mercredi 15 janvier 2014

Sorcière

J'aime les sorcières. Entrer dans un livre de sorcière. Jouer à en être une, se raconter qu'on jette des sorts, qu'on fait de la magie noire, bien noire. Se déguiser, se maquiller. Je possède aussi une marionnette-sorcière qui fait peur. Secrètement, ça m'amuse, même si je la cache quand des enfants arrivent, on n'est pas des sauvages.
 
Mais là, c'est chez les sauvages. On ne joue pas. On est en 1692. Maryse Condé reconstitue la vie d'une des sorcières de Salem, celle que l'histoire a oubliée, que même Arthur Miller (paraît-il) laisse de côté dans sa pièce, celle qui était noire, bien noire. Elle est née à La Barbade, sa mère a blessé un colon blanc qui allait la violer, alors elle a été pendue ; car une esclave ne doit pas blesser le maître, même si c'est lui l'agresseur. La petite fille a été recueillie par une sorcière, qui lui a transmis les savoirs ancestraux, les rituels, les prières, les sacrifices. La seule période heureuse de sa vie. Ensuite, l'amour - ou plutôt le désir, Maryse Condé appelle ça ouvrir les vannes du corps et libérer les eaux du plaisir - la rattrape. Il s'appelle John l'Indien, celui qui libère les eaux du plaisir. Et voilà Tituba embringuée par ce John l'Indien chez une maîtresse cruelle, puis vendue. Un destin terrible qui l'emmène de la Barbade au continent américain, jusqu'à Salem. La sorcière est ainsi prise dans la double logique meutrière de l'esclavage et du puritanisme américain. Elle survit, comme elle peut. Sa magie lui donne un peu de force, de rêve. Mais c'est aussi la magie, associée à sa couleur de peau, qui la conduit à un ostracisme radical de la part des rustres WASP de Salem et au procès. La prison est peut-être moins pire que sa vie de même pas bonne à tout faire des blancs.

Tituba pourtant essaie de vivre, de résister, de se souvenir de son enfance à La Barbade. Consolation des souvenirs d'enfance, mémoire d'insouciance. Et puis, la cuisine. Comme un réconfort, même dans l'infâme prison. Extrait :
"La nourriture la plus avariée est toujours trop bonne pour le prisonnier. Des carrioles amenaient dans la cour de la geôle des légumes dont l'odeur douceâtre ne laissait aucun doute sur la condition. Choux noirâtres, carottes verdâtres, patates douces bourgeonnant de mille verrues, épis de maïs charançonnés achetés moitié prix aux Indiens. Une fois la semaine, le jour du Sabbat, on offrait aux détenus la faveur d'un os de bœuf bouilli dans des litres d'eau et de quelques pommes séchées. Je préparais ces tristes aliments, retrouvant malgré moi le souvenir d'anciennes recettes. Cuisiner présente cet avantage que l'esprit demeure libre tandis que les mains s'affairent, pleines d'une créativité qui n'appartient qu'à elles et n'engage qu'elles. Je hachais toutes ces pourritures. Je les assaisonnais d'un brin de menthe poussé par hasard entre deux pierres. J'y ajoutais ce que j'avais pu tirer d'une botte d'oignons nauséabonds. J'excellais à confectionner des gâteaux qui bien qu'assez durs n'en étaient pas moins savoureux." (p. 185).

Et, plus bas, cette phrase sublime, tellement vraie :
"La mer, c'est elle qui m'a guérie". (p. 185). 
Maryse Condé a un style simple mais enlevé, elle parle le langage de la colonie, le langage de l'esclavage. Partageant cette langue, ainsi que les tribulations de la sorcière, on frémit plus qu'on espère. 
A la fin, Tituba finit par retourner à la Barbade mais on n'arrive pas à se réjouir parce que c'est encore le désespoir et la misère, là-bas. Il y a un épisode avec un Juif qui m'a particulièrement touchée, une petite douceur, qui m'en a rappellée d'autres avec un ami juif, autrefois. Pour le reste, j'ai eu honte d'être blanche, d'appartenir à ce monde qui a martyrisé les noirs pendant des siècles - et continue à le faire, plus discrètement désormais.
Un livre qui parle du colonialisme et des Juifs. En pleine affaire Dieudonné, drôle de coïncidence...

jeudi 2 janvier 2014

Confiteor

Confiteor, Jaume CabréConfiteor. Je confesse. J'avoue. Vous, Adrià Ardèvol i Bosch, héros de roman de Jaume Cabré, Espagnol pur sucre qui n'a jamais habité ailleurs que dans le quartier de l'Eixample de Barcelone, sauf pour quatre années d'études doctorales à Tübingen, je n'arrive pas à vous quitter. 771 pages et demie avec vous que j'ai fait durer autant que possible, deux semaines complètes, des heures de lecture et relecture, c'était bien, le meilleur livre que j'ai lu cette année. Bien plus qu'un livre, une lettre-confession, fleuve, à la mesure de votre destin, de notre destin d'Européens du XXème et XXIème siècles.

