Voilà, Annie Ernaux a le Nobel, ça illumine ma journée.
Bravo, Mme Ernaux. Merci l'ami de m'avoir prévenue. Et les lecteurs et lectrices, au boulot pour découvrir son oeuvre.
Une histoire poignante qui se passe en Chine. Un sinologue raconte, sous forme de roman, la vie de trois personnages secondaires de la vie du futur premier empereur de Chine, Zheng, le roi du royaume Qin. Trois personnages secondaires dans la vie du puissant monarque, mais centraux les uns pour les autres et pour les leçons de vie qu'ils enseignent, se déploient sous la plume informée et imaginative de François Cheng.
Ces trois personnages se rencontrent autour d'un verre, dans une auberge du royaume Yan. Chun-Niang, Dame Printemps, vendue par ses parents miséreux à des aubergistes (oui, oui, elle a des airs de Cosette, cette Dame Printemps), est abusée dès son plus jeune âge. Sa grande beauté la fait remarquer par le roi des Yan, le Prince Dan, dont elle devient la concubine, sans espoir de retour à la vie ordinaire.
Entre-temps, elle s'est liée à deux amis, Gao Jian-Li et Jing Ko.
Gao Jian-Li joue du Zhou, une sorte de cithare, un instrument auquel il a été initié par un maître qu'il n'a pu s'empêcher de suivre, dès l'enfance ("Quand le destin lance son oracle, les humains n'ont qu'à obéir. Je partis", p. 23).
Jing Ko est une sorte de mercenaire, qui a appris les arts martiaux, puis la sagesse qui aide à canaliser la violence.
Les trois amis s'aiment, comme le chante le choeur du livre:
"Noble amitié, noble amour. Heureux ceux qui connaissent les deux dans le même temps. Si l'amour enseigne le don total et le total désir d'adoration, l'amitié, elle, initie au dialogue à coeur ouvert dans l'infini respect et à l'infini attachement dans la non-possession. Les deux, vraie amitié et vrai amour, s'épaulent, s'éclairent, se haussent, ennoblissant les êtres aimants dans une commune élévation. Moment miraculeux".
François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 43
Par amour et amitié pour Chuan-Niang, pour la soustraire à son destin de concubine, Jing Ko s'engage dans la mission de tuer le roi Zheng, du royaume Qin, ce qui sauverait le royaume Yan. La mission est terrible, la suite du livre est tragique, il y a du sang, des larmes, des cadavres.
Mais surtout, il y a cet amour et cette amitié qui perdurent au-delà de la mort (l'amore), car les âmes errantes reviennent.
Gao Jian-Li le ressent :
"Comme il se dégoûte à rechercher encore de menus plaisirs physiques ! Il sait depuis longtemps que la saison de l'âme a commencé. L'âme ? C'est bien par elle que la vraie beauté d'un corps rayonne, c'est par elle qu'en réalité les corps qui s'aiment communiquent."
François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 97
Chun-Niang l'exprime :
"Non, je ne doutais pas que nous nous serions ré-unis, mais je pensais que ce serait après ma mort.
Or, la faveur nous est accordée. J'aimerais croire que la frêle bougie qu'est devenue ma vie consumée, bougie jamais éteinte, bougie qui n'est plus que flamme, ait éclairé le chemin du retour de mes aimés. Cet énigmatique chemin terrestre.
Alors que je suis encore ici sur terre, je vis cette expérience de partage avec les deux êtres que je porte en moi, partage qui a lieu à intervalles réguliers, durant les nuits de pleine lune. Nous avons refait ensemble notre parcours à trois, lumière et ténèbres entrelacées. Chacun a pu dire ce qu'il a vécu, ressenti. Chacun a pu tout dire, sauf l'indicible."
François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel/Le livre de poche, p. 113-114
Cela se termine par un long chant des âmes retrouvés. C'est beau. Et c'est la leçon : les âmes qui s'aiment se retrouvent au-delà de la mort. Soyez attentif.ve, à la prochaine pleine lune...
Le genre est assez standardisé. En entendant une amie me conter son histoire, j'ai eu envie d'écrire une telle chronique. C'est une fiction, bien sûr, car je ne connais pas les aboutissants ultimes de l'histoire... peut-être y'aura-t-il un jour un Happy End, mon amie en rêve, je crois.
