, le rond-point, l'église, revenir doucement vers la maison. En arrivant, je mettrai les lentilles à cuire et je prendrai un bain chaud et je m'enduirai de crème. 
 Lire le chrono, une dernière fois avant de l'arrêter. Pousser la porte. S'étirer. Se voir toute rouge et dégoulinante dans le miroir de l'entrée, mais ça ne fait rien, c'était bien.