Pourtant, vous êtes un personnage assez odieux. Pas complètement odieux, mais isolé dans son monde, comme indifférent à ce qui vous entoure. C'est que vous portez une histoire lourde, un père prêtre défroqué, collectionneur fou de manuscrits et d'objets divers dont il a fait commerce, enrichi de manière louche par la spoliation de biens juifs ou le chantage auprès de nazis en fuite après la deuxième guerre mondiale. Un père assassiné et peut-être assassin. Une mère qui ne vous aimait pas. Des siècles aussi de barbarie en Espagne, les monastères, l'Inquisition, le franquisme, en Allemagne le nazisme. Tout cela pèse sur vos épaules, comme l'autorité de votre père, qui a fait de vous un savant multilingue et qui ne vous laissait jamais respirer. Comme celle de votre mère, qui vous rêvait en violoniste virtuose. Comme les convictions de votre unique amour, Sara, la femme juive qui veut réparer la Shoah, mais comment pourrait-elle, même en hurlant et suppliant de rendre aux juifs survivants ce qui leur a été volé dans les camps. Même en vous laissant derrière elle.
 
On ne sait pas trop où vous vous situez, vous, Adrià, dans tout ça. Dans votre appartement de l'Eixample. Au milieu de vos objets, le violon, les manuscrits inédits, les encyclopédies. Sans cesse, vous hésitez, même si vous devenez parfois un héros déterminé. Sans cesse, vous faites du mal, des petites bassesses, des lâchetés, parfois croyant bien faire, parfois seulement indifférent ou insensible. Pauvre Laura, pâle copie de Sara, que vous anéantissez à petit feu et sans même vous en rendre compte (Laura, c'est un peu moi). Plus on avance dans l'histoire, plus on comprend que vous êtes perdu même si vous parlez 13 langues et avez écrit trois livres majeurs en histoire de la pensée. 771 pages et demie de confession à l'automne de votre vie, 771 pages et demie d'émotion et de style. Quand vous vous êtes mis à mélanger les personnages et les époques,  Adrià Ardèvol-Jaume Cabré, je me suis dit : oui, le même malheur transcende les époques et les hommes. Quand vous avez répété certains passages, donnant l'impression qu'on a déjà lu ces paragraphes parce qu'effectivement on les a déjà lus, je me suis dit que vous étiez facétieux, Adrià-Jaume, à nous jouer des tours de mémoire, surtout après 300 et quelques pages, c'est pas déjà assez compliqué comme ça à suivre, votre histoire, qui pourtant avait commencé de façon tellement classique que je pensais que j'allais m'ennuyer.  Au fil du roman, la confusion mentale gagne le lecteur comme l'auteur et c'est ce qui fait qu'on pleure à la fin et qu'on ne sait plus où on en est. C'est ce qui fait qu'on aime Adrià Ardèvol. On devient Adrià et la maladie d'Alzheimer qui le consume et le tue et le rend en même temps enfin accessible, enfin dépouillé de ses défenses. L'esprit s'embrouille, fait tomber les faux-semblants patiemment érigés au cours d'une vie. Il faudrait parler de Bernat aussi, l'ami fidèle, le violoniste réussi et romancier raté, avec sa petitesse dans sa grandeur, ou bien est-ce l'inverse, la nature humaine n'est-ce pas. Tant de personnages. Tant d'Adrià. Un roman magnifique qui prend la forme d'une autobiographie, ou peut-être une autobiographie qui prend la forme du roman.
 
Toute notre petitesse et notre grandeur, c'est ça Adrià Ardèvol i Bosch. Confiteor.

dimanche 22 décembre 2013

Les années sandwiches

Les années sandwiches
J'entends dire : c'est une année qu'on va vite oublier, 2013 ! Oui, la crise, la misère, ras-le-bol, vivement la reprise, vivement un changement de gouvernement, vivement, vivement...  Et moi, qu'est-ce que j'en retiendrai, de 2013 ? Comme d'habitude. Pas de désagrément majeur, rien d'extraordinaire non plus. Des moments de boulot intense, des enthousiasmes intellectuels. Un échec professionnel cuisant, encore un. Quelques rencontres marquantes, une dans un aéroport, il y a peu, qui m'a laissé entrevoir une autre vie que la mienne. Des voyages, des TGV, des salles d'attente, des coups de fil, des sms, des tonnes de mails. Les relations épistolaires, qui me sont chères, qui m'accompagnent, me taraudent parfois. Une nostalgie amoureuse inguérissable, comme une maladie honteuse. Une vie de famille un peu chaotique, une vie tout court un peu chaotique, ne plus savoir où je vais, qui je suis, juste rester dans le mouvement... souvent, ça se résume à ça, rester dans le mouvement. Courses, lessives, dialogues quotidiens avec mon compagnon, crier contre les enfants, courir aux réunions, ne rien oublier surtout, ni les dîners entre amis, ni les rendez-vous d'orthodontie. Assurer, gérer, prévoir. Rattraper ce qui doit l'être quand je rentre de voyage. Ensuite je me retourne et je me demande : mais que reste-t-il de toute cette énergie débordante, que reste-t-il de ces levers matinaux et de ces couchers épuisés ? Pas grand chose. Rien du tout. C'est la fin de l'année et je ne peux pas me dire : cette année, j'ai accompli telle ou telle chose. Cette année est comme la précédente, c'est tout.  Ca se maintient. C'est déjà bien, diraient certains. 