Premier jour
J'arrive au restau du quartier, on a prévu un repas entre collègues. Je ne le connais pas, c'est un nouveau venu qui vient d'arriver dans un autre service que le mien. Il est beau, doux, intelligent, je me sens en confiance tout de suite. On papote, je le trouve charmant. Les mois suivants, on a peu l'occasion de se croiser, mais sur certains sujets, on travaille ensemble. Sur un gros dossier difficile qu'il me faut absolument mener à bien, il s'investit, me donne des conseils judicieux. Parfois, au téléphone, on parle de choses plus personnelles, mais il s'interrompt brutalement, coupe la conversation, prétextant quelque chose à faire. Je ne sais pas si nous sommes amis, je crois que oui mais je ne suis pas sûre. Parfois, il disparaît de longues semaines de ma messagerie et de ma vie.
L'été qui suit, je pense à lui, même quand je suis en vacances avec mon mari. Cela commence à m'inquiéter, j'en parle à des amies qui se moquent gentiment de moi et me rappellent qu'à notre âge, après toutes ces années de vie commune, oui on fantasme, c'est bien légitime. Je me dis qu'en effet, c'est un fantasme, mais bon, le collègue est marié avec enfants, je prends quelques distances. On se voit de temps à autre, c'est amical, il a l'air de passer un moment difficile dans sa vie personnelle, il se confie, je l'écoute.
Un matin d'hiver, il me téléphone et me dit tout à trac qu'il ressent pour moi quelque chose qui s'apparente à un sentiment amoureux. Qu'il préfère que je le sache parce qu'il a de la difficulté maintenant à travailler sur les sujets que nous devons prendre en charge, qu'il vaudrait peut-être mieux qu'on ne se voie plus pendant un moment. Je tombe des nues. Je suis émue, bouleversée. Je suis amoureuse comme une gamine de 15 ans. Je le lui dis.
On commence alors à se voir, plus intimement, quand le travail et les vies familiales le permettent, c'est-à-dire pas très souvent. Dans l'intervalle, on se téléphone, on s'envoie des messages tendres. Il nous arrive de travailler ensemble, les collègues ne se doutent de rien. En revanche, la relation bouscule de plus en plus ma vie conjugale. J'annonce à mon mari que je m'installerai prochainement seule. Je ne vois pas que mon amoureux ne fait pas la même démarche, de son côté, il est si séduisant, je suis aveuglée par l'amour. On se voit encore de temps en temps, mais je comprends que la relation avec moi n'est pas sa priorité, il a d'autres soucis et souhaite préserver son cadre familial et conjugal.
Dernier jour
C'est un jour de semaine, je pleure car il a encore évoqué le compartimentage de ses vies. Je lui crie et lui écris que je suis triste et en colère, je souffre de la situation, je souffre qu'il n'y ait pas d'avenir ensemble, je souffre de ne partager que des rendez-vous à la sauvette. Je suis tellement fatiguée. Je me sens tellement triste. Ma vie, ça ne peut pas être celle de la maîtresse qui attend en vain que son amant se libère de ses autres contraintes. Je suis en colère de me voir aussi naïve, prise dans un double triangle (un rectangle ?) qui heurte mes valeurs de cohérence et de loyauté. Je me rends compte que toutes les limitations étaient là depuis le début, que je n'ai pas voulu les voir parce que j'avais envie de croire que l'histoire serait longue et belle, qu'elle se vivrait au grand jour. Je me suis trompée. Finalement, je ne suis qu'une maîtresse de plus, de passage dans la vie d'un amoureux qui protège avant tout sa compagne de toujours. C'est très bien décrit dans le livre de la sociologue Marie-Carmen Garcia, Amours clandestines, Sociologie de l'extraconjugalité durable.
Comme souvent, l'amant répond avec retard. Lui aussi est fatigué et découragé, peut-être a-t-il cru un moment en cet amour, puis a perçu que c'était impossible. Le silence s'installe, c'est sans doute préférable, le chagrin étouffe les mots. Au travail, je fais le maximum pour continuer comme si de rien n'était, même si j'ai de la peine et plus de goût à rien. J'ai du mal à aller à la cantine ou en salle de réunion, je crains de le croiser.
Avec mon mari, c'est toujours le flou. Il m'a vue triste, il est resté à attendre que ça passe, je lui en suis reconnaissante. Mais je sens que je me suis détachée. J'essaie de me dire que c'est à ça qu'a servi cette histoire, me détacher. Formuler que j'ai envie de vivre seule.
