jeudi 11 janvier 2018

La fin de l'homme rouge, Svetlana Alexievitch

Livre magistral. Une claque politique pour qui s'intéresse à la fin de l'URSS, qui cherche à comprendre la Russie d'aujourd'hui, Poutine, les oligarques et la guerre en Tchétchénie, ou le conflit du Haut-Karabagh. Une claque émotionnelle pour tous ceux qui sont sensibles aux fins, aux moments de transition d'un monde à l'autre.

Il s'agit moins d'un roman que d'un recueil de témoignages agencé de façon à montrer la réalité soviétique, ses bonheurs et ses horreurs, et l'abîme qu'a représenté la fin de cette réalité. Les illusions perdues. L'impression de se faire avoir à tous les coups, de subir et souffrir. Continuer malgré tout. Continuer parce que les petites gens toujours continuent. Parce que c'est la grandeur et le destin du peuple russe.

Une longue complainte russe, rude, cruelle, dont on ne voit pas la fin... ça dure près de 700 pages, quand même.




Extraits :

"... Dès qu'on a donné un peu de liberté, on a vu surgir de partout le mufle de la bourgeoisie. Pour Akhromeïev, un ascète et un homme désintéressé, cela a été un choc. Un coup en plein coeur. Il n'arrivait pas à croire que le capitalisme pouvait s'installer chez nous. Avec notre histoire soviétique, avec notre peuple soviétique... (Une pause). Je revois encore des scènes... Une jeune fille blonde qui se promène dans la datcha de fonction où il vivait avec sa famille de huit personnes, en criant : "Non, mais regardez ça ! Deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ! C'est qui, ce maréchal Akhromeïev, pour avoir deux réfrigérateurs et deux téléviseurs ?" Maintenant, on ne dit plus rien, on ne parle plus de ce genre de choses... Question datchas, appartements, voitures et autres privilèges, tous les anciens records ont été battus depuis longtemps... Des automobiles de luxe, des bureaux meublés à l'occidentale, des vacances non en Crimée, mais en Italie... Nous, dans nos bureaux, nous avions des meubles soviétiques, et nous nous déplacions dans des voitures soviétiques. Nous portions des costumes et des chaussures soviétiques. Khrouchtchev venait d'une famille de mineurs... Kossyguine était d'origine paysanne... Comme je l'ai déjà dit, ils étaient tous issus de la guerre. Leur expérience de la vie était limitée, bien sûr. Il n'y avait pas que le peuple qui vivait derrière un rideau de fer, les dirigeants aussi... Nous étions tous comme dans un aquarium.  (Une pause).  Encore une fois... Peut-être que c'est un petit détail, mais la disgrâce du maréchal Joukov, après la guerre, n'était pas due seulement à la jalousie de Staline pour sa gloire, mais aussi à la quantité de tapis, de meubles et de fusils de chasse qu'il avait rapportés d'Allemagne et qu'il entreposait dans sa datcha. Même si toutes ces richesses auraient pu tenir dans deux camionnettes... Mais un bolchevik ne pouvait pas posséder autant de choses... Cela paraît ridicule, maintenant".

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 191-192



"Le camp, pour eux, c'était un travail ! Ils étaient des fonctionnaires ! Et vous venez me parler de crimes ! De l'âme et du pêché. Ceux qui étaient enfermés, c'était le peuple. Et ceux qui les envoyaient dans les camps et qui les gardaient, c'était aussi le peuple, pas des occupants ni des gens venus d'ailleurs, non. Le même peuple, le nôtre. Notre peuple à nous. Maintenant, tous le monde a enfilé sa tenue de bagnard. Ils sont tous des victimes. Le seul coupable, c'est Staline... mais réfléchissez un peu... C'est une simple question d'arithmétique. Ces millions de zeks, il fallait bien les traquer, les arrêter, les interroger, les transporter, leur tirer dessus s'ils sortaient des rangs. Il y avait bien des gens pour le faire ! On les a bien trouvés, ces millions d'exécutants..."

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 373



Des Tadjiks vivant à Moscou :
"_ C'est bien Moscou, il y a beaucoup de travail ici. Mais on a tout le temps peur. Quand je marche dans la rue tout seul, même pendant la journée, je ne regarde jamais les jeunes dans les yeux, ils seraient capables de me tuer. Il faut prier tous les jours...
_ Dans mon train de banlieue, trois types se sont approchés de moi... Je revenais du travail. "Qu'est-ce que tu fous ici ? _ Je rentre chez moi. _ C'est où, chez toi ? Qui t'a demandé de venir ici ?" Ils ont commencé à me taper dessus. Ils criaient : "la Russie aux Russes ! Vive la Russie"."

La fin de l'homme rouge, Actes Sud/Babel, p. 556