Il y a très longtemps, j'avais lu ce roman : Les années sandwiches, de Serge Lentz (je ne me souvenais pas de l'auteur, heureusement que Wikipédia est là pour me rafraîchir la mémoire ; mais l'image de la couverture est celle-là, j'en suis certaine). Je ne me rappelle pas tellement l'histoire, juste d'un échange entre deux personnages, où l'un dit à l'autre quelque chose du genre : de temps en temps, il y a une année où il se passe plein de choses, on grandit, on s'enrichit, c'est l'année sandwich. Le reste du temps, il ne se passe rien, on attend.

Je retrouve même une citation, sur un site : 

« Parce que l’homme ne vit que quatre ou cinq années importantes dans son existence - le reste, c’est du remplissage et de l’attente. Quatre ou cinq années qui viennent s’intercaler dans la vie comme des tranches de pâté entre les morceaux de pain. Des années-sandwiches ! »

Je crois que ça fait bien 10 ans, que j'attends ma prochaine année sandwich... là j'ai des années pain,  avec leur lot de bons moments et de petits tracas. Je ne peux m'empêcher de rêver d'autre chose, dans des tentatives souvent désespérées, parfois pourtant je sens que j'y suis presque, à l'autre chose... Et l'espoir revient du pâté, car une fois qu'on y a goûté, même si c'était il y a 10 ans la dernière fois, et il y a 15 ans celle d'avant, on a envie d'en reprendre. Mais ce n'est que du pain, finalement, ce n'est pas mauvais d'ailleurs, on s'habitue, il y a un certain confort gustatif là-dedans.

Peut-être alors que 2014 sera une année sandwich... j'aimerais y croire, j'aime l'idée de l'espoir dans la nouvelle année, je l'entends dans la voix de mon père qui, à plus de 70 ans et en grand connaisseur de pâté, dit encore avec gourmandise, fort, au téléphone : "et puis, tu vois, une nouvelle année va commencer" !

dimanche 15 décembre 2013

Une année sans Michka

Michka
Cette fois, c'est foutu. L'enfance est finie. L'enfance de mes enfants. "On n'a plus 5 ans, maman", voilà ce que j'ai entendu en déballant les décorations de Noël et en retrouvant l'album du Père Castor au fond du carton. L'album tout vieux, avec mon nom écrit à l'encre bleue à l'intérieur, NOM en majuscules, Prénom en minuscules, une écriture appliquée qui devait être la mienne en ce temps-là.

L'an dernier, j'avais convaincu la plus jeune de lire une ultime fois cet album tout vieux avec moi.  Mais cette fois, c'est fini, Michka est dépassé. Bien sûr que c'était surtout par mimétisme que mes enfants étaient venus à la lecture de Michka. Après, le choix est devenu plus varié, des mangas aux DVD, Michka ne pouvait pas lutter.

Ca représente pourtant comme une tranche de vie qui s'efface. Adieu, petit Michka, adieu les récits allongés sur le canapé avec les petits pieds au chaud sur mon ventre ou les petites têtes au creux de mon épaule. Adieu les questions : mais pourquoi il part de sa maison, Michka ? C'est qui le renne de Noël, pourquoi c'est pas le Père Noël, qu'il rencontre ? Dis maman, tu pleures ? (mais non ma cocotte, j'ai les yeux un peu humides, c'est tout, c'est parce que j'ai baillé...). Noël continue, Apple est le nouvel ami qui remplace Michka. Nous cherchons chez lui des trêves dans le dur combat ; exigences scolaires, conflits sans fin pour les sorties, téléphones portables en non stop. Je déteste l'adolescence, j'ai détesté la mienne, je déteste celle de mes enfants qui n'en sont plus.

Pour la première fois depuis 15 ans je n'ai sorti Michka de sa boîte que pour moi, la maman, la lectrice, la petite fille d'autrefois. Ca m'a serré le cœur, un instant, un grand soupir s'est échappé de ma poitrine. Mais quand Michka s'est élancé dans la neige, levant haut les pattes, enfin libéré de la maison d'Elisabeth, j'ai senti le souffle de la liberté me reprendre. L'envie d'aller voir ailleurs. Comme quand j'avais 5 ans et qu'on me lisait cette histoire. Comme quand je voyage, parfois, tout là-haut dans les pays du Nord et que le vent frais de la Baltique me fouette les joues. Comme à chaque fois, quand je pense : vas-y, Michka. C'est tellement bon de manger du miel dans les bois. De faire la sieste sur un arbre. De rencontrer le renne.

Michka et moi, on va patienter un moment. Attendre la génération suivante pour peut-être entendre à nouveau les petits souffles attentifs et les rires. On s'en fiche, du temps qui passe, on a toute la vie devant nous. Bientôt 40 ans qu'on se fréquente à chaque Noël, pourquoi ça s'arrêterait.