De temps en temps, dans la vie, l'amour débarque et emporte tout sur son passage, c'est comme un tsunami, une grande vague sur laquelle on a du mal à surfer, on se noie, ca fait peur. Puis, quand le calme revient, on y repense avec nostalgie. Et la vague est toujours là, longtemps, dans le coeur et dans la tête. Toute cette eau fait pleurer, mais elle a coulé, purifié, élagué, redonné vie.
C'est un entrelacement d'histoires, à travers le temps et l'espace. Celle de Léo, immigré juif polonais à New York, qui dans son enfance et son adolescence, juste avant la deuxième guerre mondiale, a aimé une fille prénommée Alma.
Celle de Zvi, un ami perdu de vue de Léo, grâce et à cause de qui sera publiée l'histoire de Léo.
Celle d'une jeune Alma américaine, prénommée ainsi d'après la première Alma (sans le savoir) , qui renouera les fils des histoires précédentes avec l'aide de son frère, Bird, qui est persuadé d'être le Messie.
Tous les personnages sont attachants, y compris le père décédé d'Alma et Bird, David, un survivaliste avant l'heure ; leur mère, une intello évaporée ; leur oncle Julian, un type un peu paumé ; Misha l'ami russe d'Alma. La femme de Zvi, Rosa, qui sait si bien garder les secrets. Issac Moritz, l'écrivain qui est en fait le véritable héros de l'histoire. Et même Dieu.
De multiples détails rendent ces figures présentes, vivantes. Les réflexions sur la vie que sème Nicole Krauss sont très justes, finement observées. Elle sait le rapport au passé, aux souvenirs, à la transmission, ne se prive pas de le labourer en tous sens.
La construction du roman est habile, mais le style patchwork est encore meilleur : ça tient à la fois du récit, du journal intime, de la correspondance, de la prise de notes et du manuscrit en train de se faire, du rêve et de la réalité.
Bref, j'ai adoré.
Quelques extraits, pour me souvenir :
"Le moment était passé, la porte entre les vies que nous aurions pu avoir et les vies que nous avons eues s'était refermée à notre nez. Il vaudrait mieux dire, à mon nez. La grammaire de ma vie : empiriquement, à chaque fois qu'apparaît un pluriel, mettre un singulier."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 168
"Autrefois, il n'était pas du tout inhabituel d'utiliser un morceau de ficelle afin de guider des mots qui sinon auraient pu vaciller avant d'atteindre leur destination. Les gens timides avaient une petite pelote de ficelle dans leur poche, mais les personnes que l'on considérait comme des grandes gueules en avaient elles aussi besoin, puisque ceux qui ont l'habitude d'être écoutés par tout le monde sont souvent perdus quand il s'agit d'être écouté par une seule personne. La distance physique entre deux personnes utilisant une ficelle était souvent petite ; parfois, plus la ficelle était petite, plus le besoin de ficelle était grand.
La pratique d'attacher des gobelets à l'extrémité de la ficelle est venue bien plus tard. D'aucuns disent que cela vient du désir irrépressible de presser un coquillage contre une oreille afin d'entendre l'écho toujours vivant de la première expression du monde. D'autres disent que l'on doit cette pratique à l'homme tenant l'extrémité d'une ficelle qu'une jeune fille partie en Amérique avait déroulée d'une rive à l'autre de l'océan.
Quand le monde est devenu plus vaste et qu'il n'y eut plus assez de ficelle pour empêcher que ce que les gens voulaient dire ne disparaisse dans cette immensité, le téléphone a été inventé.
Parfois, il n'y a pas de longueur de ficelle suffisante pour dire les choses qui ont besoin d'être dites. Dans ces cas-là, tout ce que peut faire la ficelle, quelle que soit sa forme, c'est guider le silence de quelqu'un."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 214
"Lorsque nous allions nous baigner dans l'océan, j'observais son corps quand il plongeait dans les vagues et je ressentais à l'estomac quelque chose qui n'était pas une douleur mais autre chose."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 263
"Il apprit à vivre avec la vérité. Pas à l'accepter, mais à vivre en sa compagnie. C'était comme s'il vivait avec un éléphant. Sa chambre était minuscule et, chaque matin, il devait se glisser le long de la vérité simplement pour se rendre à la salle de bains. Pour atteindre l'armoire et sortir des sous-vêtements, il lui fallait passer à quatre pattes sous la vérité, en priant pour qu'elle ne choisisse pas ce moment précis pour s'asseoir sur son visage. La nuit, quand il fermait les yeux, il la sentait planer au-dessus de lui."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Gallimard/Folio, 2006, p. 297